Henrik Ibsen
Les Prétendants
à la Couronne
(Kongs-Emnerne)
Traduction française
de Heinar Birkeland
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Håkon Håkonsson, roi élu des Birkebeiner
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Inga de Varteig, sa mère
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Le jarl Skule, ensuite duc, puis roi
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Dame Ragnhild, sa femme
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Margrete, sa fille
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Sigrid, sa sœur
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Guttorm Ingesson, un prétendant
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Nicolas Arnesson, évêque d’Oslo
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Sigurd Ribbung, un prétendant
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Dagfinn Bonde, sénéchal de Håkon
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Ivar Bodde, son aumônier
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Vegard Vaeradal, seigneur de sa suite
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Gregorius Jonsson, un des chefs de son armée
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Pål Flida, un de ses vassaux
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Ingeborg, femme d’Andres Skjaldarband
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Peter, son fils, jeune prêtre
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Sira Viljam, chapelain de l’évêque Nicolas
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Maître Sigard de Brabant, médecin
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Jatgeir, scalde islandais
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Bård Bratte, chef de la province de Trondheim
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Bourgeois de Bergen, d’Oslo et de Nidaros (aujourd’hui Trondheim)
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Frères hospitaliers, prêtres, moines et nonnes
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Convives, serviteurs du roi, femmes, soldats, etc.
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Contexte historique : les événements qui servent de trame à la pièce se sont déroulés dans la première moitié du XIIIe siècle. Les Birkebeiner, les Bagler, les Vårbölger, les Ribbunger et les Slittunger désignent les différents partis qui luttèrent pour la domination de la Norvège jusqu’au règne de Håkon Håkonsson, dit Håkon IV. Fils naturel de Håkon Sverreson et d’Inga de Varteig, il est né en 1204, après la mort de son père. Quand mourut le roi Inge, qui avait succédé à Håkon Sverreson, il fut proclamé roi par l’Öreting, l’assemblée qui élisait les rois à Trondheim. Le jarl Skule Rein, demi-frère d’Inge, gouverna alors, au titre de tuteur. La même année mourut Filippus, roi des Bagler, et la plupart des chefs de ce parti reconnurent Håkon pour roi ; mais quelques-uns s’y refusèrent et trouvèrent une retraite dans les montagnes. L’assemblée de Bergen, en 1223, ratifia l’élection de 1217. Håkon épousa la fille de Skule, auquel il donna le tiers du royaume. Cependant, celui-ci, qui voulait aussi être roi, se fit élire par l’Öreting ; il fut battu par Håkon à Oslo et tué à Elgester en 1240. Après sa mort, Håkon fortifia l’unité de la Norvège, qu’il déclara indivisible.
Jarl désignait, comme le mot anglais earl, les chefs de clan et grands vassaux quasi-indépendants, qui sont devenus les comtes de la féodalité.
A cette époque, la capitale de la Norvège était Trondheim, que l’on appelait aussi Nidaros. Oslo n’était qu’un faubourg de la ville de Christiana.
Prononciation : en norvégien, j se prononce comme i (jarl se prononce yarl), å comme le o ouvert dans l’anglais law et ö comme eu.
Acte I
Le parvis de la cathédrale de Bergen. Au fond de la scène, l’église, dont le portail fait face au public. À gauche, au premier plan, se tiennent Håkon Håkonsson, Dagfinn Bonde, Vegard Vaeradal, Ivar Bodde ainsi que plusieurs vassaux et chefs de l’armée. En face d’eux, le jarl Skule, Gregorius Jonsson, Pål Flida et d’autres gens du jarl. Du même côté en arrière, Sigurd Ribbung avec ses partisans et, à part, Guttorm Ingesson accompagné de plusieurs seigneurs. Le portail de la cathédrale est gardé par des hommes en armes. La foule encombre le parvis et un grand nombre de gens sont montés sur des arbres et sur la cathédrale pour mieux voir ; tous semblent attendre avec anxiété un événement qui va se produire. Les cloches des autres églises de la ville sonnent dans le lointain.
