LE MONUMENT AUX MORTS
Décor : un monument aux morts, genre obélisque.
LE GRAND CHEF (grandiloquent) - Chères concitoyennes, chers… (Il réalise que son auditoire n’est composé que de femmes.) Euh… Chères concitoyennes ! Nous voici réunis pour honorer nos morts tombés au champ d’honneur, dont la stèle ici présente gardera à jamais les noms dans sa mémoire de pierre ! La Patrie a fait graver les noms de nos illustres soldats en lettres dorées - nos fils, nos pères, nos frères, nos maris… euh… vos maris ! (Il arrête son discours car il vient de découvrir une saleté sur la stèle.) Chiffon ! (Fiona lui tend un chiffon. Le grand chef astique les lettres sur le monument puis reprend son discours.) ...Ainsi, pour l’éternité ce granit conservera le souvenir éclatant (il insiste sur le mot éclatant.) De nos vaillants militaires qui ont allègrement trucidé leur semblables pour vaincre la barbarie ! (Juliette vomit.) La gerbe, je vous prie ! (Noémie apporte la gerbe de fleurs et le Grand Chef la dépose religieusement au pied du monument aux morts, se recueille quelques secondes et se retourne plein d'allégresse.) Hop ! Une bonne chose de faite !
FIONA (s’adressant à Juliette) - C’est dégueulasse ! Tu aurais pu te retenir !
JULIETTE - Je n’y peux rien, je suis enceinte !
FIONA - Encore !
JULIETTE - Faut bien faire de la chair à canon !
LE GRAND CHEF - Mesdames ?
TOUTES - Oui ?
LE GRAND CHEF (pincé) - Comment se fait-il qu’à part vous, personne ne soit venu ? Une commémoration c’est important tout de même !
JULIETTE - C’est la quinzième fois en trois mois, aussi !
LE GRAND CHEF (outré) - Il faut bien honorer nos morts !
NOEMIE - Ben oui, mais quinze fois de suite, ça commence à faire beaucoup !
LE GRAND CHEF - Ce sont des dates anniversaires !
FIONA - Quinze à suivre, on finit par s’y perdre ! Les gens viennent aux premières commémorations puis finissent par se lasser ! C’est toujours un peu le même protocole et le même discours !
LE GRAND CHEF (vexé) - Merci !
JULIETTE - On devrait regrouper les morts de toutes ces guerres dans une commémoration commune.
LE GRAND CHEF - C’est impensable !
FIONA - Faudrait peut-être quand même y penser.
LE GRAND CHEF - Je ne peux pas faire ça. Le 13 avril 1825, c’est la date de la première croisade ; le 17 avril 1889, c’est la deuxième croisade ; le 19 avril 1891, la troisième croisade ; le 29 avril 1901, la quatrième…
FIONA - Vous n’allez pas énumérer toutes les croisades, il y en a neuf en tout !
LE GRAND CHEF - Non. C’est juste pour dire que ce sont des dates importantes.
FIONA - On ne prétend pas le contraire.
NOEMIE - Oui, enfin ! Moi, cela m’ennuie un peu !
JULIETTE (complice à l’égard de Noémie) - Je me souviens à l’école : toutes ces dates à retenir par cœur !
LE GRAND CHEF (désignant la stèle, contrarié) - Si vous êtes ce que vous êtes aujourd’hui, c’est grâce au sacrifice de ces gens là ! (Un temps.) Il n’y a pas que les croisades. J’aurais pu évoquer le 1er avril 1954, date de notre victoire sur les Zôtres…
NOEMIE (A Juliette) - Ils ressemblaient à quoi les Zôtres ?
JULIETTE - Je ne sais pas, je n’en ai jamais vu.
LE GRAND CHEF (méprisant, balayant l’espace de la main) - Un Zôtre ne ressemble à rien, c’est bien pour ça qu’on les a massacrés !
NOEMIE - Ah bon. (Un temps.) Et les Zuns ? On s’est bien battu contre les Zuns ?
FIONA - Oui. On les a matés le 12 mai 1957 !
LE GRAND CHEF - C’est juste. D’ailleurs il ne reste plus un seul Zun.
JULIETTE (attristée en regardant la stèle) - Toutes ces guerres !..
LE GRAND CHEF (ferme) - Il a toujours fallu se battre. Quand ce n’était pas contre les Zuns, c’était contre les Zôtres ! De ces guerres, nous avons retiré beaucoup de gloire, mais nous avons perdu aussi beaucoup d’hommes…
NOEMIE - C’est sûr, les hommes, ça manque !
FIONA - Mouais ! Les hommes, c’est un mal nécessaire…
NOEMIE - C’est beau un mâle !
JULIETTE - On a tous perdu un mari, un père, un frère, parfois un fils, ou un ancêtre dans l’une de ces guerres, nous le rappeler sans cesse avec des commémorations c’est douloureux !..
FIONA - Pour être franche, on ne se sent pas toujours concernées. C’est la raison pour laquelle le public vient si clairsemé. Chacun vient honorer ses morts et ses guerres…
LE GRAND CHEF (méprisant)- Les égoïstes !
JULIETTE - Une seule date pour réunir le chagrin de la nation serait une bonne solution.
NOEMIE - C’est sûr : il vaut mieux avoir plein de monde pour commémorer une bonne fois, que personne pour se recueillir quinze fois !
JULIETTE (flagorneuse) - Vous aurez une foule d’oreilles attentives pour votre discours au lieu d’un auditoire blasé et dispersé !
LE GRAND CHEF (mollement, car légèrement déçu) - Bon. Je me rallie à cette idée. Il faudra que l’on décide d’une date. (Un temps, prenant un ton plus enjoué.) Allons boire le verre de toutes les victoires passées et de toutes celles à venir !
(Ils sortent.)
LE PROJET NÉ DE L’ENNUI
Décor : Une table et des chaises, une bouteille et des verres.
A l’ouverture, on entend des rires, car les personnages sont légèrement grisés par le vin.
JULIETTE - J’ai trop bu ! (Se caressant le ventre.) Excuse-moi mon petit chou, je te donne le mauvais exemple !
LE GRAND CHEF - Au contraire ! Si tu veux que ton fils devienne un soudard digne de ce nom, il faut qu’il boive ! Et le plus tôt sera le mieux !
JULIETTE (inquiète) - Et si c’est une fille ?
LE GRAND CHEF - Une pisseuse ? Quelle horreur ! Je ne dis pas ça pour être désagréable, mais pour aller au combat la fleur au fusil, on n’a pas trouvé mieux que les gars. Les filles, ça préfère faire la cuisine ou tomber amoureuse.
NOEMIE - C’est vrai ! Moi, j’adore tomber amoureuse !
FIONA - Ouais ! Comme à ce jeu là on est plus souvent couchée que debout, tu ne risques pas de tomber de haut !
NOEMIE - Je n’suis pas une Marie-couche-toi-là, non plus ! (Un temps.) De toute façon, des hommes il y en a de moins en moins. Au propre comme au figuré. J’ai essayé les femmes, mais c’est pas mon truc. Y’a pas à dire : il leur manque quelque chose...
JULIETTE - Tomber amoureuse, c’est beaucoup plus que cela... Cela ne se limite pas à des gesticulations plus ou moins grotesques sur un lit. (Rêveuse.) C’est un doux vertige de l’âme... La raison qui chavire au détour d’une phrase... Une noyade miraculeuse au creux d’un regard ! (Passionnée.) C’est tout cela tomber amoureuse et beaucoup plus encore !
FIONA - T’as même souvent du mal à t’en relever !
JULIETTE - On tombe, oui bien sûr, mais ce n’est pas une déchéance, ni une descente aux Enfers !
NOEMIE - Sauf quand t’es plaquée !
LE GRAND CHEF - Oui bon ! Nous n’allons pas passer la journée là-dessus ! Moi je m’emmerde. Proposez moi quelque chose à faire.
NOEMIE - Je dois faire des courses... Si ça vous tente...
LE GRAND CHEF - Noémie, je savais que tu étais gourde, mais à ce point là ! Je veux des projets pour notre pays bien entendu !
NOEMIE - Je m’disais aussi !..
JULIETTE - Je verrai bien un jardin botanique en centre ville où les citadins pourraient divaguer en rêvant.
LE GRAND CHEF - Allons donc ! J’ai horreur des rêveurs ! Et ne parlons pas des divagations !
JULIETTE - Rêver ? Cela permet de supporter les durs moments de l’existence !
