Henrik Ibsen
Peer Gynt
Poème dramatique en cinq actes
(Peer Gynt)
Traduction française de
Maurice Prozor
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Aase, veuve d’un paysan (prononcer : Ose)
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Peer Gynt, son fils (prononcer : Per Günt)
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Deux bonnes femmes, portant des sacs de blé
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Aslak, forgeron
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Gens de la noce
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Un maître-coq, un musicien ambulant
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Un ménage de paysans immigrés
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Solveig et la petite Helga, leurs filles
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Le paysan propriétaire d’Hægstad
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Ingrid, sa fille
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Le marié et ses parents
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Trois bergères
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Une femme en vert
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Le vieux de Dovre
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Un troll de cour, autres trolls, petits trolls des deux sexes, deux sorcières, gnomes, lutins, etc.
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Un vilain garçon
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Une voix dans les ténèbres
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Des cris d’oiseaux
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Kari, femme d’un journalier
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Master Cotton
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M. Ballon
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Herr von Eberkopf
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Herr Trompeterstrahle
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Un voleur
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Un receleur
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Anitra, fille d’un chef bédouin
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Arabes, esclaves, danseuses, etc.
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La statue de Memnon
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Le Sphinx de Gizeh
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Begriffenfeld, professeur et docteur en philosophie, directeur de l’hospice d’aliénés du Caire
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Huhu, réformateur malabarais
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Hussein, ministre d’un potentat d’Orient
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Un fellah portant une momie royale
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Aliénés accompagnés de leurs gardiens
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Un capitaine de navire norvégien
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Des matelots
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Un passager
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Un prêtre
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Un convoi funèbre
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Un bailli
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Un fondeur de boutons
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Un personnage maigre
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L’action commence dans les premières années du siècle et finit presque de nos jours. Elle se passe dans le Gudbrandsdal et sur les fjelds environnants, sur la côte du Maroc, au Sahara, dans l’hospice d’aliénés du Caire, sur mer, etc.
Acte premier
Un espace boisé près de l’enclos d’Aase. En bas, un torrent. De l’autre côté, un vieux moulin. Chaude journée d’été.
Peer Gynt, garçon de vingt ans, solide et bien bâti, descend le sentier, suivi de sa mère Aase, petite et délicate. Elle le gronde et paraît furieuse.
Aase. — Tu mens, Peer.
Peer Gynt, sans s’arrêter. — Non, je ne mens pas.
Aase. — Alors jure-moi que c’est vrai.
Peer Gynt. — Pourquoi veux-tu que je le jure ?
Aase. — Tu vois bien tu n’oses pas. Fi, le vilain ! Tout cela, ce ne sont que des histoires.
Peer Gynt, s’arrêtant. — Non, — c’est vrai d’un bout à l’autre.
Aase, se plaçant devant lui. — Tu n’as pas honte de mentir à ta mère ? Ah ça ! tu t’en vas chasser le renne dans les fjelds pendant des mois sans te soucier de la récolte ; tu rentres ensuite sans fusil ni gibier, la pelisse déchirée, et maintenant tu veux me faire voir la lune en plein midi, avec tes histoires de chasse à dormir debout. Voyons ! Ce bouquetin, où l’as-tu surpris ?
Peer Gynt. — À l’ouest de Gendin.
Aase, railleuse. — Très bien ! Après ?
Peer Gynt. — J’avais le vent contre moi, un vent très vif. Derrière un tronc d’arbre renversé, il cherchait de la mousse sous la neige.
Aase, même jeu. — Très bien. Va donc !
Peer Gynt. — J’étais à l’affût, retenant mon souffle. J’entendais la couche de neige craquer sous ses sabots et j’apercevais un bout de corne. Alors je me glissai doucement, je rampai de son côté, et, caché entre les pierres, je l’épiai. Non, vrai, tu n’as jamais vu bouquetin pareil, si gras, si luisant.
Aase. — Pour sûr que non !