Le jarl Skule, s’adressant à Gregorius Jonsson, à voix basse, avec impatience. — Pourquoi tardent-ils si longtemps ?
Gregorius Jonsson. — Patience ! On commence à chanter le psaume.
On entend, venant de l’intérieur de l’église, le son des trompettes.
Le chœur de moines et de religieuses. — Domine cœli, etc., etc.
Le portail de la cathédrale est ouvert de l’intérieur. L’évêque Nicolas, entouré de prêtres et de moines.
L’évêque Nicolas, s’avançant sur le parvis et levant sa crosse. — En ce moment, Inga de Varteig subit l’épreuve du feu, qui montrera si les prétentions de Håkon à la couronne sont justes.
Le portail de la cathédrale se referme ; on entend toujours des chants à l’intérieur.
Gregorius Jonsson, parlant au jarl Skule à voix basse. — Invoquez le saint roi Olaf pour que triomphe la vérité.
Le jarl Skule, brusquement. — Surtout pas. Mieux vaut ne pas me rappeler à son souvenir.
Ivar Bodde, saisissant Håkon par le bras. — Prie le Seigneur ton Dieu, Håkon Håkonsson !
Håkon. — Ce n’est pas nécessaire, je sais qu’il me soutient.
Les chants dans la cathédrale redoublent d’intensité. Un grand nombre d’assistants tombent à genoux et prient.
Gregorius Jonsson, au jarl. — C’est un instant décisif pour toi et pour beaucoup d’autres.
Le jarl Skule, regardant en direction de la cathédrale avec anxiété. — Et pour la Norvège.
Pål Flida, s’approchant du jarl. — En ce moment, elle tient le fer.
Dagfinn Bonde, se penchant sur Håkon. — Ils descendent le chemin du calvaire.
Ivar Bodde. — Que le Christ épargne tes mains pures, Inga, mère du roi !
Håkon. — Aussi longtemps que je vivrai, je lui en serai reconnaissant.
Le jarl Skule, qui a écouté avec anxiété, demande soudain. — A-t-elle crié ? A-t-elle lâché le fer ?
Pål Flida, s’avançant. — Je ne sais pas ce qui se passe.
Gregorius Jonsson. — Les femmes se lamentent devant le portail.
Le chœur dans l’église, reprenant joyeusement. — Gloria in excelsis Deo !
Le portail s’ouvre soudain. Inga paraît, suivie de nonnes, de prêtres et de moines.
Inga, sur les marches de la cathédrale. — Dieu a jugé ! Voyez ces mains : elles ont tenu le fer rouge !
Des voix parmi la foule. — Elles sont aussi pures et blanches qu’avant l’épreuve.
D’autres voix. — Encore plus belles !
Toute la foule. — Il est le fils de Håkon Sverreson, c’est certain.
Håkon, embrassant Inga. — Sois remerciée, sois bénie !
L’évêque Nicolas, prenant le jarl à part. — C’était peu sage de demander l’épreuve du fer rouge.
Le jarl Skule. — Si, Monseigneur. Devant un aussi grave litige, Dieu devait faire entendre sa voix.
Håkon, profondément ému et tenant Inga par la main. — En vérité, il est donc accompli, cet évènement qui remuait les profondeurs de mon âme et serrait mon cœur au fond de ma poitrine !
Dagfinn Bonde, à la foule sur le parvis. — Contemplez cette femme, vous tous qui êtes ici. Qui sont ceux qui ont mis en doute sa parole, et qui ont ensuite eu intérêt à le propager ?
Pål Flida, sur la défensive. — Le doute s’est répandu tout seul de cabane en cabane, depuis le jour où le prétendant Håkon, encore enfant, a été amené au château du roi Inge.
Gregorius Jonsson, allant dans le même sens. — Et l’hiver dernier, le doute s’est transformé en clameur qui a retenti dans tout le pays, se répercutant du Nord au Sud ; nul homme de bonne foi qui ne puisse en témoigner.
