ACTE I
Le rideau se lève sur le salon d'une maison bourgeoise. Il comporte 3 issues : une porte au fond donnant sur un vestibule, une porte à droite menant aux appartements, et une porte à gauche ouvrant sur le bureau de monsieur Langevin.
Les éléments indispensables au décor sont : à droite, un fauteuil et à gauche, une chaise et une table sur laquelle se trouvent une minichaîne, un téléphone, des cassettes audio et une carte postale.
Scène 1
- et Mme Langevin, Elise
Monsieur Langevin entre par la porte du fond. Il arrive tout droit de son usine. Il semble fatigué. Il sort de sa mallette un journal qu'il pose sur la table. Toujours muet, il retire son manteau et va porter celui-ci ainsi que la mallette dans son bureau.
Il revient sur scène, se décontracte, descend vers la table à gauche et insère dans la minichaîne une cassette de musique romantique (Par exemple : “Les Nocturnes” de Chopin). Il apprécie quelques instants la mélodie...
- LANGEVIN : Ah, l'anti-stress de l'homme d'affaire au repos : de la musique douce (il prend son journal) et un journal. Mais attention, pas n'importe quelle musique... une musique interprétée par ma propre fille.
(Il va s'asseoir dans son fauteuil à droite, et ouvre son quotidien.)
Une fois de plus le gouvernement perd la face dans un conflit social. Je n'invente rien, écoutez plutôt : (Lisant.) Les élèves des écoles maternelles, réunis en coordination, ont obtenu l'adoption d'une loi sur la distribution de couches ignifugées à la suite des attentats aux bébés piégés en Israël... (Au public.) C'est à vous dégoûter d'entrer en politique !... Voyons plutôt la bourse... (Se levant brusquement.) Oh ! C'est incroyable, le cours du caoutchouc a encore chuté. (Il retombe dans le fauteuil.) Et moi qui viens d'investir une petite fortune sur les conseils de mon courtier. J'aurais dû me méfier, il est vrai que le caoutchouc a toujours eu des hauts et des bas... c'est une valeur élastique, en somme...
(D'une démarche précieuse madame Langevin entre par la porte de droite. Elle ignore son mari et va vers la table. Elle remarque la carte postale, la regarde un instant et soudain, emplie de bonheur, retire la cassette de musique douce et insère une cassette d'un rock... ultra violent (Style Slayer, Sepultura, Voïvod...) Elle se met dans le rythme et mime à elle toute seule un groupe de heavy metal.
Monsieur Langevin se lève d'un bon et “hurle” une suite d'injonctions à son épouse. Il articule et gesticule mais la musique couvrait son texte. Il a finalement une attaque cardiaque et tombe raide. Madame Langevin ne voit pas la scène et continue, le visage radieux à battre la mesure.
Elise, la bonne, fait son entrée par le fond tout en balayant. Elle ne remarque pas monsieur Langevin gisant au sol. Finalement son balai touche le corps. Après un léger étonnement elle retourne son balai impassiblement et tâte le corps du bout du manche.)
ELISE : Madame !... (Plus fort, se rapprochant de sa patronne.) Madame !... (En hurlant dans l'oreille de madame Langevin.) Ma-da-me !
Mme LANGEVIN : (en éteignant la musique, sans se retourner) Qu'y a-t-il donc Elise, pour que vous me dérangiez alors que j'écoute Angel Wine Band ?
ELISE : Mais, madame... C'est monsieur, madame... Monsieur est mort !
Mme LANGEVIN : (se levant d'un bond, outrée) Mort !... Encore ! Mais c'est insensé, c'est la troisième fois cette semaine !
ELISE : (impassible) Dois-je ressusciter monsieur, ou bien dois-je balayer autour ?
Mme LANGEVIN : Non Elise, vous pouvez disposer, je m'en charge.
ELISE : Vous souhaitez balayer à ma place, madame ?
Mme LANGEVIN : Mais, ne dites pas de bêtises, petite sotte. Allez, sor- tez !
(Elise se retire et butte maladroitement sur le corps de monsieur Langevin.)
- LANGEVIN : (criant) Aïe ! Mais enfin, faites attention ! Ne peut-on reposer en paix dans cette maison ?