Peer Gynt. — Paf ! je tire. Le bouquetin roule par terre. Alors je lui saute sur le dos, lui saisis l’oreille gauche et vais lui plonger mon couteau entre les épaules, quand, tout à coup, le monstre pousse un rugissement, se dresse sur ses quatre pattes, jette plusieurs fois sa tête en arrière, me fait tomber le couteau de la main et, m’emprisonnant les reins entre ses cornes, comme dans un étau, bondit avec moi à travers le fjeld de Gendin.
Aase, involontairement. — Seigneur Jésus !
Peer Gynt. — Le connais-tu, ce fjeld, d’un demi-mille de long, cette arête aiguë comme une faux, aboutissant à une pente abrupte, toute en éboulements, en névés ? Des deux côtés, un roc à pic descendant droit, jusqu’au fjord noir, sinistre, vertigineux et profond de treize cents aunes ? Lancés sur cette crête, la bête et moi, nous fendions l’air. Jamais je n’avais enfourché pareille monture ! On aurait dit que nous galopions vers le soleil. Au-dessous de nous, dans l’abîme, des aigles aux ailes brunes semblaient voler en arrière, comme des fétus emportés par le vent. Tout en bas, je vis un énorme glaçon se briser contre la côte, et pas le moindre bruit ne me parvint. Seuls les démons du vertige, chantant, dansant en ronde, m’emplissaient les yeux et les oreilles.
Aase, étourdie. — Seigneur, ayez pitié de nous !
Peer Gynt. — Tout à coup, sur un point de cette crête escarpée, une volée de perdrix cachée dans un creux se leva, caquetante, effarée sous les sabots du bouquetin. Celui-ci fait un demi-tour et, d’un saut mortel, se précipite dans le gouffre ! (Aase chancelle et s’accroche à un arbre. Peer Gynt continue sans s’arrêter.) Derrière nous la sombre falaise, devant nous un abîme sans fond ! Nous fendîmes d’abord une couche de brouillard, puis une nuée de mouettes qui, poussant des cris de peur, s’envolèrent aux quatre vents. Nous descendions comme un trait. Tout au fond j’apercevais une tache brillante, blanche comme un ventre de renne. Mère ! C’était notre propre image reflétée par le lac tranquille et qui, de la surface des eaux, montait du train foudroyant qui nous emportait nous-mêmes.
Aase. — Peer ! Mon Dieu ! Achève, achève !
Peer Gynt. — Bouc contre bouc, celui de l’air, celui du lac se rencontrèrent enfin. Le flot jaillit, écumant. Et nous voilà battant l’eau longtemps, longtemps, lui nageant en avant, moi à sa remorque, jusqu’à la rive nord du fjord. Alors je pris le chemin d’ici.
Aase. — Eh bien ! Et le bouquetin ?
Peer Gynt. — Le bouquetin ? Il court encore. (Il fait claquer ses doigts et exécute une pirouette.) Bien malin qui le rattrapera !
Aase. — Et tu ne t’es pas cassé le cou ? Pas même les jambes ? Tu ne t’es pas rompu le dos ? Oh ! merci, mon Dieu, qui m’avez préservé et rendu mon garçon ! Pourtant la culotte a reçu un accroc. Mais il n’y a pas de quoi parler, quand on pense à tout ce qui aurait pu lui arriver. (Elle s’arrête soudain, le regarde, bouche bée, reste longtemps sans trouver de paroles, et s’écrie enfin.) Ah ! Bandit ! Ah ! Maître menteur ! En voilà des inventions du diable ! Mais cette histoire que tu me débites, je me souviens l’avoir entendue conter quand j’étais jeune fille. Ce n’est pas à toi, c’est à Gudbrand Glese qu’elle est arrivée.
Peer Gynt. — Elle nous est arrivée à tous deux quoi ! Ces histoires-là, ça se répète de temps en temps.
