Marieluise Fleisser
Purgatoire
à Ingolstadt
Comédie en six tableaux
(Fegefeuer in Ingolstadt)
Nouvelle traduction française de
Sylvie Muller
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Berotter
|
Olga
|
Clémentine
|
Christian
|
Rölle
|
La mère de Rölle
|
Protasius
|
Gervasius
|
Peps
|
Hermine Seitz
|
Crusius
|
Premier servant de messe
|
Deuxième servant de messe
|
Premier écolier
|
Deuxième écolier
|
Troisième écolier
|
Des écoliers et des écolières
|
Des gens
|
Premier tableau
La salle de séjour des Berotter. Berotter, Olga, Clémentine ; cette dernière n’est pas encore en scène.
Clémentine. — Où est passée la clef de l’armoire à linge ? Tout disparaît dans cette maison.
Berotter, à Olga. — Tu ne réponds plus quand on te parle ?
Clémentine. — Si on veut que je refasse le lit.
Berotter, à Olga. — Il faudrait peut-être qu’Hermine Seitz elle dorme dans un lit pas fait ?
Olga. — Sur la commode.
Berotter. — Tu as encore été prendre quelque chose sans demander ? Il faudra que je te dise ça combien de fois, c’est interdit dans cette maison.
Olga. — Puisque Clémentine ne me donne rien.
Clémentine, entrant. — Faut toujours crier ici. Olga, ta chemise dépasse de nouveau. Et de quoi tu as encore l’air.
Olga. — Si tu ne me donnes jamais rien.
Clémentine. — Qu’est-ce qu’elle va penser, Hermine ?
Olga. — Moi, je ne tiens pas à ce qu’elle vienne.
Berotter. — Madame Seitz est à l’hôpital. Qu’est-ce que tu veux qu’elle en fasse ?
Olga. — Vous ne la connaissez pas, Hermine.
Berotter. — C’était ton amie chez les sœurs.
Clémentine. — Et la soupe au riz que tu n’aimais pas, elle l’a toujours mangée à ta place.
Olga. — Maman ne serait pas contente, qu’elle vienne à la maison.
Clémentine. — Elle, elle parle de maman !
Berotter. — Je n’irais pas lui faire ça, à madame Seitz.
Olga. — Tu l’aimes bien, hein ?
Berotter. — Si tu crois que je vais me disputer avec toi. Elle se croit plus que son père. Elle sait le latin. Elle veut m’en imposer.
Clémentine. — Elle n’a même pas pleuré à l’enterrement.
Berotter. — Et ça veut avoir le droit de parler.
Clémentine. — Elle n’a pas non plus été à l’église aujourd’hui.
Berotter. — Tu n’as pas été à l’église ? On peut dire que tu donnes l’exemple. Et c’est l’aînée !
Olga. — Le Diable rôde autour du confessionnal, à l’église.
Clémentine. — C’est ta mauvaise conscience.
Berotter. — On ne sait même plus s’il faut t’y envoyer ou pas. Je ne veux plus de ces mortifications. Il faut toujours que tu exagères.
Clémentine. — Si elle n’existait pas, faudrait l’inventer !
Olga. — Vous me dites ça tous les jours.
Berotter. — D’ailleurs, j’aimerais savoir ce que tu fais à la maison après l’école. Elle ne met jamais un pied à la cuisine.
Olga. — Tu ne m’emmènes pas non plus au café, toi.
Berotter. — Tu n’arrives pas à parler.
Olga. — J’ai de qui tenir. Tu ne m’as pas élevée comme un être humain.
Berotter. — Je n’ai préféré aucun de mes enfants.
Olga. — Tu n’étais pas satisfait de mon visage, les enfants sentent ça. Tu disais tout le temps que j’avais la tête penchée.
Berotter. — Ce n’est pas ta mère qui t’a appris à répondre.
Christian, entrant. — Salut.
Berotter. — On ne jette pas son cartable n’importe où. Va le ramasser et pose-le soigneusement.
Christian. — Il n’y a plus d’ardoise dedans.
Berotter. — Tu me réponds ?
Clémentine. — Il tient ça d’Olga.
Christian. — Qu’est-ce qu’il peut m’énerver, ce Rölle.
Olga. — Qu’est-ce qu’il y a avec Rölle ?
Christian. — Y a eu quelque chose entre Rölle et toi ?
Olga. — C’était il y a longtemps.
Christian. — Je me disais bien, on peut raconter ça sur toutes les filles. Je connais mon Olga.
Olga. — Il pue. Il craint l’eau.
Christian. — Il dit qu’il peut s’en prendre à toi.
Olga. — Une fois de plus.
Christian. — Il dit qu’il sait des choses sur toi et qu’il peut te dénoncer s’il veut.
Olga. — Les garçons croient toujours qu’ils peuvent vous forcer.
