Rosalinde

Édition :

Rosalinde est une pièce dont il serait imprudent de révéler les secrets. Disons simplement que deux dames d’âges mûrs, Mme Page et Mme Quickly, prennent tranquillement le thé dans un cottage en bord de mer. Arrive soudain Charles, un jeune homme trempé par une averse qui, par le plus grand des hasards, se trouve être amoureux de Béatrice, la fille de Mme Page. Cette célèbre actrice londonienne s’est notamment illustrée dans le rôle de Rosalinde, une jeune femme déguisée en homme, dans la comédie Comme il vous plaira de Shakespeare.
Commence alors entre Charles et Mme Page une passe d’armes étincelante, où le réel se confronte au faux-semblant, les émotions sincères aux émotions mises en scène et les ravages du temps à l’éternelle jeunesse des personnages. Un chant d’amour au théâtre et à la magie des actrices.

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J. M. Barrie

Rosalinde

(Rosalind)

Traduction française de
Anne-Hélène Landaret

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Mme Page

Charles

Mme Quickly

Deux femmes d’âge mûr prennent le thé dans le salon d’un cottage au bord de la mer. Nous sommes loin de Londres et à une bonne centaine de mètres des cris des enfants, dont les dames d’âge mûr ont souvent assez. Si la pièce appartenait à Mme Page, il faudrait la parcourir à la recherche d’indices révélant son caractère, mais Mme Page n’est qu’un oiseau de passage ; ici, tout ce qui lui appartient s’est égaré loin de sa chambre, sauf quelques coussins et tapis : peut-être s’agit-il tout de même d’indices touchant à son caractère, car ils suggèrent que Mme Page aime s’asseoir confortablement.

La façade du cottage est probablement pittoresque, avec un toit de chaume, mais nous ne le saurons jamais avec certitude, car il est contraire aux règles du théâtre de sortir pour jeter un œil. La fenêtre en arc de cercle du salon est de ce genre engageant qui incite encore certains automobilistes de passage à s’arrêter soudain dans les villages, et pas nécessairement pour goûter les sucreries d’antan exposées dans des bocaux ; les vitres sont au plomb, mais Mme Quickly les remplacera par quelque chose de plus moderne, si jamais la fortune tourne pour elle. Elles serviront ensuite de toit au poulailler puis, en fin de compte, elles permettront à une charmante dame, qui a l’habitude, comme les poules, de « picorer des choses », d’observer le monde à travers une fenêtre de Mayfair.

Le salon ressemble étrangement à l’esquisse du visage d’une femme qui serait d’autant plus belle qu’elle est hors-champ. Pour l’instant, la fenêtre est son sourire, mais on ne peut pas fixer de traits sur le plancher posé au petit bonheur, ni sur les murs irréguliers, qui contribuent pourtant à nous inviter à approcher et à nous attarder. Deux marches incongrues mènent à la chambre de Mme Page, et c’est peut-être elles qui donnent à la pièce son air décalé. Ça sent l’algue ; en effet, deux fois par jour, Neptune vient galamment déposer sous la fenêtre de Mme Page une odeur d’algues. Il sait sans doute qu’elle n’aime pas avoir à aller trop loin pour sentir les algues. Peut-être aussi Neptune la soupçonne-t-elle d’être un feu follet, et attend-il avec impatience ses visites vespérales, dont nous ne savons rien.

Tout ceci suggère qu’il y a peut-être plus en Mme Page que ce que perçoivent nos yeux (les soirs de pleine lune, par exemple), mais pour l’instant, nous ne voyons que ce que nous voyons, alors qu’elle bavarde avec sa logeuse, attablée pour le thé. Est-elle belle ? demande tout l’univers, posant la seule question sur le seul et unique sujet qui fasse vraiment vibrer l’humanité. Mais la question semble hors de propos pour cette dame-ci, qui a si manifestement cessé de s’intéresser à la réponse. Pour nous, qui avons quelques instants pour l’observer pendant qu’elle est encore attablée (juste assez de temps pour que les plus malins se fassent une fausse impression), c’est une chose indolente et négligée que cette Mme Page de Londres, vraiment trop empâtée, et peu encline à tirer les ficelles du corset qui pourrait l’affiner ; comme Mme Quickly aurait pu le dire, elle a laissé aller sa silhouette et n’a pas fait d’effort pour la retenir. Ses cheveux sont tressés vers l’arrière avec un minimum d’efforts (et la brosse est restée sur la cheminée du salon). Pour prendre le thé, elle a mis une ample robe de chambre informe et de larges savates plates. C’est une femme tellement paresseuse (oserons-nous le dire ?) que si elle était une mendiante et que vous lui faisiez l’aumône, elle vous demanderait de la mettre dans sa poche.

