Le Mentor

Édition :

Benjamin Rubin est un vieil écrivain acariâtre en manque d’argent, amateur de whisky et de jolies femmes, qui a écrit son chef d’œuvre à 24 ans et depuis pas grand-chose. Il a été embauché par une fondation culturelle pour servir de mentor pendant une semaine à Martin Wegner, un jeune phénomène littéraire en pleine ascension, considéré par la critique comme « la voix de sa génération ». Ces deux egos démesurés vont-ils réussir à collaborer ou l’affrontement est-il inévitable ?
Loin d’être pédante, la pièce est au contraire très tonique et drôle, les dialogues sont étincelants et les enjeux entre les deux hommes, qui vont bien au-delà de la qualité littéraire de leur travail respectif, ne se révèlent que petit à petit, maintenant le lecteur et le spectateur en haleine jusqu’au bout.
Le Mentor a été créé en 2012 au Theater in der Josefstadt à Vienne dans une mise en scène de Herbert Föttinger et, dans sa version anglaise traduite par Christopher Hampton, en 2017 au Vaudeville Theater à Londres, dans une mise en scène de Laurence Boswell avec F. Murray Abraham dans le rôle de Benjamin Rubin.

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Daniel Kehlmann

Le Mentor

(Der Mentor)

Traduit de l’allemand par
Silvia Berutti-Ronelt et Hélène Mauler

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Benjamin Rubin, un homme d’environ soixante-dix ans

Martin Wegner, un homme au début de la trentaine

Gina Wegner, sa femme, du même âge que lui

Erwin Wangenroth, un homme d’environ quarante ans

Acte I

Le jardin d’une maison de maître Art nouveau décrépite, quelque part à la campagne. Des arbres, quelques chaises de jardin, une table. À l’arrière-plan, le bord d’un étang envahi par les joncs.

Martin Wegner se tient à l’avant-scène et lit, une vingtaine d’années après les événements de la pièce, un discours écrit sur un papier.

Martin. L’oublier ? Oublier le grand Benjamin Rubin, le maître, mon ami ? Aujourd’hui, Mesdames et Messieurs, à l’heure où je reçois ce prix qui porte son nom, les souvenirs reviennent en force. (Derrière Martin, Erwin Wangenroth et Benjamin Rubin arrivent dans le jardin.) Nous deux, nous n’avions pas besoin de mots pour nous comprendre, parce que les mots étaient notre vie à tous deux.

Wangenroth. La météo est avec nous, Monsieur Rubin. Voici notre jardin.

Rubin. — La météo est un phénomène que l’on surestime. L’essentiel, c’est de pouvoir s’asseoir.

Il s’assied sur l’une des chaises.

Martin. N’est-il vraiment plus de ce monde, depuis si longtemps ? Les encyclopédies l’affirment. Mais mon âme refuse de le croire.

Wangenroth. Avez-vous fait bon voyage ?

Rubin. — Il n’y a pas de bons voyages. Il n’y a que des voyages dont on réchappe.

Wangenroth. Votre vol... ?

Rubin. — En retard. Et votre chauffeur fumait.

Martin. Entre nous, il n’y avait pas de fossé, de distance des générations. Il n’y avait que des questions et des réponses, de lui à moi, comme de moi à lui.

Wangenroth. Mais vous auriez pu lui demander

Martin. Il n’y avait, en un mot comme en cent, dès le départ que notre amitié.

Martin les regarde encore tous deux pendant quelques instants, puis il part.

Rubin. — Bien sûr que je lui ai dit d’arrêter. Mais le mal était fait, il avait fumé à l’aller, la voiture puait comme l’enfer. Vous ne pouvez pas employer des chauffeurs qui fument !

Wangenroth. Cela m’est très désagréable.

Rubin. — J’ai fumé moi-même pendant des années. Mais j’ai su quand il était temps d’arrêter.

Wangenroth. Je suis vraiment —

Rubin. — Il y a trente ans, personne ne vous aurait pris au sérieux si vous n’étiez pas fumeur. Aujourd’hui, les seuls à fumer encore sont les gens qui traînent dans les gares à boire des bières, alors qu’ils ne vont nulle part. Vous fumez ?

Un temps : une seconde d’effroi.

Wangenroth. Non.

Rubin. — Vous voyez ! Vous êtes un jeune homme raisonnable, Monsieur... ?

Wangenroth. Wangenroth. Erwin Wangenroth, avec un h à la fin.

Rubin. — Concernant ma chambre. Je ne suis pas quelqu’un d’exigeant. Mais il me faut encore deux serviettes. Un verre, une carafe d’eau. J’ai deux cents comprimés à avaler chaque jour. De l’eau minérale, s’il vous plaît ! Je sais, l’État prétend que ce qui sort du robinet, c’est buvable. Mais j’ai déjà entendu des États prétendre beaucoup de choses.

Wangenroth. Certainement.

Rubin. — Et aussi deux oreillers. Et une couverture. Une couette, pas un plaid. Certains plaids vous donnent l’impression qu’un cheval est mort dessus. Et le tapis doit disparaître. Les tapis me font éternuer. Et puis la télé. Vous notez ?

Wangenroth. Je m’en souviendrai. Qu’a donc la télé, elle ne fonctionne pas ?