Håkon. — Je puis en témoigner mieux que quiconque. C’est pourquoi j’ai suivi le conseil d’un grand nombre de mes fidèles amis et me suis abaissé plus qu’aucun souverain légitime ne l’a fait depuis longtemps. J’ai prouvé, par l’épreuve du feu, la légitimité de ma naissance, j’ai prouvé qu’en tant que fils légitime de Håkon Sverreson, j’avais le droit d’hériter et de gouverner ce royaume. À cette heure, je ne veux pas chercher à savoir qui a donné naissance à ce doute, ni qui lui a donné l’ampleur dont parlent les amis du jarl. Mais ce que je peux vous dire, c’est que j’en ai amèrement souffert. Élu dès mon enfance, je me suis ensuite vu refuser les honneurs dus à mon rang, même par ceux de qui j’étais le plus en droit de les attendre. J’ose à peine me rappeler le dernier dimanche des Rameaux dans la cathédrale de Nidaros, alors que je m’approchais de l’autel pour le Saint Sacrifice, l’archevêque se détourna de moi et feignit de ne pas me reconnaître, afin de se dispenser de me saluer comme il est d’usage pour les rois. Tout cela, je l’ai supporté sans mot dire, mais la guerre était près d’éclater et je devais y mettre obstacle.
Dagfinn Bonde. — Il peut être sage pour les rois d’écouter les conseils de la prudence ; mais si l’on avait écouté les miens, ce n’est pas le fer rouge qui aurait tranché l’affaire, mais l’acier froid d’un glaive.
Håkon. — Contiens-toi, Dagfinn ; la maîtrise de soi sied à l’homme qui doit occuper la première place dans le royaume.
Le jarl Skule, avec un léger sourire. — Il est facile de traiter d’ennemi du roi quiconque s’oppose à sa volonté. Je pense au contraire que son pire ennemi est celui qui lui conseille de ne pas asseoir de manière incontestable ses prétentions au titre de roi.
Håkon. — Qui sait ? S’il ne se fût agi que de mon seul droit, peut-être aurais-je eu recours à d’autres moyens ; mais il faut regarder au-delà, quelle est notre vocation et notre devoir. Je sens, au-dedans de moi, une force élevée, puissante, dont je ne rougis pas, et qui me dit que je suis le seul homme capable de gouverner notre pays en ces temps troublés ; le sang royal qui coule dans mes veines m’impose des devoirs royaux.
Le jarl Skule. — Nous sommes plusieurs ici à pouvoir prétendre à ces nobles buts.
Sigurd Ribbung. — Moi, je le puis et avec autant de droits que toi. Mon grand-père était le roi Magnus Erlingson.
Håkon. — Oui, si ton père Erling Steinvög était bien le fils du roi Magnus ; mais beaucoup le nient et l’épreuve du fer rouge n’a pas eu lieu pour dissiper les doutes.
Sigurd Ribbung. — Les Ribbunger m’ont choisi pour roi, de leur libre volonté, tandis que c’est par la menace que Dagfinn Bonde et les autres Birkebeiner ont arraché pour toi le titre de roi.
Håkon. — Oui, vous avez tellement habitué la Norvège au triomphe de l’injustice que l’héritier de Sverre a dû établir son droit par la force.
Guttorm Ingesson. — Je suis aussi bien que que toi l’héritier de Sverre.
Dagfinn Bonde. — Mais pas descendant en ligne masculine.
L’évêque Nicolas. — Il y a des femmes entre toi et lui, Guttorm.
Guttorm Ingesson. — Pourtant, mon père, Inge Bårdsson, a été élu légalement roi de Norvège.
Håkon. — Parce que tout le monde ignorait l’existence du petit fils de Sverre. Dès que cela fut connu, Inge s’est contenté de jouer auprès de moi le rôle de tuteur et a gouverné le royaume en cette qualité, pas autrement.
