Daniel Kehlmann
Le Voyage
du St. Louis
(Die Reise der Verlorenen)
Traduit de l’allemand par
Juliette Aubert-Affholder
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Première partie : le voyage
Schiendick, seul. Il s’adresse au public.
Schiendick. — Bonsoir, je me présente. Je m’appelle Otto Schiendick et je suis nazi. (Un temps.) Non, pas au sens figuré. Je ne veux pas dire que je suis nationaliste et que je n’aime pas les Juifs, même si c’est une évidence. Je suis littéralement un nazi, membre du NSDPA, numéro ١٠ ٦٥٣ ٢٧٤. Mon métier, c’est steward en deuxième classe à bord du paquebot St. Louis, qui appartient à la compagnie Hapag. Ce n’est pas un métier de rêve, mais pas d’inquiétude, je vais gravir les échelons, je ne suis pas nazi pour rien. Je suis le chef de la section locale du parti nazi à bord. Vous l’ignorez sans doute, mais les bateaux ont leur propre section locale. J’ai fait arrêter l’ancien capitaine. Il a dit quelque chose que je ne tiens pas à répéter au sujet de notre Führer, maintenant il est en camp de concentration. Le nouveau capitaine, un type rigide que je n’apprécie pas du tout, sait au moins à quoi s’en tenir. (Un temps.) Nous sommes en ١٩٣٩. Tout de suite, vous vous estimez heureux, n’est-ce pas, de ne pas avoir connu cette époque. La grâce d’une naissance postérieure, bla-bla-bla, la grâce qui vous épargne la question de savoir si vous êtes quelqu’un comme moi. Parce que je suis vraiment un sale type. Mais pas la version intéressante, démoniaque. Non, je suis un pauvre minable envieux qui a soudain la possibilité de se venger. Et vous, touché par la grâce d’une naissance postérieure, vous êtes peut-être en train de vous demander : « Qui sait comment j’aurais agi ? » Je vais vous avouer quelque chose : si vous ne le savez vraiment pas, alors vous le savez déjà. Vous auriez agi comme moi. (Un temps.) Cette histoire est vraie. Nous avons tous existé. Y compris moi, Otto Schiendick. Et maintenant nous sommes tous morts, peu importe de quel bord nous étions. Sauf que ce n’est pas égal. Ça importe toujours, de quel bord on est.
***
Le bureau hambourgeois d’Holthusen, le directeur de la Compagnie. Devant lui, le capitaine Gustav Schröder en uniforme.
Holthusen. — Cher monsieur Schröder, il faut qu’on parle.
Schröder. — En effet, monsieur le consul. Je suis censé commander le St. Louis, mais je suis déjà en train de perdre le contrôle du bateau. Des éléments aux motivations politiques se sont infiltrés de tous les côtés. Mon steward Schiendick...
Holthusen. — Le St. Louis ne va pas faire une traversée normale. Ce sera un voyage spécial. Nous sommes complets.
Schröder. — Complets ?
Holthusen. — Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Un millier de passagers ! Un voyage spécial, un accord spécial. Un marché qu’on a pu conclure. Concernant... des Juifs.
Schröder. — Pardon ?
Holthusen. — Des réfugiés. Pas d’inquiétude. Des gens tout à fait normaux. Ils veulent quitter l’Allemagne et le ministère a décidé d’autoriser leur départ.
Schröder. — Comme ça ?
Holthusen. — Qu’est-ce que j’en sais, c’est de la politique, cela ne nous intéresse pas. Nous gérons une compagnie de transport maritime et elle a besoin de commandes !
Schröder. — Dans ce cas, il est d’autant plus urgent de lutter contre l’infiltration de l’équipage ! Je ne peux pas remplir un bateau de réfugiés juifs tout en ayant des éléments qui harcèlent mes passagers !
Holthusen. — Bah, pas besoin d’en faire tout un ciné...
Schröder. — Ce n’est pas du cinéma, monsieur le consul ! Quant à mon steward, le chef de la section locale, il est visiblement prêt à...
Holthusen. — N’en parlons plus.
Schröder. — Mais il faut qu’on en parle !