Pourtant, contrairement à ce que nous pourrions attendre, remarquons qu’elle n’est pas seulement négligée, mais qu’elle est consciemment amoureuse de ce laisser-aller, qu’elle a l’air de s’en délecter, pour ainsi dire. Voilà qui est étrange, et peut-être devrions-nous la regarder à nouveau. Cette chose, qui se balance gaiement sous la table, c’est l’un de ses pieds, dont la savate trop large a glissé et gît à l’endroit de sa chute. C’est un pied d’une beauté peu commune, et l’on se demande immédiatement à quoi pourrait ressembler le reste de sa personne, s’il sortait, lui aussi, de sa chrysalide.

Le pied retourne dans sa gangue sans que sa propriétaire n’ait à se baisser, et, avec une langueur surjouée, Mme Page traverse la pièce pour s’assoir près du feu. Sa démarche trainante s’accorde avec sa tenue. Aucun tabouret n’étant à portée de main, elle tire une autre chaise vers elle avec ses pieds, et les y repose avec satisfaction. Ses larges savates la cachent presque entièrement à nos yeux.

Mme Quickly. Vous voilà, Madame Confort !

Mme Page, dont la voix est aussi paresseuse que la démarche — C’est bien ce que je suis. Vous pourriez même m’appeler Madame Somptueux Confort. Ma chère, vous m’aimez bien, n’est-ce pas ? Venez par ici et dites-moi pourquoi.

Mme Quickly. Pourquoi je vous aime bien, Mme Page ? Eh bien, pour commencer, vous êtes très aimable de me laisser m’asseoir ici pour boire le thé et bavarder avec vous, comme si j’étais votre égale. Et d’autre part, vous payez toujours votre note le jour où je vous l’apporte, et ce serait déjà suffisant pour que n’importe quelle femme pauvre aime sa locataire.

Mme Page. Oh, je sais que je suis une bonne locataire, et j’aime nos petits commérages autour d’une tasse de thé ; mais ce n’est pas exactement ce que j’avais en tête. Disons le autrement : si vous me dites ce que vous enviez le plus chez moi, je vous dirai ce que j’envie le plus chez vous.

Mme Quickly, sans avoir besoin de réfléchir. — Eh bien, plus que tout, Mme Page, je crois que je vous envie parce que vous avez atteint l’âge mûr et que vous en êtes satisfaite.

Mme Page, se mettant à ronronner. C’est ce que je suis, d’âge mûr, alors pourquoi devrais-je m’en plaindre ?

Mme Quickly, qui a le sentiment que ce n’était qu’hier qu’elle désespérait tous les jeunes gens — Vous le prononcez comme si c’était un mot doux.

Mme Page. N’est-ce pas le cas ?

Mme Quickly. Pas quand on patauge dedans jusqu’aux genoux, comme c’est mon cas.

Mme Page. Tout comme moi. Mais je m’en délecte, de cette expression. Elle est si confortable, si négligée, elle semble dire « rideaux tirés et pantoufles». Moi ma chère, quand je me réveille le matin et que je m’apprête à sauter du lit comme quand j’étais jeune, ça me revient soudain et je m’écrie : « Hourra, voilà l’âge mûr ».

Mme Quickly. Vous me perdez quand vous dites des choses pareilles. (Elle risque une question qu’elle voulait poser depuis longtemps.) Si je puis me permettre, vous ne devez pas avoir plus de quarante ans ?

Mme Page. J’ai quarante ans et de la petite monnaie, comme disent les Ecossais. Cela veut dire quarante ans et quelques miles de plus.

Mme Quickly. Eh bien ! Et vous arrivez à le dire sans sourciller.

Mme Page. Pourquoi pas ?...

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