L’inconnue De La Seine

Édition :

L’Inconnue de la Seine était une figure très populaire à la fin du XIXe siècle. Une jeune femme non identifiée, dont on avait repêché le corps dans la Seine, affichait une expression tellement heureuse que son visage fut immortalisé sous forme de masque mortuaire. Ce moulage a rencontré un grand succès et a été reproduit de nombreuses fois, y compris sous forme de tirage photographique. Cette “Joconde de la Seine” et son sourire énigmatique ont inspiré de multiples légendes à de nombreux écrivains, de Rainer Maria Rilke en 1910 à Guillaume Musso en 2021, en passant par Maurice Blanchot (qui possédait un moulage), Louis-Ferdinand Céline, Louis Aragon et bien sûr Ödön von Horvath. Fasciné par cette légende, Horvath imagine quelles circonstances ont pu conduire cette jeune femme à accomplir son geste.

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Ödön von Horváth

L’Inconnue

de la Seine

(Die Unbekannte aus der Seine)

Traduction française revue et corrigée de
Henri Christophe

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Albert

Thaller

Nicolo

Irène

Émile, un futur marié

Ernest

Théodore, un homme en deuil

L’inconnue

L’horloger

La gardienne

Clara, la fille de la gardienne

Un agent de police

L’étudiant du deuxième à droite

L’épouse de l’ingénieur du troisième à gauche

Le monsieur en habit

Le médecin légiste

Le commissaire

Le photographe judiciaire

Mathilde, une logeuse

Lilly, une jeune fille

Lucile

Petit Albert

Cette pièce se passe dans une grande ville traversée par un fleuve.

ACTE I

Une petite rue. Un vieil immeuble. À côté de la porte d’entrée, une horlogerie et un petit magasin de fleurs : roses, tulipes, jacinthes, cactus, lilas, jusque sur le trottoir. Du houx, aussi. La propriétaire du magasin de fleurs est blonde, célibataire et âgée d’environ vingt-cinq ans. Elle se prénomme Irène. Dans la vitrine de l’horloger, rien que des montres et des pendules, grandes et petites, anciennes et modernes. Des coucous, aussi. Et un baromètre.

Le soir va tomber. Fin mai.

Scène 1

Albert, un jeune homme, ancien employé d’une entreprise de transports, vient à passer en compagnie de Thaller et de Nicolo. Thaller, un monsieur d’un certain âge, au premier coup d’œil fait très bonne impression, au second un peu moins. Nicolo non plus n’inspire pas vraiment confiance, et ce dès le premier coup d’œil. Mais il est vêtu comme un gentleman.

Thaller. — Voici donc le numéro neuf. Belle bâtisse.

Albert. — Vieille.

Thaller. — Probable. Et le logement au-dessus de l’horlogerie est à louer ?

Albert. — Il est vide. (Un silence.) C’est petit, cette horlogerie.
Le coffre est à droite en entrant. L’horloger dort à l’arrière.

Nicolo. — Et là-bas, c’est le soupirail de la cave.

Albert. — Oui.

Un silence.

Thaller. — Combien tu as dit ? Trois mille ?

Albert. — Sûr.

Nicolo. — J’ai plutôt un bon feeling, moi.

Un silence.

Albert. — Moi, j’y vais pas.

Thaller. — Qu’est-ce que ça veut dire ?

Nicolo, le coupant. — Comme ça, tout d’un coup ?

Un silence.

Albert. — Je vous conduits. Je vous indique des coups, mais j’y vais pas.

Nicolo, ironique. — Tu veux te lancer dans une nouvelle vie ?

Thaller. — Pas d’actions irréfléchies, surtout !

Un silence.

Albert. — Une nouvelle vie... Hum. Suffit pas de vouloir.

Thaller, ricane. — Probable.

Albert. — Ça concerne quelqu’un d’autre... pas moi !

Nicolo. — On peut savoir ?

Albert reste silencieux.