LE GRAND CHEF - Dans les moments difficiles, on fait le dos rond. Pour les gens faibles, il reste la prière et le recueillement.
JULIETTE - Il arrive que, parfois, cela ne suffise pas !
LE GRAND CHEF - Dans la vie, il ne faut pas s’attendrir ni s’apitoyer sur soi-même !
JULIETTE - J’aimerais tant avoir vos certitudes !..
LE GRAND CHEF - Prends sur toi. Tu manques de volonté Juliette !
JULIETTE - J’ai perdu trois maris !..
LE GRAND CHEF (amusé, un rien cynique) - Je n’y peux rien si tu es négligente !
JULIETTE (scandalisée) - A cause de la guerre ! Toujours la guerre ! Nous les femmes, nous connaissons le prix de la vie ! Neuf mois ! Et les douleurs de l’accouchement !
LE GRAND CHEF - Epargne-nous les détails sordides ! J’ai demandé de la distraction, pas un reportage sur la conception !
JULIETTE (faible) - C’était juste pour dire que rêver permettait d’oublier beaucoup de choses, y compris son ennui…
LE GRAND CHEF - Je veux du concret. Une partie de cartes, une pétanque, de l’action quoi !
NOEMIE - Si on faisait venir des artistes ?
LE GRAND CHEF - Rester passif à regarder des gens s’égosiller sur les planches ? Très peu pour moi !
FIONA - Les artistes ? Ce sont des êtres frustrés en manque d’amour perpétuel !
LE GRAND CHEF - C’est assez vrai. Ils ont en plus ce côté agaçant de vouloir dénoncer les travers de la société dans leurs textes : quelle prétention !
NOEMIE - Il y a aussi les chansons d’amour !
JULIETTE - …Ou les poètes !
LE GRAND CHEF - Oui, oui ! Bien sûr ! Mais j’ai besoin de bouger, nom d’une pipe !
FIONA - y’a qu’à faire la guerre, ça on maîtrise !
LE GRAND CHEF - Je serais assez tenté, mais j’ai un problème d’effectifs. J’ai bien les canons, mais il me manque la chair : la dernière guerre a sérieusement entamé nos réserves ! (Dépité) Comme c’est dommage !...
JULIETTE - On pourrait partir à la découverte d’autres pays, d’autres civilisations...
NOEMIE - J’suis bien chez moi ! Ailleurs, ils bouffent n’importe quoi, ils s’habillent n’importe comment et ils pensent tout de travers !
FIONA - C’est bien pour ça qu’on fait la guerre à nos voisins !
LE GRAND CHEF - Je comprends vos réticences, mais en même temps je m’emmerde... Alors pourquoi ne pas tenter l’aventure ?
FIONA (inquiète) - On part comme ça, sans armée ?
LE GRAND CHEF - On part en mission de reconnaissance. Il y a peut-être des pays à coloniser ou à annexer...
FIONA - D’accord ! Il sera toujours temps de revenir les conquérir ou les massacrer avec des troupes.
LE GRAND CHEF - Hâtons les préparatifs ! Cette idée d’exploration m’a tout revigoré !
Ils sortent.
PREMIÈRE RENCONTRE
Le groupe arrive sur scène (Fiona porte un sac à dos) où un personnage est déjà assis.
LE GRAND CHEF - Ah, voici un autochtone ! (S’adressant à l’homme.) Alors, mon brave, que faites-vous là ?
L’HOMME - Rien.
LE GRAND CHEF (surpris) - Comment ça rien ?
L’HOMME - J’ai le temps de rien faire !
LE GRAND CHEF - Expliquez-moi !
L’HOMME - J’ai pas le temps !
LE GRAND CHEF - J’ignorais que cela prenait du temps de ne rien faire !
L’HOMME - Faut pas croire ! C’est très prenant !
LE GRAND CHEF - Je n’entends rien à ce que vous dites !
L’HOMME - J’en n’ai rien à faire !
FIONA (intervenant, outrée) - Soyez poli, c’est au Grand Chef que vous parlez, ce n’est pas rien !
L’HOMME - Ca c’est c’qu’on dit ! De toute façon je vous ai rien demandé non plus !
LE GRAND CHEF - Il commence à m’agacer cet étranger ! Il sent l’incident diplomatique à plein nez !
L’HOMME - Forcément, j’ai mis le pied dedans.
NOEMIE (surprise) - Dans l’incident diplomatique ?
L’HOMME - Mais, non ! Dans la merde de chien ! (Inspectant sa chaussure.) J’ai gratté, mais il en reste encore...
LE GRAND CHEF - Il se fout de nous ! Après ça, il faudrait aimer les étrangers !
JULIETTE (intervenant) - Ne nous énervons pas ! (A l’homme.) Nous ne voulons pas vous importuner : nous nous intéressons aux coutumes locales.
L’HOMME (se méprenant) - Cela n’a rien d’une coutume locale, je l’ai pas fait exprès, vous pensez bien !
JULIETTE - Nous nous doutons bien que vous n’avez pas voulu nous offenser !
L’HOMME - Il s’agit bien de ça ! C’est quand même moi qui suis emmerdé.
JULIETTE - Allons, allons, ce n’est pas si grave !
L’HOMME - Evidemment, c’est pas vous qu’avez mis le pied dedans !
JULIETTE (vexée, aux autres, en tournant le dos à l’homme) - C’est vrai que c’est un abruti !
NOEMIE - C’est à vous dégoûter de voir du pays ! C’est pour ça que je n’pars jamais de chez moi, au moins je sais à quoi m’attendre !
FIONA - Foutus étrangers !
L’HOMME - J’suis bien d’accord !
LE GRAND CHEF - Il a quand même une parcelle de conscience ce corniaud, c’est rassurant !
JULIETTE - En même temps c’est désolant de retrouver ces travers ailleurs que chez soi...
LE GRAND CHEF - Ce qui prouve bien qu’on n’a rien à apprendre de l’étranger !
L’HOMME - Je pense bien ! Moi j’suis d’ici et j’ai pas envie d’connaître aut’chose !
FIONA - Comment ça ? Vous n’êtes pas de là-bas ?
L’HOMME (scandalisé) - Ca va pas la tête ? Là-bas j’connais pas, mais j’ai pas envie de connaître ! J’ai rien à y faire !
JULIETTE (ironique) - Ici non plus vous n’avez rien à faire...
L’HOMME - Oui, mais c’est là qu’est ma place ! Quitte à rien faire, autant le faire chez soi !
NOEMIE - il a raison. D’ailleurs si ceux de là-bas restaient chez eux, y’aurait du travail pour tout le monde !
LE GRAND CHEF (à l’homme) - Au fait, vous ne travaillez pas ?
L’HOMME - Ben non.
LE GRAND CHEF - Pourquoi cela ?
L’HOMME - Y’a pas de boulot dans le coin.
LE GRAND CHEF - Vous n’avez qu’à aller voir plus loin.
L’HOMME - A l’étranger ?
LE GRAND CHEF - N’exagérons rien ! Non : près d’ici.
L’HOMME - C’est la même musique : on licencie plus qu’on embauche... Il paraît que c’est meilleur pour la Bourse, pas pour la mienne hélas !
FIONA - La Bourse ? C’est un jeu où on peut gagner beaucoup d’argent sans travailler, vous devriez essayer.
L’HOMME - J’ai pas joué et pourtant j’ai perdu mon emploi !..
LE GRAND CHEF (perdant patience) - Evidemment ! Si vous attendez que ça vous tombe tout cuit dans la bouche ! Déménagez et allez chercher l’emploi là où il se trouve, au lieu de vous lamenter sur vous même !
L’HOMME - Je peux pas partir, j’ai pas assez d’argent.
LE GRAND CHEF - Et bien travaillez plus, vous gagnerez plus !
L’HOMME - Pour ça, faudrait déjà avoir un boulot !
LE GRAND CHEF (lui tournant le dos, excédé) - Forcément, si vous n’y mettez pas du vôtre !
L’HOMME - J’y peux rien si j’suis pauvre !
JULIETTE (compatissante) - Oh ! Le pauvre !
FIONA (dégoûtée) - Ah ? C’est ça un pauvre ?
LE GRAND CHEF - Nommons-le nécessiteux, c’est moins laid !
NOEMIE (dévisageant l’homme avec dégoût) - Moins laid, c’est vite dit ! C’est pas ça qui en fera un canon !
