ACTE PREMIER
Scène première en Gaule
Marc Antoine, Paulus, Sertor,
Une voix
Pendant que les oiseaux, par leurs chants amoureux,
Prouvent au monde entier combien ils sont heureux,
Et que, montrant le ciel, les platanes immenses
Interprètent sans fin leurs poétiques danses,
César, alors consul, dans cet endroit lointain,
Pour revenir vainqueur sur le mont Palatin,
Combat tous ceux qui sont à sa Rome rebelles,
Ayant douze légions à leur maître fidèles,
Comprenant des soldats, courageux et zélés,
Et des héros qui sont à tant d’héros mêlés,
Dont le plus distingué est, sans l’ombre d’un doute,
Marc Antoine, qu’alors chaque Gaulois redoute :
Marc Antoine
César, à Alésia, aurait besoin de moi.
Si j’étais ce héros, dont, je ne sais pourquoi,
Tout le peuple romain, dans sa candeur extrême,
Me targue d’être bien, j’irais, de ce pas même,
Courir à son secours. Néanmoins, mon humeur
Ne me pousse pas trop à jouer l’agresseur ;
Mais si, demain, le ciel, se recouvrant de brume,
Aura à la gaieté substitué l’amertume,
Peut-être verras-tu mon glaive meurtrier
Rapporter des combats la gloire et le laurier.
Aujourd’hui je dis non ; le soleil étincelle,
Il fait bon, l’oiseau chante, et la nature est belle.
Paulus
Il faudrait cependant, avant qu’il soit trop tard,
Que tu viennes aider l’impatient César
Pour qu’il dise à chacun qu’il te doit sa victoire,
Et que, dans le sénat, te recouvrant de gloire,
Devant tes ennemis, contraints à rester cois,
Il fasse aux sénateurs connaître tes exploits.
Si tu crains de mourir, tu peux toujours attendre,
Caché au dernier rang, sans devoir te défendre,
Que notre immense armée écrase les Gaulois
Et impose sur eux ses éternelles lois.
Marc Antoine
Tu as raison, Paulus. Allons, l’âme zélée,
Nous mêler aux assauts que livre notre armée,
Et que, me protégeant, le dieu Mars tout puissant
M’inspire son ardeur et son air menaçant…
Sertor
Marc Antoine, je viens hors du champ de bataille
Te dire que César a maté la canaille,
Et que son front vainqueur, avec le tien aussi,
Sera par le laurier dès demain épaissi.
Marc Antoine bas, à Paulus
Comment ?! il a osé mettre fin à la guerre
Sans avoir mon avis concernant cette affaire ?!
Pourquoi a-t-il fait ça ? Paulus, ne crois-tu pas
Qu’il a agi ainsi pour que je n’y sois pas,
Et que le peuple entier, soumis à son suffrage,
Moque ma lâcheté et vante son courage ?
Haut, à Sertor
Sertor, noble Sertor, je disais à Paulus
À quel point il est doux d’entendre qu’il n’y a plus
D’ennemis dans la Gaule, et quelle chance a Rome
De pouvoir reposer sur un si puissant homme ;
Que, si Carthage avait César pour général,
Le sable couvrirait les plaines de l’Oural,
Que toutes les contrées, même dans mille années,
Seront par ses exploits de nouveau étonnées.
Sache, mon bon Sertor, que je suis très peiné
De l’avoir laissé seul la guerre terminer ;
Simplement, des gaulois, tenant une embuscade,
M’ont barré le chemin joignant son ambassade.
Sertor
Quoiqu’il en soit, César va bientôt arriver.
Tu t’en doutes, il est contre toi énervé.
Il veut savoir pourquoi il ne t’a vu te battre,
Depuis quand Marc Antoine a-t-il peur de combattre .
Scène II
César, Marc Antoine
César
C’est toi qui, aujourd’hui, devait me secourir,
Mais c’est moi qui vers toi suis contraint de venir.
Marc Antoine
César, je suis navré de t’avoir fait attendre,
Toi, le fils de Vénus, le rival d’Alexandre ;
Mais les choses parfois ne vont pas comme on veut,
Même lorsque l’on pense être l’égal d’un dieu.
Viens-tu donc me parler juste pour me maudire,
Ou bien as-tu, César, quelque chose à me dire ?
César
Sais-tu, illustre chef, que nous avons gagné ?
C’est moi, encor sonné, et de sang tout baigné,
Qui viens te l’annoncer, car il est impossible
Que tu saches que suite à un combat terrible
Nous l’avons emporté. Non, ton accoutrement
Est celui d’un flâneur profitant du moment,
Et qui peut-être même, esclave de ses vices,
S’est livré au plaisir et à tous ses caprices.
Marc Antoine
Un petit régiment de courageux Gaulois
S’est opposé à moi dans le fond de ce bois.
Je n'ai pas sur mon corps conservé de blessures,
Mais, dehors, tu verras plus de cent sépultures
Prouvant que mon discours n’est en rien mensonger,
Et qu’il est insensé pour toi de t’enrager.
De plus, tu sais combien mon âme t’est dévouée :
Tu m’as vu, devant toi, sous ma cape trouée,
Déposer à tes pieds des drapeaux d’ennemis
Que j’ai, grâce à ma force, en grand nombre soumis.
Te rappelles-tu quand, éprouvant mon courage,
Tu m’avais demandé d’amener d’une forge
Un tison enflammé, et, t’ayant pour témoin,
De le saisir tout chaud sans desserrer mon poing ?