Rubin. — Vous êtes sûr ? Les serveurs au restaurant aussi vous disent toujours qu’ils s’en souviendront, et après ils doivent revenir et demander, et après ils oublient quand même la moitié ou apportent n’importe quoi.

Wangenroth. Je ne suis pas serveur. Qu’a donc la télé ? Nous venons de l’acheter, elle devrait fonctionner.

Rubin. — Qu’elle dégage.

Wangenroth. Vous ne voulez pas de télé ?

Rubin. — Premièrement, les télés, ça émet des rayons comme des centrales atomiques. Deuxièmement, citez-moi une pensée, un poème, rien qu’une ligne, quoi que ce soit de valeur qui ait été créé dans une chambre avec télé !

Wangenroth. Eh bien par exemple

Rubin. — Vous voyez ? Dehors. Et une bouteille de whiskey sur la table de nuit. Du Cragganmore, si possible.

Wangenroth. Pardon ?

Rubin. — Craggan... Écoutez bien. Les Lowland Malts sont très doux, légers, plutôt ennuyeux. Les Highland Whiskeys sont fumés comme du goudron liquide, du smog à boire. Les Speysides viennent de la frontière entre les hautes et les basses terres. La Spey traverse les Highlands orientales, puis descend vers Balmoral, ce que les bons Écossais ne lui pardonnent pas. Mais cette région nous offre les whiskeys les plus équilibrés. Le Cragganmore est de tous le meilleur.

Wangenroth. Nous avons encore une bouteille de Johnny Walker quelque part.

Rubin. — Oh Seigneur. (Un temps.) Eh bien, le génie en herbe est-il déjà là ?

Wangenroth. Monsieur Wegner et son épouse sont arrivés il y a une heure.

Rubin. — Ça va durer une semaine ? Sept jours ?

Wangenroth. Cinq. Une semaine ouvrable.

Rubin. Je ne suis pas comptable. Je n’ai jamais été employé nulle part. Si vous dites une semaine, moi je pense sept jours.

Wangenroth. Vous pouvez volontiers rester sept jours.

Rubin. Et quoi encore. Au fond, c’est votre idée tout ça ?

Wangenroth. L’idée de notre Conseil de fondation. Les projets de mentoring sont très en vogue actuellement.

Rubin. Les projets de « mentoring » !

Wangenroth. L’idée ne vous plaît pas ?

Rubin. Le mot ne me plaît pas. Pour l’idée, vous me payez bien, donc elle me plaît.

Wangenroth. Je ne peux pas imaginer qu’un Benjamin Rubin accepte seulement pour l’argent.

Rubin. Imaginez-le sans hésiter. Il est ici avec sa femme ?

Wangenroth. Une historienne de l’art. Elle travaille pour le Musée national.

Rubin. Intéressant. Les femmes qui ont étudié l’art. Enfin à mon époque... ! Intéressant.

Wangenroth. Monsieur Rubin, permettez-moi de saisir l’occasion de vous dire combien votre œuvre compte pour moi.

Rubin. Oh.

Wangenroth. J’ai lu votre pièce alors que j’étais encore à l’école, et —

Rubin. Laquelle ?

Wangenroth. « Le Long chemin », bien sûr.

Rubin. J’ai écrit d’autres pièces. Neuf. Plus deux romans. Et douze scénarios.

Wangenroth. Certainement, mais « Le Long chemin » était... Comment dire, c’était pour moi...

Rubin. Quand les gens me disent que je n’ai pas écrit une deuxième pièce comme celle-là, je réponds, peut-être, mais personne d’autre ne l’a fait non plus.

Wangenroth rit. Il sort un petit livre de poche et un stylo.

Wangenroth. Je ne me permets pas ça d’habitude, mais — vous voulez bien ?

Rubin. Donnez. Je l’ai fait si souvent, les exemplaires que je n’ai pas signés sont des raretés recherchées. Vous m’avez bien dit Wangenroth ?

Wangenroth. Vous pouvez écrire « pour Erwin ». D’ailleurs je préfère.

Rubin. Avec un h à la fin ?

Wangenroth. Oui. Wangenroth avec un h à la fin.

Pendant que Rubin écrit dans le petit livre arrivent Martin et Gina Wegner.

Martin. Monsieur Rubin ? (Rubin, tout à sa dédicace, ne semble pas le remarquer.) Doctor Livingstone, I presume ?

Rubin rend le petit livre de poche à Wangenroth. Alors seulement, avec une lenteur presque provocante, il se tourne vers Martin.

Rubin. Livingstone ? Quoi ?

Martin. Juste une plaisanterie.

Rubin. Livingstone ?

Martin. Quand Henry Morton Stanley, le célèbre explorateur, rencontra Livingstone dans la forêt vierge alors qu’il était porté disparu, il dit... juste une plaisanterie. Sans grande importance.

Rubin. Il dit : « juste une plaisanterie » ?

Martin. Il dit : « Doctor Livingstone, I presume. »

Rubin. Et ?

Martin. Une plaisanterie. Juste en passant. Ravi de vous rencontrer !

Il tend la main à Rubin, qui la prend avec hésitation.

Rubin. On entend beaucoup parler de vous.

Martin. J’ai du mal à le croire.

Rubin. Et...

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