Thaller. — Sans doute quelque madone. Qui va le quitter, ou l’a déjà fait...

Albert, avec un rictus. — Touché !

Nicolo. — Pas bien sorcier !

Thaller. — Elle a quelqu’un d’autre, et ça date pas d’aujourd’hui, exact ?

Albert. — Elle n’a personne d’autre.

Thaller. — On parie ?

Albert. — Je ne suis pas parieur.

Nicolo. — Il n’aime pas le risque.

Albert. — Bien. Je vais parier ! À cent contre un !

Thaller. — Tope-là ! Même à cent contre deux !

Nicolo. — Trop risqué !

Albert, s’emportant. — Qu’est-ce que vous y comprenez, vous autres ?

Il sort, furieux.

Scène 2

Les deux hommes, interloqués, le suivent du regard.

Nicolo. — Il n’a pas le choix. À deux, on n’est pas assez.

Thaller. — Il reviendra... Je ne me fais pas de bile pour ça.

Nicolo. — Une gonzesse, mêlée à notre affaire... ça ne me plaît pas, mais pas du tout. D’après mes nombreuses expériences personnelles...

Thaller, l’interrompant de façon paternelle. — Allons bon ! Ne vous en vantez pas trop, Casanova !

Nicolo, le fixant. — Qu’est-ce que tu sais de moi, blanc-bec ?

Thaller. — Rien.

Nicolo. — Eh bien, tu vois !

Il sort avec Thaller.

Scène 3

À présent, Irène sort de son magasin de fleurs avec Émile, un futur marié. Il est là pour acheter le bouquet de la mariée et hésite toujours. Il a un caractère mélancolique et hume les fleurs exposées sur le trottoir.

Irène. — Les jacinthes aussi sentent bon.

Émile. — Trop sévères.

Irène. — Eh bien, revenons-en aux roses, monsieur Émile. Le bouquet idéal pour la mariée. Les roses portent chance.

Émile, avec douleur. — Chance ?

Irène. — Bien sûr. C’est une superstition, mais moi, j’y crois. Pas vous ?

Émile. — Quand il le faut...

Irène. — Vous n’avez pas l’air de vivre ce jour comme un jour de joie, pas du tout alors...

Émile. — C’est que je ne suis pas quelqu’un de léger... Le mariage n’est pas un jeu d’enfants. Vous aussi, vous avez été fiancée. On apprend des choses quand on vit sous un même toit.

Irène, le dévisageant. — Que voulez-vous dire ?

Émile. — Je veux dire qu’on a vite fait de sacrifier son cœur à une personne qui en est indigne.

Irène. — Vous êtes méchant, au fond, monsieur Émile.

Émile. — Vous vous trompez cruellement. Dommage. Si je n’épousais pas déjà quelqu’un d’autre, je me marierais avec vous. Sans rire. Vous avez bon caractère, et les fleurs, c’est un métier agréable.

Irène. — Trop aimable.

Émile. — Le houx, c’est combien ?

Irène. — Il est à un prix très intéressant.

Émile. — Le lilas aussi d’ailleurs, on ferait peut-être mieux de...

Irène, l’interrompant. — Non. Les roses portent chance.

Scène 4

Ernest, un représentant, entre avec sa sacoche. Il a de la prestance et la langue parfois bien pendue.

Ernest, en saluant. — Salut Émile, bonsoir... (Il embrasse Irène rapidement sur la joue.) Et ce mariage alors ?

Émile. — On est en train de choisir le bouquet de la mariée...

Ernest. — Les roses portent chance !

Irène, à Émile. — Vous voyez !

Émile. — J’entends. Bon, on va s’arrêter là-dessus... (À Ernest.) Tu viens enterrer ma vie de garçon, ce soir ?

Ernest. — Question d’honneur !

Émile. — Au revoir...

Irène, avec malice. — Mes meilleurs vœux. Et beaucoup d’enfants !

Émile. — Les enfants portent chance.

II sort en passant par la porte d’entrée pour gagner son logement.

