Scène 1
Un homme et une femme sont assis dans un café, chacun à une table. Entre eux, un peu en retrait, une troisième table inoccupée, avec quelques journaux. L’homme et la femme ont tous les deux devant eux un carnet, et ils griffonnent quelques notes de temps en temps. Chacun évite de croiser le regard de l’autre, mais lance parfois à la dérobée un coup d’?il dans sa direction. L’homme se lève et s’adresse au public, tandis que la femme reste assise sans changer d’attitude et en l’ignorant.
Lui – Vous voyez cette femme, assise à cette table ? Elle est là tous les matins. Elle arrive un peu avant moi, ou un peu après. Vers huit heures. Elle commande un café. Elle reste environ trois quarts d’heure. Toujours seule. Elle a l’air perdue dans ses pensées. De temps à autre, elle note quelque chose sur son carnet. Quoi ? Je ne sais pas. Cette femme est un mystère. Chaque femme est un mystère, avant qu’on ne lui adresse la parole et qu’elle nous réponde, si elle consent. Un mystère, et donc une promesse. La promesse d’un voyage. D’une aventure. Un saut dans l’inconnu. Le grand frisson de cette exaltante mais périlleuse rencontre avec l’autre... Bien sûr, je pourrais me lever et aller lui parler. Mais à vrai dire, ce n’est pas seulement la timidité qui me retient. La peur de me faire rembarrer. On peut toujours trouver un prétexte pour aborder une inconnue, sans se risquer d’entrée sur le terrain glissant de la drague ordinaire...
Il sort un objet minuscule de sa poche, s’approche d’elle et lui montre quelque chose dans la paume de sa main.
Lui – Excusez-moi, mademoiselle... ou madame peut-être ? J’ai trouvé une boucle d’oreille hier matin, sous cette table que vous occupez généralement. Je me demandais si vous pourriez l’avoir perdue...?
Elle lui lance un regard offusqué, jette un rapide coup d’?il à la boucle, secoue légèrement la tête avec un air dédaigneux, et replonge dans son carnet. Il s’adresse à nouveau aux spectateurs.
Lui – Au pire, elle me répondrait poliment qu’elle n’a rien perdu de ce genre, et ça s’arrêterait là. Je saurais à quoi m’en tenir et je conserverais ma dignité. Au mieux, si je ne lui suis pas complètement indifférent, elle en profiterait pour saisir la perche que je lui tends et engager la conversation.
Il se tourne à nouveau vers elle, la paume ouverte. Elle prend la boucle et l’examine, avant de lui rendre avec un grand sourire.
Elle – Non... Malheureusement, ce n’est pas à moi. Dommage, c’est très joli... Si jamais vous retrouvez la deuxième... Mais je vous en prie, asseyez-vous... On se croise tous les jours, et on n’a encore jamais eu l’occasion de se parler...
Il s’éloigne et se tourne à nouveau vers les spectateurs, tandis qu’elle se replonge dans son carnet en l’ignorant à nouveau.
Lui – Non, ce qui me retient de l’aborder, ce n’est pas la peur de prendre une veste, une tôle ou un vent... Échec de la connexion, comme on dit aujourd’hui. Non, ce serait plutôt... la crainte d’être déçu. Bon, je suis sûr que la conversation de cette charmante jeune femme est absolument passionnante mais... quand je saurai exactement qui elle est, comment elle s’appelle, ce qu’elle fait dans la vie, si elle est mariée ou pas, et surtout ce qu’elle peut bien écrire dans son petit carnet... Eh bien voilà... Tout d’un coup, ce ne sera plus la mystérieuse inconnue du café, objet de tous les fantasmes et porteuse de toutes les promesses. Ce sera Louise, professeur des écoles, divorcée et mère d’un petit garçon de trois ans, rédigeant des appréciations pour son prochain conseil de classe... Ou bien Justine, comédienne, célibataire, notant les idées qui lui viennent pour le seule en scène qu’elle rêve d’écrire depuis des années, et qui la rendrait enfin célèbre. Ou encore Marina, Roumaine, récemment arrivée en France pour épouser un vieux pharmacien, et qui pour tromper son ennui faute encore d’oser tromper son mari, couche sur le papier la liste de ses envies, avant de choisir avec qui coucher pour les satisfaire. Oui. Pour l’instant, elle est toutes ces femmes, et bien d’autres encore. Elle est toutes les femmes. Mais quand nous nous serons présentés, elle ne sera plus qu’une seule femme, qui me fera déjà regretter toutes celles qu’elle ne sera jamais.
Il prend un journal sur la table du milieu, va se rasseoir, et commence à le feuilleter. Elle lui jette un regard à la dérobée, se lève à son tour et s’adresse au public.
Elle – Je me demande qui ça peut bien être, ce type... Je vois bien qu’il me regarde par en dessous, quand il croit que je ne le vois pas. Ça doit être un timide. On se croise tous les jours ici depuis des mois, et il n’a encore jamais osé m’adresser la parole. À moins que je ne l’intéresse pas, tout simplement... Je ne suis pas assez bien pour lui, c’est ça. Pour qui il se prend ? Il n’est pas sexy à ce point-là, non plus. Et s’il avait des choses plus importantes à faire dans la vie, il ne passerait sûrement pas autant de temps dans ce bistrot tous les...