Aase, rageusement. — Oui, oui, ça peut se retourner, un mensonge, s’enjoliver de mille façons, se parer si bien qu’on n’en reconnaisse plus la vieille carcasse. C’est bien là ce que tu fais. Tu lui mets des ailes d’aigle et d’autres choses magnifiques ou horribles. À la fin le monde est pris dans ce tissu de contes. Ça vous effraie, ça vous coupe la parole. On ne reconnaît plus une histoire qu’on connaissait depuis longtemps.
Peer Gynt. — Si quelqu’un d’autre que toi me disait cela, je l’assommerais.
Aase, pleurant. — Mon Dieu ! si je pouvais mourir et reposer en terre ! Rien ne prend sur lui, ni pleurs, ni prières. Ah ! Peer tu es bien perdu, à tout jamais perdu !
Peer Gynt. — Va, petite mère, tu es gentille et tu as raison dans tout ce que tu dis. Ne te fâche pas et sois gaie.
Aase. — Tais-toi ! Peut-on être gaie avec un cochon de fils comme toi ? N’est-ce pas dur pour une pauvre veuve d’être ainsi abreuvée de honte ? Voilà toute ma récompense. (Elle pleure de nouveau.) Qu’est-ce qui reste de toutes les richesses de ton grand-père ? Où sont les boisseaux d’argent du vieux Rasmus Gynt ? Où sont tous ses écus ? Ton père les a fait danser. Il les a semés comme du sable, achetant des terrains dans toutes les communes d’alentour, se faisant rouler dans des carrioles dorées. Et tout l’argent gaspillé pour ce grand festin d’hiver où les bouteilles volaient en éclats, où chaque convive brisait son verre contre le mur ? Où est-il, cet argent ?
Peer Gynt. — Mais où sont les neiges d’antan ?
Aase. — Silence devant ta mère ! Regarde la maison, l’enclos ! Il n’y a pas deux vitres dont l’une ne soit bouchée avec de vieux chiffons. Les haies et les barrières sont par terre ; le bétail n’a pas où s’abriter ; les champs sont en friche, et il y a une saisie tous les mois.
Peer Gynt. — Trêve de radotages ! La chance a souvent tourné au moment où on s’y attendait le moins.
Aase. — La chance ? Il y a longtemps qu’on n’en cultive plus ici. Ah ! L’on ne dirait pas que tu es un homme, toi, et pourtant tu es toujours le même gars solide et dégourdi dont ce prêtre de Copenhague, qui t’a demandé ton nom, disait qu’il n’y avait pas de prince là-bas à avoir une aussi bonne tête. Même que ton père, pour ce propos, lui a fait cadeau d’un cheval, et d’un traîneau par-dessus le marché. Oh ! en ce temps-là, on admirait tout chez nous. Le doyen, le capitaine et tout le bataclan ne sortaient pas de la maison, mangeant, buvant, faisant ripaille à en crever. Mais c’est dans le malheur qu’on connaît les gens. Du jour où « Jean, le colporteur » s’en est allé par les chemins, son sac sur le dos, tout devint silencieux ici, il ne vint plus âme qui vive. (Elle s’essuie les yeux avec son tablier.) Oui, oui, tu es grand et fort, et tu devrais bien servir d’appui à la vieille mère malade, entretenir l’enclos, défendre les derniers restes de ton bien. (Elle recommence à pleurer.) Vaurien ! Dieu sait que tu ne m’as jamais été d’aucun aide. À la maison, tu ne sais que faire le fainéant, étendu devant l’âtre, à remuer la cendre. Dehors, quand tu vas à une assemblée, tu fais fuir les filles et te bats avec les plus mauvais sujets de la commune. À cause de toi, je suis la risée de tout le monde.
Peer Gynt, s’éloignant d’elle. — Laisse-moi tranquille.
Aase, le suivant. — Nieras-tu que c’est toi qui as causé, il n’y a pas bien longtemps, la terrible bagarre de Lunde, où vous vous êtes battus comme chiens enragés ? N’est-ce pas toi qui as cassé le bras à d’Aslak, le forgeron, ou qui lui as, du moins, foulé un doigt ?
Peer Gynt. — Qui t’a conté toutes ces balivernes ?
