Marieluise Fleisser
Pionniers
à Ingolstadt
Comédie en douze tableaux
(Pioniere in Ingolstadt)
Nouvelle traduction française de
Sylvie Muller
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Karl
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P’tit Max
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Le blafard
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Schiefing
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Benke
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Fabian Benke, son fils
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Berta, leur bonne
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Alma
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Bibrich, apprenti
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Le photographe
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L’adjudant Willi
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Le capitaine
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Des pionniers
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Des Filles
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Des Lycéens
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Des habitants
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Premier tableau
Entrée des pionniers avec leur forge de campagne fumante. Musique. Entrent Berta et Alma ainsi que des habitants.
Berta. — Et pourquoi ils ne chantent pas : « Auprès de ma blonde » ?
Alma. — C’est pas des mousquetaires, c’est des pionniers.
Berta. — Je croyais que c’était pareil.
Alma. — Si tu les avais fréquentés, tu saurais. Mais tu ne veux rien entendre. Tu as quel âge, maintenant ? Une année de plus, voilà.
Berta. — Alma, je ne veux pas me disputer avec toi. Alma, tu n’es pas fréquentable.
Des pionniers passent.
Alma. — Ah bon, tu crois ?
Berta. — Ta patronne t’a donné ton après-midi ?
Alma. — Elle ne peut plus rien me donner. Elle m’a renvoyée.
Berta. — Mais qu’est-ce que tu vas faire ? Te voilà bien.
Alma. — C’est pas ça qui va m’inquiéter. Les pionniers viennent d’arriver.
D’autres pionniers passent. « Attention, tête gauche ! »
Berta. — Je me demande comment tu vas finir, Alma.
Alma. — Ce n’est pas toi qui payeras les pots cassés.
Berta. — Mais on ne sait jamais.
Alma. — Je n’ai encore jamais dit du mal de toi.
Berta. — Jusqu’à maintenant ! Tu serais bien la première à me laisser tomber, si les autres savaient des choses sur moi.
Alma. — Berta, jamais ! Parce que jamais, jamais je ne ferai ça.
Berta. — On verra le moment venu, Alma. Mais l’amitié doit rester.
Alma. — Et moi, Berta, je ne t’abandonnerai pas.
Elle lui tend la main. Des soldats passent, avec une forge de campagne.
Berta. — Il faut que je te demande quelque chose : dis-moi juste comment on fait.
Alma. — Fait quoi ?
Berta. — Pour connaître quelqu’un.
Alma. — Avec moi, ça ne traîne pas.
Berta. — Je n’aimerais pas être comme toi. Mais j’aimerais bien connaître un homme.
Alma. — Tu as le fils de tes patrons.
Berta. — Je ne sais pas s’il...
Alma. — Tu dois savoir, s’il te veut quelque chose.
Berta. — Lui, il ne desserre pas les dents. Et chaque fois que je nettoie par terre, il vient se mettre dans mes jambes. Ça m’énerve.
Alma. — C’est que tu lui plais, c’est tout.
Berta. — Je ne pensais pas que ce serait comme ça.
Alma. — Tu n’as pas trop le choix.
Berta. — Si, j’ai le choix, mais c’est que j’aimerais connaître un Monsieur.
Alma. — Qui te parle d’un Monsieur, dis carrément un pionnier, ce n’est tout de même pas difficile.
Berta. — C’est que je me sauve dès qu’on me regarde.
Alma. — Bon, alors tu vas y aller voir, quand ils construiront le prochain pont. Ça viendra tout seul, éventunellement (sic). Le nouveau pont, par-dessus l’Altwasser. La ville fournit le bois, et c’est les pionniers qui le construisent. C’est toujours ça de moins à payer pour la ville.
Berta. — Ce n’est pas perdu pour tout le monde.
Toutes deux sortent. Entrent Benke et son fils Fabian.
Benke. — À ton âge, je savais y faire depuis longtemps.
Fabian. — Je n’accroche pas avec elles.
Benke. — Ça non plus, je ne l’aurais pas dit.
Fabian. — Écoute, il faut savoir y faire. Les filles d’aujourd’hui sont épouvantables.
Benke. — Nous aussi, on nous avait fait peur. Tu n’as pas de cran ?
Fabian. — Je le dis comme c’est. Je ne peux plus me retenir.
Benke. — C’est comme ça qu’on se fait avoir. Ouvre l’œil et garde la tête froide. Tu vas y arriver, va.
Fabian. — Il ne faut pas se tromper de fille.
Benke. — Berta est libre.
Fabian. — C’est facile à dire pour toi.
Benke. — Mais comment tu te débrouilles, mon garçon ? La bonne fait partie de la maison, c’est ce qu’il y a de plus pratique, ce n’est pas comme avec une inconnue. Je me demande bien qui tu ramènerais, sinon. Fabian, il faut toujours savoir ce qu’on veut. Tu vas aller la voir, dans le couloir...
Fabian. — Je ne trouve jamais rien à dire.
Benke. — C’est à ça que je sers, à te dire après ce qui n’allait pas.
Fabian. — J’ai beau penser et repenser...
Benke. — Ça va te faire une occupation pour les prochains temps. En amour, l’homme doit être froid, c’est comme ça qu’il devient l’homme de la situation.
Fabian. — Après ça, j’ai le cœur encore plus lourd.
Noir.
Deuxième tableau
Berta et Alma, assises sur un banc. Elles chantent ensemble.
Alma et Berta, chantant. —
Henri dormait près de son épousée
Une riche héritière du Rhin,
Les cauchemars, qui toujours l’ont tourmenté,
Le font chercher le sommeil en vain.
Alma. — Aujourd’hui, c’est vraiment calme ici.
(Elle chante :)
Minuit sonne et par les rideaux d’étamine
Passe une blanche petite main.
Et soudain, que voit-il, sa Wilhelmine,
Qui en suaire, devant lui se tient.
Ne tremble pas, dit-elle d’un ton très doux,
Henri, mon bien-aimé, ne tremble pas,
Je ne viens pas à toi pleine de courroux,
Ton nouvel amour, je ne le maudis pas.
Entre un pionnier. Alma le suit, Berta lui crie : « Alma ! » Entrent les pionniers Le Blafard et P’tit Max.
Le Blafard. — Il faut qu’on en ait trouvé une avant onze heures.
P’tit Max. — C’est foutu pour aujourd’hui.
Le Blafard. — Là, en voilà encore une.
Entre Alma.
P’tit Max. — Mademoiselle, pourquoi vous promenez-vous seule, si tard le soir ?
Alma. — Dites-