Le jarl Skule. — Cette assertion est inexacte ; Inge, jusqu’à sa mort, a été roi légalement, sans réserves ni restrictions. Il se peut que Guttorm ait peu de droits, car il est de naissance illégitime ; mais, moi, je suis le frère légitime d’Inge, et la loi est pour moi quand je réclame son héritage de manière pleine et entière.
Dagfinn Bonde. — Ah ! Seigneur jarl, vous avez reçu votre patrimoine, et non seulement le patrimoine de votre père, mais aussi tout ce que Håkon Sverreson vous a laissé.
L’évêque Nicolas. — Pas tout, brave Dagfinn. Respectez la vérité... le roi Håkon a gardé le sceau et l’anneau d’or qu’il porte au bras.
Håkon. — Qu’importe ; avec l’aide de Dieu, je trouverai certainement l’occasion d’acquérir d’autres biens. Et maintenant, vassaux, seigneurs prêtres, chefs et gens de ma maison, il est temps de tenir selon la coutume l’assemblée du royaume. Jusqu’à ce jour, j’ai eu les mains liées ; personne ne me reprochera, je suppose, de chercher à briser ces liens.
Le jarl Skule. — Il y en a plus d’un qui se trouve dans votre cas, Håkon Håkonsson.
Håkon, soudain attentif. — Seigneur jarl, que voulez-vous dire ?
Le jarl Skule. — Que nous tous, prétendants à la couronne, nous avons le même désir de retrouver notre liberté d’action. Nous avions tous les mains liées, car chacun d’entre nous ignorait l’étendue exacte de ses droits.
L’évêque Nicolas. — Il en est de même pour tout ce qui touche à l’Église, qui n’a pas été plus en sécurité que le reste du pays ; mais aujourd’hui, la loi du saint roi Olaf en décidera.
Dagfinn Bonde, à mi-voix. — Nouveau piège !
Les partisans de Håkon s’avancent autour de lui.
Håkon, s’efforçant de se contenir et s’avançant vers le jarl. — Je veux croire que je n’ai pas compris ce que vous venez de dire. L’épreuve du fer rouge a prouvé irréfutablement mon droit légitime à la couronne, de sorte que l’Assemblée du royaume n’a plus qu’à donner force de loi à mon élection, prononcée par l’Öreting il y a six ans déjà.
Plusieurs voix parmi les partisans du jarl et de Sigurd. — Non, non, nous le contestons.
Le jarl Skule. — Telle n’était pas la pensée de ceux qui ont proposé de tenir ici l’Assemblée du royaume. Avoir subi victorieusement l’épreuve du fer rouge ne vous donne pas droit au pouvoir souverain ; elle vous autorise seulement à prendre rang parmi nous, candidats au trône, et à opposer vos prétentions aux nôtres.
Håkon, se maitrisant. — Cela signifie en deux mots que, pendant six ans, j’ai illégalement porté le titre de roi et que vous, seigneur jarl, vous avez illégalement gouverné le pays comme mon tuteur.
Le jarl Skule. — Nullement ; après la mort de mon frère, il fallait bien désigner quelqu’un pour porter le titre de roi. Les Birkebeiner, et surtout Dagfinn Bonde, se sont dévoués à votre cause et ont assuré votre élection avant que nous ayons le temps de faire valoir nos prétentions.
L’évêque Nicolas, à Håkon. — Le jarl veut dire que l’élection de l’Öreting vous a donné la jouissance du titre de roi, mais non sa possession.
Le jarl Skule. — Vous avez joui du pouvoir royal et de toutes ses prérogatives, mais Sigurd Ribbung, Guttorm Ingesson et moi-même, nous pensons que nous sommes aussi proches parents que vous du dernier roi. Et à présent, la loi va décider qui d’entre nous doit prendre possession de manière définitive de l’héritage contesté.
L’évêque Nicolas. — En toute honnêteté, la manière de voir du jarl me semble juste.