Mme LANGEVIN : Assez de comédie, Charles-Henri. Mais où donc vous croyez-vous ? Au théâtre ?... Allez, relevez-vous ! Vous savez bien que nos amis, monsieur et madame de la Flotte-Dupuis doivent nous rendre visite ce tantôt. Il serait bien malséant qu'ils vous trouvassent mort ainsi... à l'improviste.
- LANGEVIN : C'est pourtant bien vous qui risquez de me tuer, moi qui ai le coeur si fragile, avec votre satané bruit... votre hard rock.
Mme LANGEVIN : Ah mais je vous en prie, mon ami, ne critiquez pas l'oeuvre de notre fils. C'est lui qui joue de la guitare électrique si harmonieusement, et c'est lui qui chante si... si...
- LANGEVIN : Parce que vous appelez ça chanter. Et en plus vous trouvez dans ce tapage quelque harmonie ? Mais ma chérie, mais vous délirez. C'est l'amour maternel qui vous aveugle, je devrais plutôt dire, qui vous rend sourde. Il n'y a pas d'autre mot. Quand je pense que vous préférez le chaos sonore de Michel, au doigté de virtuose de notre petite Charlotte.
Mme LANGEVIN : Un peu de tolérance mon ami, voulez-vous. Tous les goûts sont dans la nature.
- LANGEVIN : Tous les égouts aussi !
Mme LANGEVIN : Mon ami, cela suffit ! Si c'est trop fort, c'est que vous êtes trop vieux. Et puis, quand finirez-vous par admettre que notre petit Michel a du talent ?
- LANGEVIN : Du talent ? Voyez-vous ça. Notre fille Charlotte a du talent. Sept années de conservatoire, de travail, voilà qui forge le talent.
Mme LANGEVIN : Et alors, notre Michel pratique la musique depuis l'âge de six ans, ce n’est pas rien.
- LANGEVIN : Je vous en prie, restons sérieux et ne comparons pas le conservatoire classique avec les tournées des bars de Michel parmi sa horde de rockers incultes.
Mme LANGEVIN : Et moi je vous dis que Michel a du talent. Parfai-tement. J'ajouterais même, un immense talent, et de surcroît un talent inné, entretenu et mérité. Oh, mais je sais... Je sais. Vous êtes jaloux en réalité. Jaloux que sa musique lui procure tant de gloire !
- LANGEVIN : Vous préféreriez sans doute que je sois fier d'un fils qui va jusqu'à renier son nom... Langevin ! Langevin n'est pas assez bien pour lui. Comment m'a dit ce petit morveux, déjà ? Ah oui, Langevin, ça fait beauf'... (Imitant son fils.) Je m'appelle Angel Wine à présent.
Mme LANGEVIN : Mais qu'y a-t-il donc de si extraordinaire pour un artiste que d'avoir un nom d'artiste ?
- LANGEVIN : Ah, parce que vous croyez peut-être que monsieur et madame Hallyday eussent apprécié que leur petit Johnny s'appelât autrement que Hallyday ? Ah que non !
Mme LANGEVIN : Mais mon ami, vous qui êtes dans les affaires, vous devriez comprendre que ce n'est pas en s'appelant le “Trio Michel Langevin” qu'un groupe de rock peut conquérir le marché américain. Avouez que “Angel Wine Band” est un nom plus propice au succès.
- LANGEVIN : J'ai effectivement quelques connaissances en marketing, et de ce fait, moi, je n'ai pas la naïveté de croire que mon fils va conquérir le marché américain avec sa musique de heu... sa musique de sauvages, ni plus ni moins.
Mme LANGEVIN : Détrompez-vous, Charles-Henri. J'ai justement là une carte postale que notre petit Michel a envoyé de Los Angeles il y a tout juste quatre jours. Ecoutez plutôt : “Salut les vioques. Juste un petit mot pour dire que les ricains s'éclatent comme des malades à nos concerts. C'est la méga-teuf tous les soirs. Je suis complètement claqué au bout de ces deux mois de tournée mais c'est la rançon de la gloire. Bye, bye. Signé, Angel”.
- LANGEVIN : (tendant la main) La rançon de la gloire ? Montrez donc !