Aase, rageusement. — La femme du journalier l’a entendu beugler.
Peer Gynt, se frottant le coude. — Ce n’était pas lui, c’était moi.
Aase. — Toi ?
Peer Gynt. — Oui, mère, puisque j’étais le battu.
Aase. — Comment cela ?
Peer Gynt. — C’est un gaillard, vois-tu...
Aase. — Qui ça ?
Peer Gynt. — Aslak, donc.
Aase. — Va, tu me dégoûtes ! Quoi ! Battu par un sale ivrogne, par un pilier de cabaret, par un misérable noceur de cette espèce ! (Elle recommence à pleurer.) Ah ! J’ai essuyé bien des hontes et des ignominies, mais celle-ci est la pire de toutes : un gaillard ? Et quand c’en serait un, était-ce une raison pour lui céder ?
Peer Gynt. — Que je batte ou que je sois battu, c’est toujours la même complainte. (Riant.) Console-toi, mère.
Aase. — Encore un nouveau mensonge ?
Peer Gynt. — Cette fois-ci tu peux sécher tes larmes. (Fermant le poing gauche.) Tiens ! dans cet étau, j’ai fini par tenir mon forgeron. Et l’autre poing faisait le marteau.
Aase. — Ah ! Vilain batailleur ! Tu vas me faire mourir avec ta conduite !
Peer Gynt. — Mais non, petite mère, méchante petite mère, gentille petite mère, tu mérites mille fois mieux que cela. Va ! Fie-toi à ma parole. Tout le monde, dans la commune, s’inclinera devant toi. Attends seulement que j’aie fait quelque grande, très grande action !
Aase, railleuse. — Toi !
Peer Gynt. — On ne sait pas ce qui peut arriver.
Aase. — Si tu pouvais seulement apprendre à raccommoder ta culotte, je n’en demanderais pas davantage.
Peer Gynt, avec fureur. — Je serai roi, empereur !
Aase. — Dieu me pardonne, voilà son dernier grain de raison qui s’en va !
Peer Gynt. — C’est comme je te dis. Donne-moi le temps seulement.
Aase. — Oui, oui, « donne-moi le temps de devenir prince », comme dit l’autre.
Peer Gynt. — Tu verras, mère, tu verras.
Aase. — Veux-tu bien finir ! Tu es fou à lier. C’est vrai, cependant tu aurais pu devenir quelque chose si, du matin au soir, tu n’avais pas la tête pleine de mensonges et de sottes inventions. La fille de Hægstad te regardait d’un œil tendre. Tu aurais pu l’obtenir, si tu l’avais voulu bien sérieusement.
Peer Gynt. — Tu crois ?
Aase. — Le père n’a pas la force de résister à son enfant. Il est entêté à sa façon, mais Ingrid finit toujours par avoir le dessus. Tout en bougonnant, le vieux grognon fait ce qu’elle veut. (Elle recommence à pleurer.) Ah ! Peer, mon enfant, une fille comme cela, — très riche, — une fille de propriétaire ! Dire que, si tu avais seulement voulu, tu serais son heureux époux, au lieu de traîner ici, sale et déguenillé.
Peer Gynt, vivement. — Viens ! Allons-y de ce pas.
Aase. — Où cela ?
Peer Gynt. — À Hægstad.
Aase. — Mon pauvre garçon ! Nous trouverions porte close.
Peer Gynt. — Pourquoi cela ?
Aase. — Hélas ! Tu as laissé échapper le moment, l’occasion.
Peer Gynt. — Allons, dis tout.
Aase, sanglotant. — Pendant que tu chevauchais dans les airs, sur ton bouquetin, Mads Moen a obtenu la fille !
Peer Gynt. — Quoi ! Cet épouvantail qui faisait peur aux filles ! Lui !
Aase. — Oui, c’est lui qu’elle épouse.
Peer Gynt. — Attends-moi, je vais atteler.
Il veut s’éloigner.
Aase. — Tu peux t’épargner cette peine. La noce est fixée à demain.