FIONA - Tout juste de la chair à canon ! (Suspicieuse.) Tu as fait la guerre au moins ?
L’HOMME (penaud) - Ben oui... J’ai eu d’la chance... J’en suis revenu...
NOEMIE - Quand je pense à tous ces beaux gosses qui y sont restés, j’en suis malade !
FIONA - Toujours les meilleurs qui s’en vont ! Salaud de pauvre !
LE GRAND CHEF - Bon allez ! Trêve de discussion ! Nous perdons notre temps avec cet individu déprimant !
JULIETTE (lyrique) - Oui, continuons notre quête. C’est là-bas qu’on nous attend !
FIONA (méfiante) - J’espère qu’on n’est pas trop attendu, je te rappelle que nous n’avons pas d’armée !
LE GRAND CHEF (rassurant) - Nous n’avons rien à craindre, puisque nous sommes en mission diplomatique.
NOEMIE - S’il s’agit de causer, je vous préviens : j’ai rien à dire à tous ces niacoués !
JULIETTE (agacée) - Tu n’auras qu’à écouter ! Ca t’instruira peut-être.
NOEMIE - J’ai rien à apprendre des étrangers ! Y manquerait plus que ça !
FIONA - Nous voyageons avec nos certitudes, nous ne voulons pas en changer. Nous sommes là pour démontrer au monde la perfection de notre civilisation, la justesse de notre raisonnement et partager avec lui ces bienfaits.
LE GRAND CHEF - C’est vrai, nous incarnons la Vérité. Si le reste du monde le reconnaissait avec humilité, nous ne serions pas constamment en guerre ! Je ne comprendrais jamais l’erreur dans laquelle semblent se complaire les habitants des autres pays, c’est déprimant !
JULIETTE - Peut-être qu’ils s’imaginent que c’est nous qui sommes dans l’erreur.
LE GRAND CHEF (tout d’abord surpris, il reste sans voix, puis il éclate de rire, imité par Noémie et Fiona) - Ha ! Ha ! Ha ! Elle est bien bonne !
FIONA - Comme si une chose pareille pouvait être possible !
NOEMIE - Sont-ils bêtes ces étrangers ! (Juliette hausse les épaule.)
LE GRAND CHEF (prenant Juliette boudeuse par l’épaule et l’entraînant) - Allons-y quand même. Ca promet d’être distrayant ! (Ils sortent.)
L’HOMME (resté seul, hélant vers les coulisses) - Bon voyage ! (Il se rassoie. A lui même.) Je préfère rester ici. (Un temps.) J’ai rien à y faire, mais c’est c’que je fais le mieux !
ICI OU AILLEURS
Le Grand Chef, Juliette, Fiona et Noémie entrent en scène où se tient déjà une femme occupée à balayer. Décor : quelques chaises.
LE GRAND CHEF (poussant du coude Juliette) - Vas-y toi, cause !
JULIETTE (s’avançant vers la femme) - Bonjour madame, nous sommes des voyageurs...
LA FEMME - Bonjour messieurs-dames...
JULIETTE - ...Nous venons d’arriver dans votre pays et nous souhaiterions nous reposer quelques instants...
LA FEMME (affable) - Allez-y, faites comme chez vous !
Ils s’assoient tous sans formalité.
NOEMIE - Si ça ne tenait qu’à moi, j’y serais encore, chez moi !
FIONA (définitive) - De toute façon, on est partout chez nous! On est le peuple élu.
LE GRAND CHEF - On n’a vraiment plus rien à manger ? J’ai faim moi !
FIONA (retournant le sac à dos vide) - Hélas ! Non.
JULIETTE (se relève et retourne vers la femme) - Excusez-moi, auriez-vous quelque chose à manger ? Nous avons épuisé nos réserves...
LA FEMME - Bien sûr ! Je vous apporte ça ! (Elle sort.)
LE GRAND CHEF (Hélant de façon autoritaire en direction de la femme) - ...Et à boire aussi, tant que vous y êtes ! Nous avons soif !
JULIETTE (intervenant en posant la main sur le bras du Grand Chef) - Doucement !
LE GRAND CHEF - Il faut bien qu’elle m’entende !
JULIETTE - Ce n’est pas ce que je voulais dire...
LE GRAND CHEF - Tu n’as pas soif ?
JULIETTE - Si, mais...
LE GRAND CHEF - Bon, alors j’ai bien fait de demander à boire !
JULIETTE - Naturellement, mais il ne fallait pas lui demander comme ça...
LE GRAND CHEF - Ah, bon ? (Un temps.) Tu crois qu’elle n’a pas compris ? (Hélant à nouveau.) Holà ! La bonne femme ! C’est à boire qu’il nous faut ! (Juliette lève les yeux au ciel. La femme revient avec le repas et la boisson.) A la bonne heure ! Il y a bien tout ce que nous réclamions ! (A la femme.) Figurez-vous que Juliette (Il désigne Juliette de la main) s’imaginait que vous n’aviez pas compris que je vous demandais à boire !
LA FEMME (ironique) - C’était très audible, rassurez-vous.
JULIETTE (navrée, à la femme) - Ne vous froissez pas, nous ne connaissons pas vos usages...
LA FEMME - Je ne suis pas froissée, je connais les hommes ! C’est toujours un peu rustre un homme !
LE GRAND CHEF (qui mange déjà) - Qu’est-ce qu’elle a dit ?
JULIETTE - Rien ! Bon appétit !
LE GRAND CHEF - Merci.
JULIETTE (à part) - Heureusement qu’un estomac n’a pas d’oreilles !
NOEMIE (qui a inspecté son sandwich en long, en large et en travers avant de se décider à le manger) - C’est pas terrible ! Faut avoir faim pour manger une chose pareille !
FIONA - Ouais ! Y’a pas à tortiller, le pays de la gastronomie, c’est bien le nôtre !
LE GRAND CHEF (après avoir bu son verre) - Le jus de raisin c’est bien, mais vous savez que vous pouvez le faire fermenter ?
LA FEMME - Oui.
LE GRAND CHEF - Ah ? Très bien ! (Il tend son verre. Un temps. Puis voyant que la femme ne réagit pas davantage.) En clair : je veux bien un peu de vin !
LA FEMME - Cela ne va pas être possible.
LE GRAND CHEF - Vous n’en avez pas ?
LA FEMME - Si, mais ce n’est pas le bon jour pour le boire.
LE GRAND CHEF - Comment ça ?
FIONA - Vous avez un jour pour boire, vous ?
LA FEMME - Oui.
LE GRAND CHEF - C’est quand ? On repassera.
LA FEMME - Je ne peux pas le dire.
FIONA - Vous ne savez plus ?
LA FEMME - Je n’ai pas le droit de le dire à des inconnus.
LE GRAND CHEF - Puisque je suis un inconnu, donnez-moi du vin : je n’ai rien à voir avec vos coutumes.
LA FEMME (ferme) - Ce n’est pas possible, un point c’est tout !
LE GRAND CHEF - Et les lois de l’hospitalité, alors ?
JULIETTE (intervenant) - Cela n’a rien à voir avec les lois de l’hospitalité, voyons ! On a eu à boire et à manger : c’est tout ce que nous demandions !
LE GRAND CHEF (à Fiona, irrité) - Prends des notes : dans ce bled pourri on ne boit qu’un certain jour dans la semaine ou dans l’année, cela reste à définir, et en plus on ne sait pas davantage de quel jour il s’agit. On est bien avancé !
NOEMIE - C’est sûr ! Ca vaut le coup de s’intéresser aux coutumes locales !
JULIETTE (navrée, en direction de la femme) - Excusez-nous !..
LA FEMME - Je peux vous pardonner, vous n’êtes visiblement pas d’ici.
FIONA - Bien sûr que si, que nous sommes d’ici !
LA FEMME (surprise) - Je croyais que vous étiez de là-bas ?
NOEMIE - On y est là-bas. Ici, c’est chez nous.
LA FEMME (scandalisée) - Vous rigolez, ou quoi ?
LE GRAND CHEF - On vient d’ici. Nous sommes partis là-bas et nous voilà.
LA FEMME - J’ai du mal à suivre !..
NOEMIE (tentant d’expliquer, en prenant la femme par l’épaule, comme à un enfant) - On est d’ici, d’accord ?
LA FEMME (dubitative) - Moui...
NOEMIE (même jeu) - On est partis pour là-bas, d’accord ?
LA FEMME - Ma foi...
NOEMIE (même jeu) - On est arrivés chez vous...