Holthusen. — Non, capitaine Schröder, il ne faut pas, et on ne doit pas non plus !
***
Sur la passerelle du St. Louis dans le port de Hambourg. Babette Spanier et son mari Fritz, dans leurs plus beaux vêtements. Ils s’adressent au public.
Babette Spanier. — Un vieil ami de famille nous a conduits jusqu’au quai. Il s’avéra qu’il faisait partie de la SS, il avait un chauffeur et une voiture avec des fanions à croix gammées. Comme c’est bizarre, m’a dit mon mari. Mon mari, le Dr. Spanier, le célèbre médecin. Il ne m’aimait plus, nous le savions tous les deux, mais c’était un type correct, il a tout fait pour qu’on puisse quitter le pays à quatre, lui, moi et nos deux filles, après six années de persécutions. L’ami qui nous a conduits jusqu’au quai a dit deux fois : « Vous êtes des gens convenables. Vous n’êtes pas comme les autres. » Il voulait dire les autres Juifs, vous n’êtes pas comme ça, voilà pourquoi il nous a conduits lui-même jusqu’au quai. Pour qu’il ne vous arrive rien, a-t-il dit. Nous l’avons remercié, évidemment. Nous nous étions faits beaux.
Fritz Spanier. — Car nous avions encore notre dignité. Nous ne voulions pas ressembler à de pauvres réfugiés. (Aaron Pozner entre en scène. Il a le crâne rasé et l’air exténué. Ses vêtements sont déchirés, il a le visage en sang. Fritz Spanier, désignant Pozner :) Nous ne voulions pas ressembler à... un type comme lui.
Pozner, au public. — J’ai passé deux semaines à Dachau. On m’a souvent tabassé, j’ai failli mourir de faim. Ma famille s’est planquée, ma femme et mes deux enfants, je suis professeur d’hébreu, je ne peux plus en vivre, bien sûr. J’ai réservé cette traversée pour moi avec mes dernières économies. C’est la seule chose que je puisse faire pour ma famille. Là-bas, je pourrai travailler, gagner de l’argent et les faire venir d’une façon ou d’une autre. C’est mon espoir. Le seul. Qui sait si ce sera possible. En allant au port, je me suis fait battre par des types de la Gestapo. On voit à mon crâne rasé que j’étais en camp. Je me suis caché dans une décharge pour la nuit. Du coup, je sens mauvais. (Un temps.) Je m’appelle Aaron Pozner. N’étant pas des personnages inventés, nous ne sommes pas tenus de ménager le suspense. Je ne reverrai jamais ma femme ni les enfants. Seul mon journal me survivra. Voilà pourquoi on connaît mon histoire.
Max Loewe et sa femme Elise entrent en scène. Ils s’adressent au public.
Max Loewe. — Je m’appelle Max Loewe, je suis avocat, et voici ma femme Elise. J’étais en camp de concentration, je boite depuis. Nous avons réservé cette traversée, mais je ne pense pas qu’ils nous laisseront fuir. Ils font comme si, mais ils ne le feront pas, nous ne quitterons jamais l’Allemagne. Je le sens.
Elise Loewe. — Je ne voulais pas partir. Je ne connais que l’Allemagne. Qu’est-ce que j’irais faire ailleurs ? J’ai toujours cru que cela passerait comme une vision d’horreur. Mais je me suis rendue compte que Max n’était plus le même. Et que si nous n’émigrions pas, il allait mourir.
Max Loewe. — Au fait, je vais survivre. De la façon la plus étrange qui soit. Je vais survivre parce que j’atteins le point où je veux vraiment mourir. Vous allez voir.
Un homme muni d’un appareil photo entre en scène.
Babette Spanier. — Il y avait des photographes au port. Pendant que nous montions à bord, ils ont fait des photos. Surtout de moi, de mon mari et de nos filles parce que nous étions bien habillés. Le Stürmer les a publiées sous le titre : « Une comédie diabolique ».
Max Loewe, dépliant un journal et lisant à voix haute. — « Émigrants juifs en larmes sur un paquebot transatlantique. Tout va très bien pour eux. Mais à l’étranger, ils jouent les pauvres Juifs innocents et persécutés. »
Le photographe les éblouit sans arrêt avec le flash. Le capitaine Schröder entre en scène.