Peer Gynt. — Baste ! J’y serai ce soir.
Aase. — Ah ! Le méchant ! Veux-tu augmenter mon chagrin en te faisant la risée de tout le monde ?
Peer Gynt. — Remets-toi. Tout ira bien. (Criant et riant.) Gai, gai ! Nous attelons. Je vais chercher la jument.
Il soulève Aase dans ses bras.
Aase. — Lâche-moi !
Peer Gynt. — Non. Je vais t’emporter ainsi jusqu’à la noce !
Il s’engage dans le torrent.
Aase. — Au secours ! Seigneur, ayez pitié de nous ! Peer ! Nous allons nous noyer.
Peer Gynt. — Ce ne serait pas une mort noble. Je suis né pour de plus hautes destinées.
Aase. — Pour être pendu, bien sûr. (Lui tirant les cheveux.) Ah ! Garnement !
Peer Gynt. — Tiens-toi tranquille. L’endroit est glissant.
Aase. — Âne bâté !
Peer Gynt. — Va ! Laisse aller ta langue, cela ne fait de mal à personne. Bien ! Voici que nous remontons.
Aase. — Ne me lâche pas !
Peer Gynt. — Veux-tu que nous jouions à Peer et au bouquetin. Hope-là ! (Galopant.) Je suis le bouquetin, tu es Peer.
Aase. — Ah ! Je ne sais plus où j’en suis !
Peer Gynt. — Tu vois : nous avons passé le gué. (Il remonte sur la terre ferme.) Voyons, un gentil baiser au bouquetin pour l’avoir fait passer.
Aase, lui donnant un soufflet. — Tiens ! Voici ta paie !
Peer Gynt. — Aïe ! C’est de la mauvaise monnaie !
Aase. — Lâche-moi !
Peer Gynt. — Pas avant que nous soyons chez les parents de la mariée. Tu parleras pour moi. Tu es intelligente. Fais entendre raison à ce vieux fou. Dis-lui que Mads Moen est une andouille.
Aase. — Lâche-moi.
Peer Gynt. — Et dis-lui aussi quel bon garçon est Peer Gynt.
Aase. — Ah ! tu peux compter là-dessus ! Je te donnerai un bon certificat. On te connaîtra de figure et de dos. Pas une de tes satanées frasques n’y manquera. Ce sera un tableau complet.
Peer Gynt. — Vraiment ?
Aase, avec des coups de pieds de rage. — Je ne fermerai pas la bouche avant que le vieux n’ait lancé ses chiens sur toi comme sur un rôdeur de grands chemins.
Peer Gynt. — Hum... Je préfère y aller seul.
Aase. — En ce cas, je te suivrai.
Peer Gynt. — Non, mère chérie, tu n’en as pas la force.
Aase. — Pas la force ! Je suis si furieuse que je pourrais briser des pierres avec les doigts, avec les dents ! Lâche-moi !
Peer Gynt. — Bien, si tu promets...
Aase. — Rien du tout ! Je veux te suivre, leur dire qui tu es !
Peer Gynt. — Non, tu resteras ici !
Aase. — Jamais ! Je veux aller là-bas !
Peer Gynt. — Tu n’iras pas.
Aase. — Comment m’en empêcherais-tu ?
Peer Gynt. — En te plantant sur le toit du moulin.
Il la hisse sur te toit malgré elle. Aase crie et se débat.
Aase, sur le toit. — Descends-moi !
Peer Gynt. — Oui, mais écoute ce que je vais te dire.
Aase. — Je m’en moque !
Peer Gynt. — Chère mère, je t’en prie !
Aase, lui lançant une motte de terre . — Descends-moi à l’instant.
Peer Gynt. — Je le voudrais, mais je n’ose pas. (Il s’approche d’elle.) Fais attention et tiens-toi tranquille ; si tu donnes des coups de pieds, si tu lances des pierres, cela pourrait mal finir. Tu pourrais dégringoler.
Aase. — Canaille !