LA FEMME - Sans aucun doute.
NOEMIE (fermement) - Donc on est là-bas et pas ici.
LA FEMME - Vous êtes quand même bien là, puisque je vous vois !
NOEMIE (lui tournant le dos exaspérée) - Et moi je suis lasse !
JULIETTE (expliquant) - Vous êtes le là-bas de chez nous et nous sommes le là-bas de chez vous.
LA FEMME - Dit comme ça, c’est plus clair !
LE GRAND CHEF (se levant, outré) - Je ne suis pas du tout d’accord ! Nous rejetons tout ce qui est là-bas ! Comment oses-tu nous comparer au là-bas de quelque chose ?
FIONA (se levant également) - C’est vrai, ici ce sera toujours chez nous !
LA FEMME (menaçant de son balai) - Et puis quoi encore ? Allez ouste ! Du balai ! Allez voir là-bas si j’y suis ! (Ils s’en vont sous la menace du balai.)
JULIETTE - On y va ! On y va !
NOEMIE - Prenons des bâtons en route, des fois qu’elle y soit !
LE GRAND CHEF - Fiona ! Prends note de raser ce pays à la première occasion !
FIONA - Bien grand chef.
LE GRAND CHEF - Pensez donc ! Des gens qui ne sont pas foutus de boire quand ça leur chante !
LE GRAND MACHIN ET LE GRAND TRUC
Le groupe entre en scène essoufflé. Ils ont tous un bout de bois dans la main en guise d’arme, sauf Juliette.
LE GRAND CHEF - On m’y reprendra à partir sans armée !
FIONA (se tenant la tête) - Je suis humiliée - fuir sous les coups d’un balai !
NOEMIE (se tenant les fesses) - Elle tape fort la bourrique !
JULIETTE - Elle a frappé là où elle savait que cela ferait mal... Sur la tête dure de Fiona et le cul faible de Noémie.
LE GRAND CHEF (se retenant de rire) - Arrête, je n’ai pas envie de rire !
FIONA (à Juliette) - C’est facile de nous brocarder, tu n’as pas pris un coup !
JULIETTE - Si, à mon amour propre... Ce n’est jamais agréable de voir balayer ses espérances.
FIONA - C’est dommage que tu n’aies pas pris un coup sur la tête : cela t’aurait remis les idées en place !
Un druide, entre.
LE GRAND CHEF (brandissant son bâton) - Attention ! Voilà quelqu’un !
Les femmes brandissent leur bâton à leur tour, sur la défensive.
LE DRUIDE (apercevant le groupe, affable) - Tiens ? Bonjour. Vous chassez quelque chose ?
JULIETTE - Euh... Non... Nous nous méfions. Nous venons du pays voisin où nous avons pris des coups, cela nous a rendu méfiants.
LE DRUIDE - Ah ? Je comprends. Nos voisins ne sont pas très évolués, ce sont des êtres superstitieux. Ici, vous ne craignez rien, nous sommes un peuple pacifique.
JULIETTE - Tant mieux !
FIONA - Ça c’est ce qu’on dit ! Moi je garde mon bâton, on ne sait jamais !
LE GRAND CHEF - Moi aussi, je préfère donner les coups que les recevoir !
NOEMIE - Je jette le mien, cela m’encombre et puis cela ne va pas avec mon teint. Déjà que j’ai une mine de chien avec ce voyage qui n’en finit pas !
LE GRAND CHEF - Noémie, tais-toi ! On va passer pour des êtres superficiels et stupides avec tes commentaires !
LE DRUIDE - Vous êtes venus pour écouter la Bonne Parole ?
LE GRAND CHEF - Si vous avez de bonnes paroles à nous prodiguer, nous ne sommes pas contre...
FIONA - Nous préférons cela à de mauvais traitements !..
LE DRUIDE - Cela tombe bien : j’attendais un auditoire.
JULIETTE (surprise) - Les gens de votre pays n’aiment pas entendre de bonnes paroles ?
LE DRUIDE (déprimé) - Ils y sont de moins en moins sensibles, hélas !
NOEMIE - Vous pouvez y aller, nous on aime quand on nous cause gentiment.
LE GRAND CHEF (avisant un siège et s’asseyant) - Justement on voyage pour se distraire. Alors ? De quoi s’agit-il ? Nous sommes tout ouïe.
LE DRUIDE (dubitatif) - Cela va peut-être prendre du temps, surtout si vous n’êtes pas préparés...
LE GRAND CHEF - Allez-y quoi ! On n’a rien de spécial à faire : on est des touristes.
FIONA - Vous n’allez pas vous défiler après nous avoir appâtés ! J’vous préviens, j’ai mon bâton qui me démange...
JULIETTE - Calmons-nous ! (Elle incite ses compagnes à s’asseoir. Puis, au druide.) Allez-y, on vous écoute.
LE DRUIDE (il se racle la gorge, puis commence grandiloquent) - Aux origines du monde étaient les ténèbres...
NOEMIE (applaudissant) - Chouette ! Une histoire ! J’adore les histoires !
JULIETTE - Chut !
FIONA - Moi, je m’emmerde déjà !
LE DRUIDE (reprenant plus fort afin de s’imposer) - Aux origines du monde étaient les ténèbres...
LE GRAND CHEF - Excusez-moi, mais ça, vous l’avez déjà dit !
LE DRUIDE - Je sais, mais je venais d’être coupé et mon histoire ne gagne pas à être saucissonnée.
NOEMIE - En plus c’est pas folichon comme entame !.. Vous n’avez pas une histoire moins glauque ?
JULIETTE (avec un geste d’excuse, à l’adresse du druide) - Nous vous écoutons !
LE DRUIDE (insistant sur « Il ») - ...Alors, Il leur apparut dans une boule de lumière et Il leur parla...
NOEMIE - Je ne comprends rien ! On passe d’un coup du noir à la lumière. C’est une histoire sur l’électricité, ou quoi ?
FIONA - Il est nul ce conteur !
LE GRAND CHEF - C’est vrai que c’est plutôt hermétique comme propos !
JULIETTE - Il faut dire qu’on le coupe tout le temps !
LE GRAND CHEF - Ne sois pas injuste. Ton bonhomme, soit il se répète, soit il utilise un langage sibyllin. (Au druide.) Vous ne pouvez pas être plus clair ?
LE DRUIDE - J’ai sabré le début parce que vous aviez l’air de trouver ça trop triste, alors j’ai abordé l’aspect le plus lumineux du récit...
NOEMIE - Si vous bazardez les péripéties, comment voulez-vous qu’on apprécie votre histoire ?
FIONA - De toute façon, ça me gonfle les histoires, moi je préfère l’action !
LE DRUIDE (encore plus fort) - Aux origines du monde étaient les ténèbres...
NOEMIE - Voilà qu’il recommence !
FIONA - C’est bien notre veine, on est tombés sur un gâteux !
LE GRAND CHEF - Oui, on pourra dire qu’on aura rencontré quelques spécimens remarquables de la misère humaine au cours de ce voyage ! En plus, qu’est-ce qu’il a besoin de gueuler ? On n’est pas sourds !
JULIETTE - Moi j’aime bien l’idée de la lumière qui parle, ça me rappelle le conte avec Aladin (Au druide.) Vous pouvez reprendre au moment où la lumière s’exprime ?
LE GRAND CHEF - ...Et pas trop fort, nous ne sommes pas sourds !
LE DRUIDE (levant les yeux au ciel) - ...Alors, Il apparut dans une boule de lumière et Il leur parla...
LE GRAND CHEF - C’est plus fort que lui ! Il faut qu’il se répète !
JULIETTE - Chut ! La suite arrive...
LE DRUIDE - ...Alors, ils se levèrent tous et le suivirent comme un seul homme...
NOEMIE - Il n’y avait pas de femmes ?
LE DRUIDE - Si, mais c’était une image...
NOEMIE - Chez vous aussi, vous avez un problème avec l’image de la femme ?
LE DRUIDE (décontenancé) - Heu... Non... Pas du tout !..
FIONA - C’est bien gentil tout ça, mais c’est qui ce gus qui sort de l’ombre et qui se met à palabrer avec les gens pour les entraîner avec lui ?
LE GRAND CHEF - C’est juste. Eclairez-nous, si j’ose dire ! (Il rit.)
LE DRUIDE (sentencieux, le doigt en l’air) - Le Grand Machin !
FIONA (menaçante) - Soyez poli !