Crois-tu, ayant jadis prouvé combien je t’aime,
Qu’aujourd’hui, par paresse, et par rancune même,
Je ne te suive plus ? Non, César, un méchant
Ne saurait se trouver au début attachant.
César
Si tu pouvais cesser de vivre dans l’opprobre,
D’être dans la journée au moins une heure sobre,
Les sculpteurs, dans le marbre, ayant gravé tes traits,
Feraient dans le Latium s’élever tes portraits,
Et, avides d’honneurs, de Rome les poètes
À tous rappelleraient dans leurs chants tes conquêtes.
Marc Antoine
Maintenant, César, dis-moi, que feras-tu ?
César
Prouver au monde entier ce que peut la vertu.
J’ai relu trop de fois les exploits d’Alexandre,
J’ai passé trop de temps de ma vie à attendre,
Pour que, de mon côté, je me résolve enfin
À vivre comme un lâche en espérant ma fin.
Tout le peuple de Rome à gouverner m’appelle.
De sa constitution il se trouve rebelle.
Celle-ci ne peut plus tenir sur ses piliers,
Et ne produit, hélas, que meurtres par milliers.
Qu’il n’y ait qu’un seul consul qui gouverne sur Rome,
Qu’à son empire seul celle-ci se conforme,
Pour qu’elle cesse enfin, méprisant le sénat,
D’écouter un Marius ou un Catilina.
Me demandant enfin ce que je compte faire,
Je te réponds ceci : agir vite ; adversaire
Du temps et de nos lois, renverser le sénat,
Puis Pompée et Crassus, que le triumvirat
Soit ainsi balayé, et fonder un empire
Qui aille de la Gaule aux rives de l’Épire.
Moi, je prends le sénat, à me nuire obsédé
Toi, va voir Ptolémée, et dis-lui de m’aider.
Marc Antoine
Étant l’homme qui t’est, César, le plus fidèle,
À te servir encor je montrerai mon zèle ;
Et, j’irai, pour toi seul, jusqu’aux bords éloignés
De l’Égypte que j’ai de tout temps dédaignés.
Scène III
Paulus, Marc Antoine
Paulus
Voilà mon général qui revient de la guerre !
Alors, as-tu subi de César la colère ?
Ou un de ses projets, savamment médité,
As-tu patiemment tout ce temps écouté ?
Marc Antoine
César veut mettre fin à notre république,
Et imposer sur Rome un pouvoir tyrannique.
Il lui faut donc l’appui du roi égyptien,
Et il veut que je l’aide à établir ce lien.
Paulus
Et toi, que feras-tu ? Iras-tu en Égypte ?
Ou bien son injonction laisseras-tu sans suite ?
Marc Antoine
À mon avis, Paulus, il est devenu fou,
Mais cette folie-là rend capable de tout ;
Suivons-le, et voyons jusqu’à quelle limite
Celle-ci portera sa soif de réussite.
Scène IV en Égypte
Marc-Antoine, Paulus, Amasis
Marc Antoine
Paulus, je suis repu. Presque à chaque matin,
Devant mon lit royal, on amène un festin,
Composé, en amont, des plus exquis mélanges
Qu’un homme peut goûter dans ces contrées étranges.
D’au moins un petit mois, sans trop exagérer,
Je souhaiterais vraiment ce séjour prolonger.
Et toi, Paulus, dis-moi, combien de jours encore
Puis-je rester avant que l’on me déshonore ?
Paulus
Trois jours ; après, César sera furieux,
Et, débarquant ici, fera de tout son mieux
Pour châtier l’ingrat qui veut tromper son maître.
Mais, toi, dis-moi comment cet homme a pu permettre
À toi, qui es si vain et si capricieux,
De tenir dans tes mains des fils aussi précieux.
Marc Antoine
Au fond, je ne sais pas. Se promenant dans Rome,
Il pourrait y croiser tout de suite un jeune homme,
Ayant fait comme moi son cursus honorum,
Et digne de l’aider à prendre l’imperium.
À mon avis, il croit que mon âme est pourvue
D’une ténacité que personne n’a vue.
Mais en réalité, ainsi que chacun sait,
De chaque vice humain j’ai fait le sûr essai ;
Je suis un orgueilleux, un fou, un irascible,
Qui cherche à éviter toute tâche pénible ;
Un homme fatigué qui ne demande aux jours
Que le moyen d’avoir des plaisirs pour toujours.
Mais peut-être que c’est grâce à cette maxime,
Que cet homme si dur a pour moi de l’estime.
Paulus
Je ne le pense pas. Pourtant, pour être franc,
L’estime qu’il te porte en tous points me surprend.
Amasis
Antoine, notre roi te convie à te rendre
Dans son appartement. Il ne saurait attendre…
Scène V
Ptolémée, Marc Antoine
Ptolémée
Depuis dix jours déjà, profitant du palais,
Tu séjournes ici aux dépends de mes frais,
Antoine, mais dis-moi, maintenant, je t’en prie,
Quel message secret t’a confié ta patrie.
Marc Antoine
Ptolémée, O grand roi, pharaon si puissant,
Je voudrais de bon cœur te confier à l’instant
Ce mystérieux secret, mais, dans ta grande salle,
Un espion entendrait ce que je te dévoile.
Ptolémée
Antoine, tu le sais, dans mon appartement,
Tu peux, comme il te plaît, t’exprimer librement.
Aucun espion caché n’entendra ton message.
Allez, dis la raison qui cause ton passage.
Cléopâtre
Oui, dis-la-nous...