Peer Gynt. — Ne remue pas tant.
Aase. — Puisses-tu être balayé de ce monde comme une ordure que tu es !
Peer Gynt. — Fi donc, mère !
Aase. — Je crache sur toi.
Peer Gynt. — Tu devrais plutôt me donner ta bénédiction. Veux-tu ? Dis ?
Aase. — Ce que je te donnerai, c’est une bonne fessée, si grand que tu sois.
Peer Gynt. — Eh bien en ce cas, adieu, mère chérie ! Patience : je ne tarderai pas à revenir. (Il s’éloigne, se retourne et, avec un geste d’avertissement, ajoute.) Prends garde de trop remuer.
Il s’en va.
Aase. — Peer ! — Miséricorde, il s’en va pour de bon ! Ah ! monteur de bouc, vilain menteur, écoute ! Non, le voici qui détale ! (Criant.) Au secours ! Je me trouve mal !
Deux vieilles femmes, chacune un sac sur le dos, descendent la côte s’acheminant vers le moulin.
Première vieille. — Jésus ! Qui est-ce qui crie comme ça ?
Aase. — C’est moi !
Seconde vieille. — Aase ! Que faites-vous donc sur le toit ?
Aase. — Ah ! Je n’y resterai pas longtemps. Ma dernière heure va sonner.
Première vieille. — Bon voyage, alors !
Aase. — Vite une échelle ! Je veux descendre. Ce satané Peer !
Seconde vieille. — Votre fils ?
Aase. — Vous pouvez dire maintenant que vous avez vu un de ses tours.
Première vieille. — Pour ça oui, nous en témoignerons.
Aase. — Avant tout, il faut m’aider. Je dois courir à Hægstad.
Seconde vieille. — C’est donc là qu’il allait tout à l’heure ?
Première vieille. — En ce cas vous serez vengée. Il y rencontrera le forgeron.
Aase, se tordant les mains. — Miséricorde de Dieu ! Ils finiront par me tuer mon gars !
Première vieille. — Mon Dieu ! puisqu’il faut mourir tôt ou tard, si tel est son destin...
Seconde vieille. — Elle a perdu le sens. (Criant.) Hé, là-bas ! Eyvind, Anders, venez donc !
Une voix d’homme. — Qu’est-ce qu’il y a ?
Seconde vieille. — C’est Peer Gynt qui a hissé sa mère sur le toit du moulin !
***
Une colline couverte de buissons et de bruyères. Au fond, le chemin communal, bordé d’une haie.
Peer Gynt arrive par un sentier, se dirige vivement jusqu’à la haie et regarde le pays qui s’étend devant lui.
Peer Gynt. — Voici Hægstad. J’y serai bientôt rendu. (Il se met en devoir de franchir la haie, mais se ravise.) Qui sait ? Ingrid est peut-être seule dans sa chambre. (Il met sa main en visière et regarde au loin.) Non. Le chemin fourmille d’invités. Hem. Je ferai peut-être mieux de rentrer. (Il retire la jambe engagée dans la haie.) Ils sont toujours là, à chuchoter, à ricaner derrière moi, que j’en ai chaud dans le dos. (Il fait quelques pas en s’éloignant de la haie et arrache quelques feuilles d’un air distrait.) Si l’on pouvait seulement boire un coup, ou si l’on pouvait se glisser sans être vu. Ou si l’on n’était pas connu de tous. Un petit verre, c’est encore ce qu’il y aurait de mieux. Quelque chose de fort. Ça vous raidit contre les risées des gens.
Il promène autour de lui un regard effrayé et se cache dans les buissons. Des gens, se rendant à la noce, passent, portant des vivres.
Un homme, causant avec d’autres. — Le père était un ivrogne, la mère est une gale.
Une femme. — Après ça, rien d’étonnant que le fils soit un vaurien.
Ils passent. Un instant après, Peer Gynt sort de sa cachette, rouge de honte et les suit des yeux.