NOEMIE (outrée) - Oh ! Il a fait un doigt au Grand Chef !
LE DRUIDE (inquiet) - Mais non ! Je montrais la voûte céleste où réside le Grand Machin ! Celui qui voit tout... La Lumière éternelle ! (Un silence surpris s’abat sur l’assemblée, ils se consultent du regard en quête d’une réponse.)
FIONA (pragmatique, observant le ciel) - Le soleil quoi.
LE DRUIDE (Choqué) - Non, non ! Le Grand Machin est à l’origine du monde et de tout ce qui le peuple !
LE GRAND CHEF (corrigeant) - Vous voulez parler du Grand Truc.
LE DRUIDE - Non, du Grand Machin ! Le Seul, l’Unique, celui dont la Parole est dans ce livre ! (Il exhibe un vieux livre.)
NOEMIE - Ca alors ! Un livre qui cause !
FIONA - N’empêche qu’il se goure. Il n’y a qu’un seul Grand Truc et ce n’est pas son machin !
LE DRUIDE (outré) - Grand Machin !
LE GRAND CHEF (menaçant de son bâton) - Vieux gâteux ! Bon, ça va bien maintenant ! Il n’y a qu’un seul Grand Truc et tu l’adoreras ! Cela ne m’étonne pas que personne ne veuille t’écouter, si tu leur profères ces balivernes sur ton grand machin-chouette !
LE DRUIDE (montrant son livre, triomphant) - C’était écrit ! C’était écrit ! Il y aura des martyrs, mais la Vraie Foi triomphera !
NOEMIE (moqueuse) - Ah, bon, il cause plus ton bouquin à présent ?
FIONA (elle le frappe de son bâton) - Bon, ça va bien le bonimenteur ! Il n’y a qu’une seule vraie religion, c’est celle du Grand Truc !
LE DRUIDE (se pliant sous les coups) - Aïe ! Aïe ! Mon Grand Machin à moi n’est qu’amour !
LE GRAND CHEF (assénant un coup au druide) - C’est l’amour du prochain qui nous guide... (Un temps.) Pourvu qu’il pense comme nous !
JULIETTE (s’interposant) - Pourquoi le frappez-vous ? Il est dans l’erreur, n’est-il pas déjà assez puni ?
LE GRAND CHEF - C’est pour la plus grande Gloire du Grand Truc ! (S’éloignant.) Allons, partons - nous reviendrons convertir ce peuple une autre fois. Prends en note Fiona. (Elle en prend note.)
CHENILLES ET PAPILLONS
A l’ouverture, ALBA, BLANCO et NIVA sont vautrés lascivement dans des sièges. JULIETTE apparaît seule. Ses compagnons attendent en coulisses.
JULIETTE (entrant prudemment) - Mesdames, monsieur...
ALBA (seule à répondre, les autres sortant doucement de leur léthargie) - Mmmh ?
JULIETTE - Excusez moi de vous déranger, mais nous sommes des voyageurs et nous souhaiterions savoir...
BLANCO (coupant la parole, en bâillant) - Vous voulez vous reposer et vous restaurer ?
JULIETTE (décontenancée) - Euh... Oui...
NIVA (s’étirant) - Inutile de faire des phrases ma p’tite dame, vous êtes les bienvenus.
ALBA - Mais, dites-moi - où sont les autres ?
JULIETTE - Ils arrivent. Je vais les appeler.
BLANCO - Non. Déplacez-vous plutôt, voulez-vous ? Nous n’aimons pas les cris.
JULIETTE - D’accord. Mais auparavant, je dois vous mettre en garde : mes compatriotes ont beaucoup d’idées arrêtées sur tous les sujets. Il vaut mieux éviter de les contrarier...
NIVA - Ce n’est pas notre genre.
ALBA - Nous ferons notre possible.
BLANCO - Merci de nous prévenir.
JULIETTE (obtempérant et ramenant ses camarades) - Venez ! Ces personnes nous offrent le gîte et le couvert.
LE GRAND CHEF (entrant de façon martiale) - Salut à vous ! Mon peuple et moi vous remercions de votre accueil !
ALBA, BLANCO et NIVA (prenant des attitudes plus dignes, tout en étant très décontractés) - Bonjour. Vous êtes les bienvenus.
ALBA (intriguée) - Mais dites-moi : pourquoi ces bâtons ?
FIONA - Pour dérouiller tout ceux qui nous chercheraient des noises ! (Alba, Blanco et Niva éclatent de rire.)
LE GRAND CHEF - Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle !
NOEMIE - On est encore tombés sur des gogols !
BLANCO (encore hilare) - Pardonnez-nous. Nous n’avons pas l’habitude des visiteurs !
FIONA - Je vous préviens : on n’est pas là pour se faire bourrer le crâne non plus, nous sommes fiers de nos coutumes et de notre civilisation !
NOEMIE - Parfaitement ! Surtout après tout ce qu’on a pu voir !
LE GRAND CHEF - Alors : pas de Grand Machin, ni de Grand Chose, n’est-ce pas ?..
ALBA (amusée) - ...Ni de Petit Bidule, rassurez-vous !
LE GRAND CHEF (définitif) - Il n’y a que le Grand Truc !
NIVA - C’est beau les certitudes !
BLANCO - Dites-moi, qu’est-ce qui vous rend si fier de votre civilisation ?
FIONA - On a la meilleure gastronomie du monde ! C’est nous qui le décrétons, mais c’est tellement vrai !
BLANCO - C’est intéressant. Autre chose ?
NOEMIE - On fait les meilleures séries télé.
BLANCO - Ah ? En quoi ça consiste ?
NOEMIE - Cela parle de tout et de rien, cela détend !
JULIETTE (agacée) - Cela parle surtout de rien !
NOEMIE - N’empêche ! Ca détend !
FIONA - ...Et puis c’est un bon moyen de véhiculer nos valeurs.
BLANCO - Je comprends. (Un temps.) Quelles sont ces valeurs que vous défendez ?
LE GRAND CHEF (théâtral) - Nous savons ce qu’est le Bien et le Mal.
FIONA (martiale) - Nous luttons pour que le Bien triomphe partout où il est bafoué !
NOEMIE (nunuche) - C’est fou ce qu’on peut se battre d’ailleurs !..
FIONA - Oui, car le Mal gangrène le monde hors de nos frontières !
ALBA (ironique) - Heureusement, vous êtes là !
LE GRAND CHEF (faussement modeste) - Oui.
NIVA (se levant et invitant le Grand Chef à prendre sa place) - Mais pouvez-vous définir précisément ce qu’est le Bien par rapport au Mal ?
LE GRAND CHEF - Cela serait trop long, mais pour faire court : tout ce qui tombe en désaccord avec notre mode de vie ou de pensée est l’incarnation du Mal.
ALBA (cédant sa place à Noémie. Blanco se retrouve donc entre le Grand Chef et Noémie) - Cela réduit le Bien à assez peu de chose, ne trouvez-vous pas ?
NOEMIE - Faut pas croire ! On est un peuple nombreux !
ALBA (surprise et amusée) - Ah ? Alors !
BLANCO (ironique) - Nous allons finir par croire que vous êtes indispensables à cette planète ! Je me demande d’ailleurs comment elle faisait pour tourner sans vous !
FIONA - Nous, on est comme le Grand Truc : s’il n’était pas là, il faudrait l’inventer !
LE GRAND CHEF - Fiona a raison : la planète, nous et le Grand Truc, ça ne fait qu’un pour ainsi dire.
NOEMIE (se rengorgeant) - Nous sommes les élus !
BLANCO - Vous êtes donc dans un régime démocratique ?
NOEMIE (pincée) - Je ne vois pas le rapport !
BLANCO (expliquant) - Si vous êtes des élus, c’est qu’il y a eu des élections je présume...
NOEMIE (s’énervant) - Pas du tout ! Nous sommes le peuple élu du Grand Truc et puis c’est tout !
ALBA (se mettant derrière Noémie et lui massant les épaules. Niva fait la même chose au Grand chef. Noémie et le Grand Chef vont se détendre progressivement sous les massages) - Bon, bon ! D’accord !
JULIETTE (inquiète) - Ecoutez : notre dernier voyage s’est mal terminé à cause d’une discussion théologique. Il vaudrait peut-être mieux changer de conversation !
LE GRAND CHEF - Ce que l’on peut vous dire, c’est que tout s’explique grâce à la volonté du Grand Truc.