Le jarl Skule. — Au cours de ces dernières années, il a été plus d’une fois question de l’épreuve du fer rouge et de l’Assemblée du royaume, mais toujours quelque chose survenait pour empêcher le recours à l’une ou l’autre. Au reste, seigneur Håkon, si vous pensiez que votre droit était irrévocablement assuré par la première élection, pourquoi avez-vous consenti à l’épreuve du fer rouge ?
Dagfinn Bonde, exaspéré. — Aux armes, gens du roi, et que l’épée en décide !
Des hommes du roi, accourant. — Sus aux ennemis du roi !
Le jarl Skule, retenant ses hommes avec une grande autorité. — Ne tuez personne ! Ne blessez personne ! Tenez-les seulement à distance.
Håkon, retenant également les siens. — Que celui qui a tiré l’épée la remette au fourreau. Au fourreau, vous dis-je ! (D’une voix calme, à ses partisans :) Votre conduite rend ma situation dix fois pire.
Le jarl Skule. — Il en est ainsi dans tout le pays, chaque homme se dresse contre son voisin, Vous le voyez, Håkon Håkonsson. Maintenant, je pense que vous comprenez ce que vous avez à faire, si la paix du pays et la vie de ses habitants vous tiennent tant soit peu à cœur.
Håkon, après avoir réfléchi un instant. — Oui... je le vois. (Il prend la main d’Inga et se tourne vers un de ceux qui se tiennent autour de lui :) Torkell, tu as été un des fidèles de mon père ; emmène chez toi cette femme et sois bon pour elle. Elle tenait une grande place dans le cœur de mon père Håkon Sverreson ! Dieu te bénisse, ma mère. Je me rends maintenant à l’Assemblée du royaume. (Inga lui serre la main et sort avec Torkell. Håkon reste un moment silencieux, puis il fait quelques pas en avant et dit d’une voix claire :) C’est la loi qui décidera, elle seule ! Vous, Birkebeiner, qui avez pris part à l’Öreting et m’avez choisi pour roi, je vous délie du serment de fidélité que vous m’avez prêté. Toi, Dagfinn, tu n’es plus mon sénéchal. Je ne veux plus ni sénéchal, ni cour, ni gardes royaux ou hérauts ; je suis pauvre ; tout mon héritage réside dans un sceau et dans cet anneau d’or ; c’est peu pour récompenser les services de tant d’hommes fidèles. Et maintenant, ô prétendants, ô mes compétiteurs, nous sommes égaux ; je n’ai rien de plus que vous, si ce n’est le droit que je tiens du Ciel, droit que je ne puis, ni ne veux, partager avec personne. Que les trompettes sonnent pour réunir l’Assemblée. Que Dieu et la loi du saint roi Olaf soient seuls juges !
Il sort à gauche, suivi de ses hommes ; on entend au loin la musique des trompettes et des cors.
Gregorius Jonsson, au jarl, tandis que la foule se disperse. — Pendant l’épreuve du feu, tu paraissais effrayé et abattu, et à présent, tu semble satisfait et plein de confiance.
Le jarl Skule, avec une expression de joie. — N’as-tu pas remarqué qu’il avait les yeux de Sverre quand il parlait ? Que l’Assemblée mette la couronne sur sa tête ou la mienne, le choix sera le bon.
Gregorius Jonsson, inquiet. — Mais ne cède pas. Songe à tous ceux que tu entraînerais dans ta chute.
Le jarl Skule. — Je suis sur le terrain du droit et ne redoute pas le jugement du saint.
Il sort à gauche avec sa suite.
L’évêque Nicolas, ayant rejoint Dagfinn Bonde qui était resté en arrière. — Confiance, brave Dagfinn, confiance. Mais tenez le jarl à bonne distance du roi quand celui-ci sera élu ; ne le laissez pas s’approcher.
Tous sortent par la gauche.
***
Une salle dans le palais royal. À gauche, au premier plan, une fenêtre basse ; à droite, la porte d’entrée. Au fond, une plus grande porte qui conduit à la salle du trône. Près de la fenêtre, il y a une table et, dans le reste de la salle, des chaises et des bancs. Dame Ragnhild et Margrete entrent par la petite porte. Sigrid les suit à quelques pas d’intervalle, sans se faire d’abord remarquer.