Peer Gynt, à demi-voix. — Est-ce de moi qu’ils parlaient ? (Avec une indifférence forcée.) Eh bien, après ! Que m’importe ! Ils ne me mangeront pas, après tout. (Il se jette dans la bruyère et reste longtemps étendu sur le dos, regardant en l’air.) Quel drôle de nuage. On dirait un cheval sellé et bridé — il y a un cavalier dessus — et, derrière, une vieille sur un balai. (Avec un sourire malin.) Ça, c’est mère. Elle gronde, elle crie « Peer, arrête donc, animal ! » (Peu à peu, il ferme les yeux.) Tu vas voir, la vieille !
Qui chevauche là-bas au soleil de midi ?
Regarde c’est Peer Gynt ! Il a le front hardi.
Des gants brodés aux mains, à la hanche une épée.
Une escorte le suit, toute d’or équipée,
Avec des fers d’argent aux pieds de ses chevaux.
En long manteau de soie, il va par monts et vaux,
Et son regard descend sur une foule immense.
Les femmes devant lui font une révérence,
Le trouvant le plus fier et le plus beau de tous,
Sur son passage il pleut de l’or comme des sous.
Tous deviennent seigneurs, il n’y a plus de trace
De rôdeurs ni de gueux sur les chemins où passe
Entre deux rangs pressés, joyeux, émerveillés,
L’empereur Peer suivi de ses mille écuyers.
En chevauchant toujours il gagne une autre terre,
Par dessus l’Océan. Le prince d’Angleterre
Le reçoit sur la côte avec civilité.
Les filles d’Angleterre étalent leur beauté
Pour lui plaire, et l’on voit, se levant de leurs tables,
Lui faire les honneurs les grands et les notables.
L’empereur d’Angleterre aussi, portant la main
À son front couronné, vient jusqu’au grand chemin
Et dit...
Aslak le forgeron passe sur la route avec quelques autres.
Aslak. — Tiens ! c’est Peer Gynt. Il est saoûl, le cochon !
Peer Gynt, se dressant brusquement sur son séant. — Comment ça ? L’empereur... !
Aslak, s’appuyant sur la haie et ricanant. — Allons ! Lève-toi, mon gars !
Peer Gynt. — Diable ! Le forgeron ! Que me veux-tu ?
Aslak, aux autres. — Il n’a pas encore fini de cuver son vin, depuis l’autre fois.
Peer Gynt, se levant d’un bond. — Passe ton chemin.
Aslak. — Oui, mais, d’abord, mon gars, dis-moi ce que tu as fait pendant ces six semaines. Tu avais disparu. Tu viens peut-être de chez le vieux de la montagne. Hein ?
Peer Gynt. — Maître Aslak, j’ai fait des choses surprenantes.
Aslak, clignant de l’œil vers ses compagnons. — Voyons, conte-nous ça, Peer.
Peer Gynt. — Cela ne regarde personne.
Aslak, après un court silence. — Tu iras à Hægstad, bien sûr ?
Peer Gynt. — Non.
Aslak. — On disait dans le temps que la fille te voulait du bien.
Peer Gynt. — Veux-tu te taire, espèce de corbeau !
Aslak, reculant un peu. — Ne te fâche pas, Peer. Si Ingrid t’a fait faux bond, tu en trouveras d’autres. — Pense donc ! Le fils de Jean Gynt ! Viens à la noce. Il y aura de beaux morceaux de chair tendre, sans compter les veuves.
Peer Gynt. — Que le diable... !
Aslak. — Il s’en trouvera bien une qui voudra de toi. — Bonsoir ! Je vais saluer la mariée de ta part.
Ils s’en vont riant et parlant à mi-voix.