BLANCO - Nous, on ne cherche pas nécessairement à tout expliquer, on essaie modestement de comprendre le monde qui nous entoure.
NIVA - Pour être franche, on n’y arrive pas toujours...
LE GRAND CHEF (s’adressant à Niva qui s’est arrêtée de masser) - Ne vous arrêtez pas, ça détend ! Au fait, c’est quoi votre petit nom ?
NIVA - Moi, c’est Niva. (Désignant ses congénères.) Lui c’est Blanco et elle c’est Alba.
LE GRAND CHEF - Moi, je suis le Grand chef. (Désignant à son tour ses comparses.) Celle-là c’est Fiona, l’autre Noémie et puis voici Juliette.
NIVA - Vous n’avez pas de petit nom ?
LE GRAND CHEF (embarrassé) - Si... Mais enfin... Je...
FIONA - Le Grand chef n’a pas à dévoiler son prénom à des inconnus !
LA GRAND CHEF (calmant Fiona d’un signe de la main) - Ce n’est pas si grave ! Norbert, je m’appelle Norbert.
NIVA - Norbert ? C’est amusant ! Ca donne quoi au féminin, Norbert ?
LE GRAND CHEF - A ma connaissance il n’y en a pas.
NIVA (très surprise) - Ah bon ? Comment vous faites alors ?
LE GRAND CHEF - Comment ça ?
NIVA - Pour changer de sexe !
LE GRAND CHEF (abasourdi) - Je n’ai pas envie de changer de sexe !
NIVA - Moi en tout cas, ça ne va pas tarder...
LE GRAND CHEF (inquiet, aux autres) - Mais, qu’est-ce qu’elle dit ?
NIVA - Hop ! Voilà !
LE GRAND CHEF (se levant) - Hop, voilà quoi ?
NIVA - Maintenant je suis devenu NIVO : un homme quoi.
LE GRAND CHEF - Mais c’est horrible !
NIVO - Vous trouvez ça horrible d’être un homme ?
LE GRAND CHEF - Bien sûr que non !
NIVO (haussant les épaules) - Ben alors...
BLANCO - Moi aussi, ça y est ! Appelez moi BLANCA.
LE GRAND CHEF (s’écartant, ahuri) - Vous changez de sexe sur commande ?
NOEMIE - C’est marrant, ils font comme les escargots ! (S’adressant à Alba, intéressée.) Vous aussi vous allez devenir un homme ?
ALBA - Non. Je deviendrai ALBO à la prochaine lune, si je le souhaite, mais pour l’instant je suis bien dans ma peau de femme.
NOEMIE (résignée) - Bon, tant pis !
LE GRAND CHEF (désignant Nivo à Juliette) - Ce... Cette... chose... m’a tripoté !
JULIETTE - Je reconnais que c’est assez troublant. (Montrant un intérêt scientifique en s’adressant à Alba.)Vous faites ça sur commande ou c’est cyclique ?
ALBA - C’est nous qui décidons, mais cela ne se fait pas en un clin d’œil.
BLANCA - Il faut bien que les hormones se mettent en place...
LE GRAND CHEF - Oui, bon ! Vous n’allez pas faire étalage de vos turpitudes !
JULIETTE - Ce ne sont pas des turpitudes, c’est un peu comme la chenille et le papillon !
NIVO - La comparaison est charmante, Juliette ! L’avantage dans notre cas, c’est que nous pouvons à loisir être chenille ou papillon... (Il la prend par les épaules, enjôleur.)
BLANCA - Ainsi nous pouvons explorer l’étendue des sensations ressenties par l’homme et par la femme, et de la sorte mieux comprendre l’autre...
NIVO - ...Et révéler la part de soi même plus ou moins enfouie...
ALBA - Les sentiments féminins comme les sentiments masculins n’ont plus de secrets pour nous...
JULIETTE - ...Comme cela doit être exaltant !
NIVO (Commençant à entraîner Juliette avec lui) - Mais oui, bien sûr que c’est exaltant. Je vais te montrer...
FIONA (intervenant pour séparer Juliette de Nivo) - Bas les pattes ! Je reconnais bien le fonctionnement masculin là ! Ils vous font de petites phrases pour arriver à leur fin !
NIVO - Ce que vous êtes rabat joie !
JULIETTE - Fiona voit toujours le mal partout !
LE GRAND CHEF (s’adressant aux autochtones) - Vous ne vous transformez pas en animaux ou en cailloux j’espère ? Parce que j’ai eu ma dose en surprise !
NIVO, BLANCA et ALBA éclatent de rire.
ALBA - Nous ne régressons pas, si c’est ce que vous voulez dire...
BLANCA - Notre but est d’atteindre une forme de perfection...
FIONA (cassante) - Elle n’est pas de ce monde ! Et certainement pas du vôtre !
NOEMIE - Je ne les trouve pas si mal, pour des étrangers ! En tout cas, ils massent bien !
BLANCA - Nous sommes conscients que la perfection est un absolu, mais rien n’interdit de tendre vers cet absolu...
LE GRAND CHEF - Si nous étions parfaits, au milieu de gens parfaits qu’est-ce qu’on s'ennuierait !
FIONA - Déjà qu’on s’emmerde !
NIVO - Notre nature imparfaite nous empêche d’imaginer la perfection hors la lumière de l’ennui.
JULIETTE (prenant le bras de Nivo) - C’est beau ce que vous dites !
LE GRAND CHEF (troublé) - Oui... Je n’avais pas réfléchi à cela...
FIONA - Nous ne sommes pas là pour réfléchir. Nous avons nos certitudes !
LE GRAND CHEF (rêveur) - Oui... Cependant...
NOEMIE - En tout cas, moi, c’est la première fois que je suis aussi bien, ailleurs que chez moi !
JULIETTE (exaltée) - Oh, comme je suis contente que tu dises ça Noémie !
NOEMIE (inquiète) - Tu ne vas pas devenir sentimentale au moins, rassure-moi ?
JULIETTE (embrassant Noémie chaleureusement) - Merci Noémie ! Merci !
NOEMIE (essayant de se libérer de l’étreinte) - Mais oui ! Mais oui ! C’est ça ! Tu deviens sentimentale là !
JULIETTE - Tu vois que ce voyage valait la peine ! C’est beau ! C’est le bonheur !
NOEMIE - C’est ça ! Que du bonheur ! Bon tu m’étouffes, là !
JULIETTE (fond en larmes en faisant beaucoup de bruit) - Beuuuuh ! Je suis trop heureuse ! Beuuuuh !
NOEMIE (se dégageant) - Les grandes eaux maintenant ! J’ai horreur quand tu deviens sentimentale moi ! Allez ! Lâche moi !
NIVO (s’approchant, intéressé) - Moi je veux bien la consoler...
JULIETTE (pleurant et souriant à la fois en direction de Nivo) - Beuuuh ! Ce sont des larmes de joie !
FIONA (s’interposant) - Cela suffit ! Nous rentrons ! On est tous en train de devenir dingues ! Je commence moi même à avoir des doutes, c’est vous dire si l’atmosphère est délétère !
LE GRAND CHEF (mollement) - Oui, tu as raison : rentrons. Je me sens chose... (Il esquisse son départ.)
NOEMIE (alanguie) - …En même temps, je ne suis pas sure que mon massage soit fini…
FIONA (prenant la main de Noémie et la tirant vers elle) - On n’a plus le temps ! Il faut rentrer ! (Empoignant Juliette par le bras.) Allez ! En route, mauvaise troupe !
JULIETTE - Tu me laisseras rédiger le rapport sur cette contrée, dit ?
FIONA (agacée) - Mais oui ! Mais oui !
Ils sortent
RETOUR AU BERCAIL
Décor : retour du monument aux morts.
LE GRAND CHEF (entre en traînant les pieds et va s’asseoir lourdement) - Je suis crevé moi ! Je ne sais pas si les voyages forment la jeunesse, mais dans mon cas, ils contribuent à la vieillesse !
FIONA - Rien ne vaut son chez soi, avec ses bonnes vieilles habitudes ! La douce routine des actes et des pensées !
NOEMIE - Je suis contente d’être rentrée, mais en même temps ce n’était pas si mal là-bas…
FIONA - Evidemment, dès que tu trouves quelqu’un pour te peloter !
NOEMIE (indignée) - C’était des massages !
LE GRAND CHEF - Où est passée Juliette ? Je ne la vois plus.
FIONA (Hélant en se dirigeant vers les coulisses) - Juliette ! Juliette tu te dépêches ?