Dame Ragnhild. — Ici.
Margrete. — Oui, c’est l’endroit le plus discret.
Dame Ragnhild, allant à la fenêtre. — Et de là, nous pouvons voir le déroulement de l’Assemblée.
Margrete, jetant avec précaution un coup d’œil au dehors. — Oui, ils se sont tous rassemblés derrière l’église. (Elle se détourne en pleurant.) Voici venir la décision qui aura tant de conséquence.
Dame Ragnhild. — Qui sera le maître de ce palais demain ?
Margrete. — Ah ! Tais-toi. Jamais, je n’aurais pensé que je pourrais vivre un jour pareille épreuve.
Dame Ragnhild. — Ce jour devait fatalement venir ; être le tuteur du roi ne lui suffisait pas.
Margrete. — Oui... c’était fatal ; seul le titre de roi peut satisfaire son ambition.
Dame Ragnhild. — De qui parles-tu ?
Margrete. — De Håkon.
Dame Ragnhild. — Je parlais du jarl.
Margrete. — Il n’y a pas dans le monde d’homme qui leur soit supérieur.
Dame Ragnhild. — Vois-tu Sigurd Ribbung ? Quelle figure haineuse ! ... Il ressemble à un loup enchaîné.
Margrete. — Oui, vois. Il croise les mains sur le pommeau de son épée et y pose le menton.
Dame Ragnhild. — Il se mord sa moustache et rit...
Margrete. — Comme il est hideux !
Dame Ragnhild. — Il sait que personne ne soutiendra sa cause. C’est cette pensée qui le rend mauvais. Qui parle en ce moment ?
Margrete. — C’est Gunnar Grionbak.
Dame Ragnhild. — Est-il pour le jarl ?
Margrete. — Non, il est pour le roi.
Dame Ragnhild, lui jetant un coup d’œil. — Pour qui dis-tu ?
Margrete. — Pour Håkon Håkonsson.
Dame Ragnhild, regardant au dehors. Après un court silence. — Où est Guttorm Ingesson ?... Je ne le vois pas.
Margrete. — Derrière ses hommes, au dernier rang... Il porte un manteau de soie.
Dame Ragnhild. — Oui, là-bas.
Margrete. — On dirait qu’il a honte.
Dame Ragnhild. — C’est à cause de sa mère.
Margrete. — Une telle pensée ne trouble pas Håkon.
Dame Ragnhild. — Qui parle maintenant ?
Margrete, regardant au dehors. — Tord Skolle, le bailli de Ranafylke.
Dame Ragnhild. — Est-il pour le jarl ?
Margrete. — Non, pour Håkon.
Dame Ragnhild. — Avec quelle noble assurance, le jarl l’écoute.
Margrete. — Håkon semble calme aussi, mais son visage exprime une grande fermeté. (Avec vivacité :) Si un voyageur passait par ici, il reconnaîtrait sans conteste ces deux hommes parmi les milliers d’autres qui les entourent.
Dame Ragnhild. — Vois, Margrete ! Dagfinn Bonde apporte un siège en or à Håkon.
Margrete. — Pål Flida en place un autre derrière le jarl.
Dame Ragnhild. — Les gens de Håkon veulent l’en empêcher.
Margrete. — Le jarl retient le siège d’une main ferme.
Dame Ragnhild. — Håkon lui adresse des paroles véhémentes... (Elle quitte la fenêtre en poussant un cri.) Ô Jésus ! Regarde ses yeux... et son sourire ! Ce n’est plus le jarl !
Margrete, qui l’a suivie, épouvantée. — Ni Håkon non plus ! Ni le jarl, ni Håkon !
Sigrid, se dirigeant en hâte vers la fenêtre. — Quelle honte, quelle honte !
Margrete. — Sigrid !
Dame Ragnhild. — Toi ici !
Sigrid. — Quelle route fangeuse il leur faut suivre pour arriver au trône !