Scène 5

Ernest, le suivant du regard. — Un pessimiste. Un pauvre imbécile.

Irène. — Il faut que je te demande combien de fois de ne pas m’embrasser devant des inconnus...

Ernest. — Ma petite souris ! Tu crois que les gens sont aveugles ? Tu imagines qu’ils ne savent pas exactement combien de nuits je suis venu ici ? Ils enregistrent tout, c’est dans la nature humaine. Dieu, que je suis fatigué, et pratiquement rien vendu avec ça... Toi non plus, tu ne me plais pas trop... C’est-à-dire, on ne se connait que depuis trois semaines, mais tu es trop souvent dans un état dépressif... Je me fais du souci pour toi, Irène.

Irène. — Tu es gentil. Ce n’est pas rien de se séparer d’un coup de l’homme avec lequel on a vécu pendant plus de deux ans... Ça laisse des traces, Albert, on en garde une plaie ouverte.

Ernest. — Je ne m’appelle pas Albert. Moi, c’est Ernest.

Irène. — Pardonne-moi. Je t’en prie.

Un silence.

Ernest. — Redeviens raisonnable. En tant que commerçante sans soutiens, tu dois veiller à une réputation impeccable ! C’était pas possible, toi avec un gars pareil, un employé des transports viré pour malversations... Tu imagines !

Irène. — Malversations, oui. C’est comme ça que ça s’appelle officiellement. Il n’empêche.

Ernest. — Courage... (Il tente de l’embrasser sur la joue, elle refuse.) Mais pourquoi ? Il y a personne...

Irène. — Il n’empêche...

Un silence.

Ernest. — Je peux aller me laver les mains ?

Irène. — Vas-y. Il faut que je m’occupe des fleurs, moi...

Ernest sort.

Scène 6

Irène arrose les fleurs. Albert surgit... Elle le voit, tressaille, va rentrer dans le magasin.

Albert. — Attends !

Irène. — J’ai à faire.

Albert. — Alors je rentre avec toi.

Irène. — Tu restes dehors.

Albert. — Et ton cœur, Irène ?

Un silence.

Irène. — Faut-il que tu reviennes toujours ici... ? Ne me tourmente pas !

Albert. — Aucune importance !

Scène 7

Théodore, un homme en vêtements de deuil, passe rapidement. Il est très gai.

Théodore. — Bonsoir, belle dame ! Je passe juste pour vous rappeler de ne pas oublier ma couronne, ça ferait un bel esclandre !

Irène. — La couronne a été livrée depuis un bon moment.

Théodore. — Chez moi ou directement là-bas ?

Irène. — Directement au crématoire, monsieur.

Théodore. — Alors, tout est pour le mieux. Qu’avez-vous mis sur le ruban ?

Irène. — « Un dernier hommage ».

Théodore. — Bravo ! Très bien, très gentil ! Ça marche ! La tête d’enterrement que vous faites, ma jolie demoiselle ! Ce n’est pas vous qui avez perdu quelqu’un, c’est moi ! Mais, tenez, je ne perds pas l’humour pour autant ! On ne vit qu’une fois ! Moi, ce que j’en dis...

Il salue et sort.

Scène 8

Albert, suivant l’homme en deuil du regard. — Il y a des gens vraiment drôles.

Irène, comme à elle-même. — L’autre jour, j’ai eu une grosse frayeur. Un ami m’a emmenée dans un cercle qui s’intéresse à l’influence des astres sur la vie humaine...

Albert. — C’était qui, cet ami ?

Irène. — Tu ne le connais pas. Tout correspondait exactement. L’avenir aussi.

Un silence.

Albert. — Il est drôle, lui aussi ?

Irène. — Qui ça ?

Albert. — Ton nouvel ami, avec son astrologie.

Un silence.

Irène. — Ne me regarde pas comme ça, c’est inutile.

Albert. — Je regarde seulement ta broche... ma broche, de Venise.

Irène. — Veux-tu que je te la...

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