NOEMIE - Inutile de t’égosiller, elle a fait demi tour dans la forêt.
LE GRAND CHEF - Comment ça : elle a fait demi tour ?
NOEMIE - Elle est retournée sur ses pas.
FIONA - Elle repartie là-bas ?
NOEMIE - Ben oui…
LE GRAND CHEF - Tu aurais pu nous prévenir !
NOEMIE - Oh, là, là ! Elle reviendra ! Pour l’instant, elle a son Nivo dans la peau. Quand il en changera de peau, pour être à nouveau Niva, Juliette reviendra !
LE GRAND CHEF (déconcerté à Fiona) - Tu as compris quelque chose toi ?
FIONA - Les grandes lignes, oui. (A Noémie.) Tu ne l’as pas suivie ? Cela me surprend !
NOEMIE - Puisque je suis ici ! Je suis rentrée essentiellement par habitude de vous suivre.
LE GRAND CHEF (inquisiteur) - Tu ne le regrettes pas j’espère ?
NOEMIE - Oh, non ! De toute façon, j’ai mon ménage à faire.
FIONA (ironique) - C’est sûr, c’est important. Allez, va ! (Noémie sort guillerette en sautillant comme une gamine.)
LE GRAND CHEF - Tout ce qui vient de là-bas ne vaut décidément rien !
FIONA - Oui. Renforçons les frontières !
LE GRAND CHEF - Il va falloir les rendre tangibles : dressons des murs, installons des miradors !
FIONA - Aucun produit ne doit entrer ni sortir !
LE GRAND CHEF (insistant sur le mot “entrer”) - Surtout rien ne doit entrer sur notre territoire, que ce soit des vivres ou des livres. Nous éviterons ainsi la pollution des corps et des esprits !
FIONA (approuvant) - Nous cultiverons nos propres céréales et nous récolterons nos fruits...
LE GRAND CHEF (lyrique) - On mangera nos volailles du terroir, nos ovins au doux bêlement, nos bovins qui beuglent d’un regard creux...
FIONA (ferme) - On abattra ces bestioles bavardes !
LE GRAND CHEF - Oui, et elles rempliront nos assiettes dans un silence qui en dira long à nos estomacs !
FIONA - ...Faisant ainsi taire la faim...
(Un temps.)
LE GRAND CHEF (reprenant la parole, grandiloquent) - Notre littérature sera nationale ! Notre cinéma sera national ! Notre télévision sera nationale ! Il y aura même des routes nationales !..
FIONA - Et pour lutter contre les mauvais esprits et les séditieux, on aura des tribunaux spéciaux nationaux !
Silence satisfait, puis :
LE GRAND CHEF (inquiet) - Mais, j’y pense... La rivière... Elle irrigue bien nos terres ?
FIONA - Oui, c’est exact.
LE GRAND CHEF - Elle prend sa source à l’étranger, cette rivière... On ne sait pas ce qu’ils sont capables de mettre dans l’eau là-bas, hors de chez nous !
FIONA - Nous allons construire un barrage et détourner le cours de cette fichue rivière ! C’est comme les puits, on va les condamner : je me méfie des eaux souterraines !
LE GRAND CHEF - Tu as raison. (Un temps.) Quand on y pense, c’est fou les dangers qui nous menacent ! Dire que nous avons vécu dans l’ignorance jusque là ! J’en ai des frissons dans le dos !
FIONA - Nous étions inconscients !
LE GRAND CHEF - Il faut mettre un terme à tout ça. Nous devons préserver la pureté de notre race, l’innocence de nos mœurs et l’intégrité de notre culture !
FIONA - Oui, notre monde doit être hermétique à tout intrusion extérieure, quelle qu’elle soit.
LE GRAND CHEF - Je suis inquiet. Et l’air que nous respirons : il ne connaît pas les frontières ; comment faire pour ne pas subir les miasmes des autres ?
FIONA - On va devoir fabriquer des purificateurs d’atmosphère. Le boulot qu’il faut abattre pour se protéger de l’influence pernicieuse des étrangers !
LE GRAND CHEF - Arrête, j’en suis malade ! Dire qu’il va falloir continuer à respirer le même air qu’eux, tant que les purificateurs ne seront pas en place !
FIONA - Berk ! J’en suis moi-même écœurée ! (Montrant le public.) Imaginez cette pièce saturée par les haleines répugnantes des étrangers ?
LE GRAND CHEF - Leurs haleines se mêlant intimement aux nôtres ? (Un temps. Il a un haut le cœur.) Parlons d’autre chose, je vais vomir !
EPILOGUE
Fiona et le Grand Chef sont seuls en scène, prostrés par la faim.
NOEMIE (surgissant dans la pièce) - J’ai faim !
FIONA - Tais-toi ! Economise tes forces !
LE GRAND CHEF - Comment se fait-il qu’il n’y ait plus rien à manger ?
FIONA (expliquant) - Il ne pleut plus depuis trois mois et comme nous avons détourné le cours de la rivière… Les troupeaux sont morts de soif et les récoltes sont grillées !..
LE GRAND CHEF - C’est normal qu’il ne pleuve plus…
FIONA - Comment cela ?
LE GRAND CHEF - J’ai ordonné qu’on détourne les nuages afin qu’ils ne polluent plus notre espace aérien : toute cette pluie dont la provenance nous échappe !
FIONA - Oui, c’est malsain !..
NOEMIE - Je peux me permettre une réflexion ?..
LE GRAND CHEF - Mais bien sûr !
NOEMIE - Depuis qu’on a entrepris ce voyage, j’ai l’impression qu’on est plus bête qu’avant !
FIONA - Tais-toi et mange !
NOEMIE - Je voudrais bien !
LE GRAND CHEF (à Fiona) - Evite de parler de bouffe, j’essaye de faire abstraction !
FIONA (confuse) - Désolée, ça m’a échappé ! Un vieux réflexe... Les phrases toutes faites !...
NOEMIE - Moi, je ne peux pas faire abstraction. J’ai constamment des visions alimentaires !
FIONA - Nous aussi, figure toi !
NOEMIE (la mine gourmande) - MMMH ! Quelle belle image !
LE GRAND CHEF (se méprenant) - Quoi ? Où ça ?
NOEMIE (montrant son crâne) - Là ! (Evoquant d’un air gourmand.) Un rôti de bœuf nappé de sauce, agrémenté de petits légumes sautés !..
LE GRAND CHEF (horrifié) - Tais-toi, voyons !
NOEMIE - ...Un cassoulet gratiné au four...
FIONA - Arrête !..
NOEMIE (excitée) - Des rognons sauce madère ! Un homard à l’américaine ! Un porc aux pruneaux ! Un coucous royal ! Une paella géante !
LE GRAND CHEF (se bouchant les oreilles) - Assez !
NOEMIE (en extase) - Oh ? Les desserts !
FIONA - La ferme !
NOEMIE - Un baba au rhum ! Une omelette norvégienne ! (Un temps, puis comme si la vision devenait réelle.) La belle charlotte au chocolat ! (Un temps.) Le nappage dégouline ! J’en chialerais !
FIONA (se jetant sur Noémie et la frappant) - Non seulement tu vas pleurer, mais tu vas crier !
NOEMIE - Aïe ! Aïe ! Lâche moi ! Je suis déjà à moitié morte ! (Elle s’évanouit.)
FIONA (lâchant prise et s’affalant au sol) - Moi aussi... Je n’ai plus de force !..
LE GRAND CHEF (s’effondrant à son tour) - Grand Truc ! Mes forces m’abandonnent ! Adieu mon beau petit pays ! Et en même temps si grand !..
NOEMIE (se soulevant, dans un souffle) - Adieu... Veau, vache, cochon, couvée !..
FIONA (envoie un claque à Noémie, à bout de force) - Adieu, bourrique !..
Ils sont tous les trois comme morts. Silence. Surgissent Juliette, Nivo, Alba devenue Albo, Blanca. Ils prodiguent leurs soins allant de l’un à l’autre.
JULIETTE (se précipitant) - Ils sont morts !
NIVO (donnant un coup de pied à Fiona) - Non. Celle-là bouge encore !
FIONA - Aïe !
NIVO - Elle s’exprime même !
FIONA (incapable de réagir, esquissant un vague mouvement du bras) - Aaargh !..
NIVO - D’une façon sommaire certes, mais elle parle !