Margrete. — Ah ! Joins tes prières aux nôtres, que tout s’achève pour le mieux.
Dame Ragnhild, pâle d’effroi, s’adressant à Sigrid. — Tu l’as vu ?... Tu as vu mon époux ! ... Ces yeux et ce sourire... je ne l’aurais pas reconnu.
Sigrid. — Ressemblait-il à Sigurd Ribbung ?
Dame Ragnhild, à voix basse. — Oui, il ressemblait à Sigurd Ribbung.
Sigrid. — Riait-il comme Sigurd ?
Dame Ragnhild. — Oui, oui.
Sigrid. — Alors, ne cessons pas un instant de prier.
Dame Ragnhild, avec la force du désespoir. — Il faut que le jarl soit élu ! S’il n’est pas le premier dans le pays, il y perdra son âme.
Sigrid, d’une voix encore plus forte. — Alors, unissons nos prières !
Dame Ragnhild. — Silence ! Que se passe-t-il ? (À la fenêtre :) Des cris ! Tous les hommes se sont levés ; les bannières et les drapeaux flottent au vent.
Sigrid, lui saisissant le bras. — Prie, femme, prie pour ton époux !
Dame Ragnhild. — Saint Olaf, donne-lui les pleins pouvoirs sur ce pays !
Sigrid, d’une voix sauvage. — Non, non ! Il y va du salut de son âme.
Dame Ragnhild. — Il faut qu’il ait la puissance royale. Le jour où elle sera entre ses mains, tout ce qu’il y a de bien en lui trouvera à s’épanouir. Regarde, Margrete ! Écoute ! (Elle recule d’un pas.) Toutes les mains se lèvent pour prêter serment. (Margrete, à la fenêtre, écoute :) Dieu et saint Olaf ! À qui s’adresse le serment ?
Sigrid. — Prie !
Margrete écoute et lève la main pour leur commander de se taire.
Dame Ragnhild, après un temps. — Parle !
On entend, venant de l’Assemblée, le son des trompettes et des cors.
Dame Ragnhild. — Dieu et saint Olaf, de qui célèbre-t-on le triomphe ?
Un temps.
Margrete, tournant la tête du côté de dame Ragnhild. — Ils ont choisi Håkon Håkonsson comme roi.
On entend la musique du cortège royal, d’abord lointaine, puis se rapprochant de plus en plus. Dame Ragnhild se jette en pleurant dans les bras de Sigrid qui la fait sortir doucement à droite ; Margrete reste immobile, appuyée contre le rebord de la fenêtre. Les hommes du roi ouvrent la grande porte du fond. On aperçoit la salle du trône que remplit peu à peu le cortège formé par l’Assemblée.
Håkon, sur le seuil, se tournant vers Ivar Bodde. — Apporte-moi une plume, de la cire, de la soie... il y a là du parchemin. (D’un mouvement rapide, il se dirige vers la table et il y pose quelques feuilles de parchemin.) Margrete, je suis roi !
Margrete. — Je salue mon seigneur et maître.
Håkon. — Merci. (Il la regarde et lui prend la main.) Pardonnez-moi ; je ne pensais pas que mes paroles pouvaient vous blesser.
Margrete, retirant sa main. — Elles ne m’ont pas blessée. Vous êtes né pour être roi.
Håkon, vivement. — Oui, c’est ce que doit se dire quiconque se souvient de quelle manière singulière Dieu et les saints m’ont protégé de tout mal ! J’étais à peine âgé d’un an que les Birkebeiner m’emportaient dans les montagnes au milieu des tempêtes et des frimas, en forçant les rangs de ceux qui en voulaient à ma vie. Et à Nidaros, quand les Bagler brûlèrent la ville et tuèrent tant des nôtres, et que le roi Inge lui-même se sauva à grand-peine en se réfugiant sur un vaisseau : là aussi, je m’échappai sans avoir souffert aucun mal.
Margrete. — Votre jeunesse a été traversée de rudes épreuves.