Christian. — Il va venir d’ailleurs, s’il a le temps.
Olga. — Tu parles !
Clémentine. — Olga m’a retardée. Et maintenant ton col n’est pas prêt.
Christian. — Sainte Nitouche.
Clémentine. — La preuve est faite. Son Olga, il ne la gronde jamais.
Christian. — Ton Rölle est allé raconter partout comment Hermine Seitz a perdu son jupon place du gouvernement.
Clémentine. — Mon Rölle ne ferait jamais ça.
Berotter. — Le jeune Rölle, tu ne devrais pas le traiter comme ça, Olga. Tu es passée à côté de lui comme s’il était transparent. Alors qu’il t’avait saluée.
Olga. — Il a un cou comme un asticot.
Clémentine. — Mais il a aussi des faux-cols.
Berotter, à Olga. — Faut dire que t’es une beauté.
Christian. — C’est ça qui est pratique, c’est tout mou quand il penche la tête.
Berotter. — Il ferait presque pitié. Il est devenu tout rouge. Quand on sent que quelqu’un s’intéresse à vous. Tu finiras mal. Tu es dure.
Olga. — Quand on était petits, il m’a demandé de faire quelque chose de dégueulasse.
Clémentine. — Jamais il ne t’a demandé de faire quelque chose de dégueulasse. Olga les veut tous pour elle.
Berotter. — Lui aussi, c’est un être humain. Et la politesse, tu as dû l’apprendre chez les sœurs. D’habitude, tu n’es pas aussi timide.
Clémentine. — Olga est trop chic pour nous. On n’a rien le droit de lui dire.
Christian. — Ne la grondez pas à cause de ce Rölle. C’est un lâche. Personne ne le fréquente. Il n’ose pas fumer avec les autres, par peur de se sentir mal. Il craint l’eau.
Clémentine. — Faut toujours que tu l’aides ton Olga. Maintenant, c’est moi qui vais dire quelque chose. Et l’histoire du chien ?
Christian. — Ce n’était pas sa faute à elle.
Clémentine. — Quelqu’un lui a enfoncé des épingles dans les yeux.
Olga. — Pas moi.
Clémentine. — Il tombait à droite, il se relevait, il tombait à gauche, sans arrêt. Et toi, tu regardais.
Berotter. — Mais comment tu peux être comme ça, toi ?
Olga. — Ils l’ont traqué jusque devant ma fenêtre, ce ne sont pas des manières. Alors, ils se sont sentis forts.
Berotter. — Qui l’a traqué ?
Olga. — Laissez-moi.
Clémentine. — Mais tu vas voir, un jour, il t’apparaîtra.
Olga. — C’était le petit marron avec les oreilles pendantes.
Christian, à Clémentine. — Tu es toujours à rapporter des calomnies. Alors qu’elle est bien mieux que toi.
Clémentine. — Tu crois qu’Olga t’aime. Olga n’a pas de cœur.
Christian. — Olga n’est pas comme toi.
Clémentine. — Va la retrouver, ton Olga.
Berotter, à Olga. — Ne penche pas la tête comme ça. Faut vraiment qu’ils se disputent à cause de toi ? Ne recommence pas à m’énerver avec ton visage.
Clémentine. — On n’en a pas fini avec elle.
Berotter. — Qu’est-ce qui s’est passé avec le chien ? Tu as regardé ? C’est ça ?
Clémentine. — Rölle, pour moi, c’est terminé.
Olga, à Berotter. — Tu veux me frapper ?
Berotter. — Quand est-ce que je t’ai frappée pour la dernière fois ?
Olga. — Y a une éternité. Et je sais bien que, pour toi, c’est un soulagement.
Berotter. — Ne me punis pas en me rappelant ma défunte Anna.
Olga. — Frappe-moi et c’est ma mère que tu frapperas en moi.
Berotter. — Je ne le peux pas. Écoutez-moi, quand je parle, vous la chair de ma défunte Anna. (Il s’écroule.) Voyez, je suis à terre. Le voici, l’homme qui fut si dur pour sa défunte Anna. Il faut que les enfants le sachent.
Les enfants, indécis, restent près du père. Tous le relèvent.
Clémentine. — Je sens qu’elle va de nouveau passer au travers.
Berotter. — Tu n’es pas un ange non plus.
Olga. — Je suis ok ?
Berotter. — Tu es ok. Tous sont ok. Il n’y a que moi qui ne suis pas ok.
Christian. — N’en profite pas pour t’absoudre devant tes enfants.
Berotter. — Il ne faut pas abandonner votre père. J’aimerais savoir pourquoi on n’a rien à se dire.
Olga. — Je ne sais pas comment on fait.
Berotter. — Tu es de nouveau ma gentille fille. — Si seulement Anna était là.