JULIETTE (penchée sur le Grand Chef, lui humectant les lèvres avec de l’eau) - Grand Chef ! Buvez. C’est Juliette. Réveillez-vous !
LE GRAND CHEF (éloignant la main de Juliette) - Ah ! Traîtresse !
ALBO (penché sur Noémie) - Noémie ! Noémie ! C’est moi Alba ! Je suis devenue Albo rien que pour toi ! Reviens parmi nous !
NOEMIE (émergeant) - Albo ? (Découvrant Albo) Ah, le beau Albo ! (Etreignant Albo.) Dis ?
ALBO - Oui ?
NOEMIE - T’aurais pas du gâteau ?
JULIETTE (intervenant, en distribuant aux uns et aux autres) - On a apporté à boire et à manger.
Albo s’occupe plus particulièrement de Noémie, Blanca du Grand Chef et Nivo surveille Fiona, tandis que Juliette va de l’un à l’autre.
NOEMIE (Albo lui tend une part de gâteau) - A l’beau gâteau, Albo !
FIONA (s’emparant du repas et l’avalant) - Merci Juliette ! (A Nivo.) Sale brute !
JULIETTE (constatant que le Grand Chef mange) - Alors ? Finalement vous acceptez de vous nourrir ?
LE GRAND CHEF - Je ne suis plus responsable de mes actes. Mon corps seul commande !..
FIONA - Moi je mange pour reprendre des forces. (en regardant particulièrement Nivo.) On boutera l’ennemi hors de nos frontières après cela !
LE GRAND CHEF - Parfaitement ! Tout ce qui vient de là-bas est corrompu !
JULIETTE - Vous ne bouterez personne de nulle part ! On est venu en amis et on vous a donné à manger alors que vous creviez de faim !
FIONA - J’ai accepté de manger, car cela venait de ta main, Juliette : une main bien de chez nous ! C’est pas comme le pied de l’autre ! (Désignant Nivo.)
LE GRAND CHEF (s‘étant relevé, aux étrangers) - Vous respirez notre air et vous le corrompez avec votre haleine !..
BLANCA (amusée, à Juliette) - Ce qu’ils sont drôles tes compatriotes !
JULIETTE (agacée) - Je les trouve pathétiques !
ALBO (penché sur Noémie, affectueux) - Et toi qu’est-ce que tu en penses ?
NOEMIE (prenant les mains d’Albo pour les mettre sur ses épaules) - Fais moi des papouilles. J’ai envie de vivre pleinement, j’en ai marre de ces foutaises !
FIONA (A nouveau sur ses pieds à Noémie) - Attention Noémie, tu collabores !
NOEMIE - La barbe !
LE GRAND CHEF (reprenant de sa superbe) - Comment avez-vous fait pour parvenir sur notre sol national (insister sur “national”), en dépit des murs et des miradors ?
NIVO - La plupart des miradors avaient été abandonnés. (un temps.) On y voyait parfois un cadavre desséché qui surveillait l’horizon de son orbite creuse...
BLANCA - Quant aux murs et aux barrières, ils étaient démolis en plusieurs endroits et une foule hagarde se déversait sur les plaines environnantes...
JULIETTE - Le peuple affamé n’écoutait que son ventre ! Le pain n’avait pas d’odeur et encore moins de couleur !
NIVO - Ou plutôt si : il avait la couleur du pain et l’odeur du pain !
BLANCA - il en avait aussi la saveur !
LE GRAND CHEF(scandalisé) : Vous avez distribué du pain à mon peuple ?
JULIETTE : Il le fallait bien, tous ces gens étaient affamés !
FIONA : Vous vouliez les corrompre !
NIVO : Les corrompre ? Nous n’avons aucune intention subversive, voyons !
FIONA : on ne sait pas ce que vous avez pu y mettre dans votre pain !
LE GRAND CHEF : Du pain étranger dans nos bouches nationales !
JULIETTE : Oui, et bien nationales ou pas, vos bouches étaient affamées et on les a remplies !
LE GRAND CHEF : C’est de l’ingérence !
NOEMIE (amusée) : Ih ! Ih ! Ih ! C’était plutôt de l’ingestion !
FIONA : La ferme Noémie !
BLANCA : Les gens sont rentrés chez eux, une fois repus.
ALBO : Nous avons distribué des vivres et rouvert les puits qui étaient bizarrement condamnés…
NIVO : Nous sommes intervenu partout où nous le jugions nécessaire.
LE GRAND CHEF (faisant front avec Fiona) - Nous sommes envahis ! Nous sommes anéantis !
FIONA (grandiose) - Plutôt mourir et figurer en lettres dorées sur la grande stèle !
Albo, Nivo et Blanca sont hilares.
JULIETTE - Ne soyez pas stupides ! Ces quelques arpents de terre ne sont pas plus à eux qu’à nous ! Nous ne sommes que les locataires de cette planète, essayons de rendre ce bail le plus agréable possible !
ALBO - Nous ne voulons qu’échanger, nous ne souhaitons pas vous convertir ou vous asservir...
FIONA (butée) - On n’a rien à échanger ! On garde ce qu’on a !
NIVO - Rassurez-vous, demain nous serons de retour dans cette contrée qui nous a vu naître.
BLANCA - Venez nous voir à l’occasion, si le cœur vous en dit...
NOEMIE - Moi, je veux bien venir, mais là j’ai mon ménage à faire.
JULIETTE - Il n’y a pas d’urgence, ni d’obligation.
LE GRAND CHEF (poussant Juliette vers les coulisses) - Tant mieux, tant mieux !.. Vous ne souhaiteriez pas partir maintenant par hasard ?
FIONA - On serait rassuré sur vos réelles intentions !
NIVO - Ils sont indécrottables !
ALBO (s’éloignant de Noémie) - Oui, c’est triste !
NOEMIE (navrée, essayant de retenir Albo) - Moi je n’ai rien dit ! Je n’ai que mon ménage à faire, ça peut attendre !
BLANCA (faisant signe à ses compatriotes) - Autant partir. La route est longue.
JULIETTE - Oui, partons. Vouloir le bonheur d’autrui est une utopie.
NIVO - Le bonheur ne s’impose pas Juliette, il s’apprivoise à coup de petites joies.
ALBO - Le bonheur ? C’est un peu comme votre Grand Truc, chacun en a une vision personnelle. C’est en cela qu’il est unique et merveilleux !
JULIETTE - Je ne pense pas que mon peuple ait une prédisposition au bonheur, hélas !
FIONA (impatiente) - Bon. Vous avez fini votre conférence ?
LE GRAND CHEF (expéditif) - Merci pour tout et au revoir !
NIVO - Vous semblez pressé de nous voir partir.
LE GRAND CHEF - Vous avez instillé le doute en moi, je ne vous le pardonnerai jamais !
NIVO - Le doute c’est moins confortable que les certitudes, mais cela permet aussi d’avancer.
LE GRAND CHEF - A force de tergiverser on finit par faire du sur place !
NIVO - Il m’avait semblé que vous étiez le chantre de l’immobilisme, auriez-vous changé d’opinion ?
LE GRAND CHEF (troublé) - Euh... On est immobile dans nos traditions... Mais on avance... dans nos certitudes... (Un temps.) Ou l’inverse... (Explosant.) Vous me cassez les pieds !
JULIETTE (entraînant ses amis) - Et bien, en ce cas, nous partons.
Blanca, Nivo et Albo saluent en même temps que Juliette et sortent en silence.
LE GRAND CHEF (après un temps) - J’ai bien cru qu’ils ne partiraient jamais !
FIONA - Ils commençaient à me pomper l’air !
LE GRAND CHEF - Oui, d’ailleurs maintenant qu’ils sont partis je respire mieux !
NOEMIE (attristée) - Y’a plus que nous...
FIONA (souriant) - On va pouvoir reprendre notre routine.
LE GRAND CHEF (heureux) - Une vie sans surprise... sans rien qui dénature notre vision du monde...
NOEMIE (désabusée) - J’ai mon ménage à faire...
LE GRAND CHEF : Nous allons commémorer l’indépendance de notre pays et je ferai un discours à toutes nos victoires passées…
FIONA : …Et à toutes celles à venir.
NOEMIE (se reprenant, plus décidée) : Il faut aussi que je fasse des courses, il n’y a plus rien dans le frigo ! (Elle sort.)
FIONA (ravie, observant Noémie sortir) - Je m’emmerde déjà.
LE GRAND CHEF (radieux) - C’est bon signe !
FIN