Håkon, lui jetant un regard profond. — Peut-être auriez-vous pu adoucir mon sort ?
Margrete. — Moi ?
Håkon. — Vous auriez pu être ma sœur d’adoption pendant toutes ces années où nous avons grandi l’un à côté de l’autre.
Margrete. — Les circonstances ne le permettaient pas.
Håkon. — Non, vous avez raison... Nous restions chacun dans notre coin et n’échangions que rarement une parole... (Avec impatience :) Pourquoi tarde-t-il tant ? (Ivar Bodde entre avec ce qu’il faut pour écrire.) Enfin te voilà ; donne-moi ça...
Håkon s’assied près de la table et se met à écrire. Peu de temps après arrivent le jarl Skule, Dagfinn Bonde, l’évêque Nicolas et Vegard Vaeradal.
Håkon, levant les yeux et laissant tomber sa plume. — Seigneur jarl, savez-vous ce que j’écris ? (Le jarl se rapproche.) J’écris à ma mère. Je la remercie de tout le bien qu’elle m’a fait et l’embrasse mille fois... sur le parchemin, s’entend. On la conduira dans le bailliage oriental de Borga où elle vivra entourée des honneurs royaux.
Le jarl Skule. — Vous ne voulez pas la garder auprès de vous dans le palais ?
Håkon. — Elle m’est trop chère pour cela, jarl. Un roi ne doit pas avoir à ses côtés quelqu’un qui lui soit trop cher ; un roi doit avoir les mains libres, être seul, n’être dominé ni séduit par personne. Il y a tant de maux à guérir en Norvège !
Il continue à écrire.
Vegard Vaeradal, bas à l’évêque Nicolas. — C’est sur mon conseil qu’il a décidé d’éloigner la reine-mère Inga.
L’évêque Nicolas. — J’ai tout de suite compris de qui venait le conseil.
Vegard Vaeradal. — Mais c’est donnant, donnant !
L’évêque Nicolas. — Patience. Je saurai tenir ma promesse.
Håkon, tendant le parchemin à Ivar Bodde. — Apposez sur cette lettre le sceau royal et remettez-la vous-même, avec beaucoup de compliments affectueux.
Ivar Bodde, inquiet, après avoir jeté un coup d’œil sur la lettre. — Seigneur... aujourd’hui même, avez-vous écrit...
Håkon. — Le vent est favorable. Il vient du nord.
Dagfinn Bonde, intervenant également en faveur de la reine-mère et articulant chaque syllabe. — Rappelez-vous, seigneur, qu’elle a passé toute la nuit en jeûne et en prières.
Ivar Bodde. — Et il se pourrait qu’elle fût encore lasse après l’épreuve du fer rouge.
Håkon. — C’est vrai, c’est vrai. Ma bonne et chère mère... (Il reprend sa contenance royale.) Oui, si elle est trop lasse, qu’elle attende demain.
Ivar Bodde. — Que votre volonté s’accomplisse. (Il lui tend une nouvelle feuille de parchemin.) Et maintenant, seigneur, passons à la suite.
Håkon. — À la suite ? Ivar Bodde, je ne puis...
Dagfinn Bonde, montrant la lettre adressée à Inga. — Vous avez bien pu pour elle.
Ivar Bodde. — Vous devez rompre avec tout ce qui est péché.
L’évêque Nicolas, qui pendant ce temps s’est rapproché. — Liez les mains du jarl tout de suite, roi Håkon.
Håkon, à voix basse. — Croyez-vous ce sacrifice nécessaire ?
L’évêque Nicolas. — Jamais vous n’achèterez à meilleur prix la paix du pays.
Håkon. — Alors il le faut. La plume !
Il écrit.
Le jarl Skule, à l’évêque qui se retire à droite. — Vous avez l’oreille du roi, me semble-t-il.
L’évêque Nicolas. — Vous en profiterez.
Le jarl Skule. — Que dites-vous ?
L’évêque Nicolas. — Avant ce soir, vous me remercierez.
Il s’éloigne.
Håkon, tendant à Skule la...