Clémentine. — Olga, tu l’aimes plus que moi ?
Berotter. — À te voir, on dirait pas que tu as du travail. Le col de Christian, il sera prêt quand ? Faudra qu’il attende encore ?
Clémentine. — Là, je suis ok pour vous.
Berotter. — Tu devrais savoir ce que tu as à faire.
Clémentine. — Olga, on ne l’oblige jamais à rien.
Berotter. — Parce qu’elle se sent mal.
Clémentine. — Et ce serait quoi comme maladie ?
Berotter. — Toi, tu dois te taire.
Clémentine. — Je sais bien que vous me détestez. Tout le monde me déteste.
Berotter. — Elle ne va pas s’y mettre, elle aussi !
Clémentine. — On veut toujours m’empêcher de parler. De là-haut, ma maman voit comment vous traitez son enfant.
Olga. — Tu y crois ?
Clémentine. — C’est ma maman.
Olga. — Je n’ai pas voulu faire une mauvaise action. Il ne faut pas que maman pense ça de moi.
Clémentine. — Tu t’étais enfuie quand elle est morte.
Olga. — Tu peux lui faire savoir quelque chose ?
Clémentine. — Elle ne veille plus sur toi. Maman voit jusqu’au fond du cœur.
Olga. —Ce n’est pas encore un être humain, ils me l’ont bien expliqué. Ça ne lui fait pas mal. Il n’a pas encore d’âme. Au catéchisme, on m’a dit qu’ils allaient ailleurs.
Clémentine. — Tu as peur.
Olga. — Je ne voulais pas ravir une âme au ciel. Ça n’a pas d’âme. C’est encore trop petit pour ça.
Clémentine. — Tu n’iras pas au ciel, plus tard. Il te faudra rôtir en enfer et moi, je serai auprès de saint Pierre.
Olga. — Et tu feras comme si tu ne me connaissais pas.
Clémentine. — Je ne t’entendrai pas crier. La distance sera trop grande.
Olga. — Maman, regarde, voici ton enfant. Et voici, les pharisiens.
Clémentine. — Et toi, tu te placerais où ?
Olga. — C’est ça, met le doigt là où ça fait mal. C’est là, à tout jamais.
Christian. — Tu voudrais être quelqu’un d’autre, Olga ?
Olga. — Pas vraiment non plus. Je n’ai jamais le droit de savoir qui je suis.
Clémentine. — Rölle vient d’arriver. Rölle est dans l’escalier.
Berotter. — Inutile de t’énerver comme ça. Ce n’est pas toi qu’il vient voir.
Clémentine, à Olga. — Lui aussi, tu veux me le prendre ?
Olga. — Est-ce que j’ai dit que j’en voulais ?
Rölle, entrant. — Bonjour tout le monde.
Christian. — Ah, l’enfant modèle. Tu n’as plus qu’à faire demi-tour.
Berotter. — Christian, voyons. Laisse-lui le temps d’arriver. Venez jeter un coup d’œil sur notre aînée, jeune homme. Elle est tellement imprévisible. À cause de l’anémie, sans doute. Elle s’est sentie mal, aujourd’hui.
Rölle. — Mais certainement. Pour ma part, je veux bien.
Clémentine. — Que vois-je, un beau jeune homme dès le petit matin.
Berotter. — Toi Clémentine, tu viens avec moi. Soyez sage, jeune homme.
Ils sortent avec Clémentine.
Christian. — Dégonflé. Dès qu’il y a une grande personne, il fait son numéro.
Rölle. — Tu ne comprendras jamais rien aux relations humaines de haut niveau.
Christian. — Bouge de là, Olga va avoir sa leçon de maths. Et Peps sera là d’une minute à l’autre.
Rölle. — Ça me fera d’une pierre deux coups. Ceci dit avec la plus tranquille assurance.
Christian. — Il vient avec quelqu’un, Peps, avec ta fameuse Seitz, parce qu’elle va rester un peu chez nous.
Rölle. — Ce n’est pas elle qui me ferait changer de trottoir. Parce que chez moi, c’est de la provocation.
Christian. — Tu lui as demandé quelque chose de dégueulasse.
Rölle. — Et puis quoi encore ?
Christian. — Olga ne veut pas de toi.
Rölle. — Qu’elle me le dise elle-même. Ôte-toi de là.
Il le repousse.
Christian. — Faux jeton !
Rölle. — Tiens, ça t’apprendra à vivre. (Christian est vaincu ; à Olga :) Mon père vend du tabac à priser. C’est ça mon père.
Olga. — Ce n’est pas moi qui ait dit ça.
Rölle. — Devant le temple protestant. Vous avez dit que je puais.
Olga. — J’étais encore petite.
Rölle. — C’est un commerce transatlantique.
Christian. — Il n’est pas capable de...