Peer Gynt, les suit des yeux un instant, hausse les épaules et se détourne à demi. — Qu’elle épouse qui elle veut, la fille de Hægstad. Je m’en moque. (Il s’examine.) La culotte ? Une vraie guenille. Si seulement j’en avais une de rechange ! (Frappant du pied.) Ah ! Le mépris de ces hommes ! Comme je prendrais un couteau de boucher pour leur extraire tout ce mépris du ventre ! (Regardant tout à coup derrière lui.) Qui est là ? Quelqu’un qui se moque de moi ? — Non, personne. — Je vais rentrer chez mère. (Il fait quelques pas en remontant la colline, mais s’arrête et tend l’oreille du côté d’Hægstad.) Ça grouille de filles ! Sept ou huit par homme ! Ah ! massacre et malheur, il faut que j’en sois ! — Oui, mais mère que j’ai laissée perchée sur le toit du moulin ? (Malgré lui, il regarde de nouveau du côté d’Hægstad et se met à rire et à sauter.) Allez donc ! Voici la danse en train. Quel violoneux que ce Guttorm ! Ça bout, ça gronde comme un torrent. Et l’essaim de filles miroite au soleil ! Ah ! Massacre et malheur, il faut que j’en sois !
Il franchit la haie d’un seul bond et s’élance sur le chemin.
***
L’enclos d’Hægstad. Au fond, la ferme. Foule d’invités. Danse animée sur la pelouse. Assis sur une table, le violoneux. Dans la porte, le Maître-Coq. Des cuisinières passent et repassent entre les bâtiments. Les gens d’âge mûr sont assis ça et là, causant entre eux.
Une femme, se joignant à un groupe assis sur quelques bûches. — La fiancée. Oui, c’est vrai, elle pleure un peu. Mais il ne faut jamais faire attention à cela.
Le maître-coq, à un autre groupe. — Allons, amis, videz les cruches !
Un homme. — Merci, ce n’est pas de refus. Mais tu les remplis trop vite.
Un gars, donnant la main à une fille et passant, dans un tour de danse, devant le violoneux. — Va donc, Guttorm ! Ne ménage pas les cordes !
La fille. — Fais bien résonner les échos !
Cercle de filles, autour d’un gars qui danse. — Voilà un joli pas !
Une fille. — Il a du ressort dans les jambes !
Le gars, dansant. — On est à l’aise ici. Le toit est haut, la salle est vaste !
Le marié, pleurnichant, s’approche de son père, qui cause avec quelques invités et le tire par le pan de son veston. — Elle ne veut pas, père. Elle est si têtue.
Le père. — Qu’est-ce qu’elle ne veut pas ?
Le marié. — Elle s’est enfermée.
Le père. — Eh bien ! tâche de trouver la clef.
Le marié. — Je ne peux pas.
Le père. — Imbécile !
Il se retourne vers les autres. Le marié s’éloigne et traverse la cour.
Un gars, accourant de derrière la ferme. — Hé, les filles ! On va s’amuser : Peer Gynt est ici !
Aslak, qui vient d’arriver. — Qui l’a invité ?
Le maître-coq. — Personne.
Il se dirige vers la maison.
Aslak, aux filles. — S’il vous parle, ne l’écoutez pas.
Une fille, aux autres. — Non. Faisons semblant de ne pas le voir.
Peer Gynt, arrive, tout échauffé, les yeux brillants, s’arrête au milieu du groupe et frappe des mains. — Quelle est la plus gaillarde de la bande ?
Une fille, dont il s’est approché. — Ce n’est pas moi.
Une autre, de même. — Ni moi.
Une troisième. — Ni moi.
Peer Gynt, à une quatrième. — Alors viens, toi, avant qu’il s’en présente une meilleure.
La fille, se détournant. — Je n’ai pas le temps.
Peer Gynt, à une cinquième. — Ce sera donc toi !
La fille, s’éloignant. — Je vais rentrer.
Peer Gynt. — Ce soir ? As-tu perdu le sens ?
Aslak, après un court silence, à demi-voix. — Regarde, Peer. La voici qui danse avec un vieux.
Peer Gynt, se tournant vivement vers un homme vieux qui se tient près de lui. — Tu n’en connais aucune qui ne soit pas engagée ?
L’homme. — Cherche.
Il s’éloigne de lui. Peer Gynt se calme tout à coup et glisse vers le groupe d’invités un...