(Il reprend la carte postale des mains de son épouse, il fait mine de relire.)
“Salut les vioques” ! Quand je vous disais que ce misérable n'a aucune espèce de respect, ni pour son nom, ni pour ses parents. Non mais vous vous rendez compte, nous traiter de vioques, nous !
Mme LANGEVIN : Mais, “vioque” ce n'est pas méchant, tout au plus familier. Enfin, c'est normal dans la bouche d'un jeune d'aujourd'hui. Charles-Henri, vivez donc avec votre temps ! Et puis quoi, il faut bien que sa crise d'adolescence se passe !
- LANGEVIN : A trente et un ans, il est temps qu'elle se passe en effet. Sérieusement, imagineriez-vous que la fille des de la Flotte-Dupuis, en safari au Kenya, par exemple, enverrait une carte postale à ses chers parents en commençant par : “Salut les vioques” ?
Mme LANGEVIN : Oh non, certainement pas !
- LANGEVIN : Là, vous l'admettez.
Mme LANGEVIN : Non. Mais qu'est-ce que la pauvre petite irait faire au Kenya ? Elle qui a déjà bien du mal à supporter le soleil d'Anjou !
- LANGEVIN : Ma chère, votre mauvaise foi me désarme. De toute façon dès que j'ai le malheur d'avancer la moindre critique concernant notre fils vous prenez sa défense. C'est sys-té-ma-tique.
Mme LANGEVIN : Vous m'y forcez bien, aussi. Sans mon soutien ce petit n'aurait jamais pu s'épanouir. Ah, heureusement que j'étais là. N'est-ce pas moi qui lui ai payé ses premiers cours de piano avec mademoiselle Mireille ?
- LANGEVIN : Parlons-en de cette brave mademoiselle Mireille, quel courage, quelle abnégation elle avait. Avec tous les malheurs que votre fils avait coutume de lui infliger, elle serait partie en courant si elle n'avait pas reconnu le don exceptionnel de notre petite Charlotte. Enfin, paix à son âme, la pauvre doit se retourner dans sa tombe en entendant ce que votre fils a retenu de son enseignement.
Mme LANGEVIN : Que voulez-vous, le piano ne se mariait pas avec la sensibilité de notre Michel. Il lui fallait un instrument plus viril, quelque chose de puissant, quelque chose qui sonne.
(A cet instant, un coup de sonnette.)
- LANGEVIN : A propos, on vient de sonner et je ne pense pas qu'il s'agisse-là d'une des mélodies de votre fils mais plutôt de la porte d'entrée. (On sonne à nouveau.) Si vous le voulez bien, voyez de qui il s'agit car je dois me retirer pour téléphoner à mon courtier. Ah, en voici un autre qui va se faire sonner, et de façon virile, je vous prie de le croire.
(Monsieur Langevin se retire donc dans son bureau (porte à gauche).)
Scène 2
Elise, Mme Langevin, David Lenoir
ELISE : (entrant par la porte du fond) Monsieur Lenoir souhaite s'entretenir avec madame.
Mme LANGEVIN : (très surprise) Monsieur Lenoir ? David Lenoir ?
ELISE : C'est cela, madame. David Lenoir, l'imprésario du fils de madame.
Mme LANGEVIN : Voyons, mais c'est impossible. Il ne peut pas être là, il est à Los Angeles avec mon Michel.
ELISE : Bien madame. Je vais dire à monsieur Lenoir qu'il n'est pas là.
Mme LANGEVIN : Qui est-ce qui n'est pas là ?
ELISE : Mais, monsieur Lenoir, madame. C'est vous qui venez de me le dire à l'instant.
Mme LANGEVIN : (au public) Voyez la faculté extraordinaire de cette petite à toujours comprendre l'inverse de ce qu'on ne lui a pas dit. (A Elise.) Allez, faites entrer Monsieur Lenoir... même s'il n'est pas là !
(Elise va donc chercher David Lenoir qui attendait dans l'antichambre. Celui-ci entre, il a un air abattu. Il est habillé en noir, avec un blouson et un casque de moto.)
DAVID LENOIR : (hésitant) Madame Langevin, j'ai fait aussi vite que...