Schröder, au photographe. — Qu’est-ce que vous faites ?
Le photographe. — Je viens du ministère de la Propagande.
Schröder. — Quittez mon bateau !
Le photographe hésite.
Schröder. — Dehors !
Le photographe montre les dents, brandit l’appareil comme une arme, fait une photo de Schröder, recule et sort.
Pozner. — Quand je suis monté à bord, un steward m’a salué et il a pris mon sac. Je me suis dit qu’on allait me le voler, une fois de plus, mais il voulait juste le porter ! Puis il m’a escorté à ma cabine. C’était comme dans un rêve fébrile. Ma propre cabine, et personne pour me frapper en chemin, personne pour me traiter de sale Juif. J’aurais presque pu me sentir bien. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser à mes enfants.
***
Le consul Holthusen, seul dans son bureau de la Compagnie. Il s’adresse au public.
Holthusen. — La bureaucratie : l’autorisation pour notre traversée émane directement de l’Office central de la sûreté du Reich, une nouvelle administration dirigée depuis peu par un jeune homme, Adolf Eichmann. Ce n’est pas la première fois. Ces deux dernières années, nous avons déjà eu l’autorisation d’envoyer à l’étranger des paquebots remplis de Juifs, une fois à Shanghai, une fois en Amérique du Sud. Ça a toujours été rentable.
Otto Schiendick entre en scène. Il s’adresse au public, sans tenir compte de Holthusen.
Schiendick. — Je ne suis pas seulement steward et chef de la section locale, je suis aussi espion. Pas mal, non ? Un vrai agent secret. Ça ne s’invente pas. Le contre-espionnage m’a chargé de récupérer trois microfilms à La Havane, de les faire passer en douce sur le bateau et de les ramener à Hambourg.
Holthusen. — La bureaucratie : nos passagers juifs, contrairement aux autres, payent toujours plein tarif pour un aller-retour. Nous ne vendons pas d’aller simple aux Juifs. C’est notre politique commerciale. Il faut donc ajouter chaque fois deux cent trente reichsmarks pour le retour. Financièrement, c’est une bonne affaire parce qu’aucun Juif ne veut jamais revenir, si bien que nous vendons le plus de billets aller-retour à des gens qui ne rentreront en aucun cas ! Mais comme nous sommes une entreprise décente, nous remettons aux Juifs qui débarquent une attestation certifiant que la somme payée pour leur retour est bloquée sur un compte, auquel ils ont bien entendu accès. À partir du moment où ils rentrent en Allemagne.
Schiendick. — Ce qu’ils ne feront jamais !
Holthusen. — C’est leur affaire. En tout cas, s’ils veulent rentrer, ils ont un billet. Dans le cas contraire, ils peuvent revenir – à leurs frais évidemment – et se faire rembourser le billet non utilisé. Donc : quatre cents passagers de première classe, chacun déboursant huit cents reichsmarks, auxquels s’ajoutent cinq cents passagers en classe touriste à six cents reichsmarks par tête. À une époque où les gens n’aiment pas trop voyager vu le contexte politique, cela représente un profit que nous ne pouvons pas refuser en tant qu’entreprise !
On entend la sonnerie d’un téléphone. Schiendick sort.
Holthusen. — Holthusen à l’appareil.
Morris Troper entre en scène.
Troper. — Ici Morris Troper. (Au public :) Directeur européen de l’American Jewish Joint Distribution Committee. Nous aidons les réfugiés.
Holthusen, malgré lui. — Nom d’une pipe. (S’efforçant d’être aimable :) Oh, monsieur Troper ! Il fait quel temps à Londres ?
Troper. — Je n’ai pas encore regardé par la fenêtre. Dites donc, Holthusen, votre bateau, là, il a bien le droit d’accoster à Cuba ?
Holthusen. — Pourquoi n’aurait-il pas le droit d’accoster à Cuba ?
Troper. — Peut-être parce qu’il transporte un millier de réfugiés ?
Holthusen. — Et...