ACTE I
C’est le matin. Christophe est debout face à la table, en train de feuilleter un album photo. Jeannot, l’air bon vivant, sort du coin-cuisine, un tablier autour de la taille et une casserole à la main.
Jeannot - Tiens, goûte-moi ça… (Il tend une cuillère à Christophe, qui goûte.)
Christophe - Hmm… Super bon… Qu’est-ce que t’as mis dedans ?
Jeannot - Je te dirai pas.
Christophe (montrant l’album) - C’est toi, là, à côté de Belmondo ? (Jeannot fait « oui » de la tête, assez fier.) Dis donc, vous aviez l’air de bien vous entendre !
Jeannot (minimisant) - C’est normal… Quand tu fais à manger à quelqu’un tous les jours, ça crée des liens… Tu apprends les goûts des gens, leurs petites habitudes. Tu deviens un peu intime, quoi.
Christophe - Moi je sympathise pas avec les stars. Je trouve ça artificiel. Un jour, le mec, il boit un coup avec toi sur le plateau ; une semaine après, tu le croises dans la rue, il te reconnaît même pas. Ça, ça me fout les nerfs.
Jeannot - Ils croisent tellement de gens, ils se souviennent plus.
Christophe - C’est pas ça… En fait, je pense que dans la rue, le mec, il te reconnaît, mais il veut pas te dire bonjour parce que pour lui t’es rien du tout.
Jeannot - T’as un complexe ou quoi ?
Christophe - Pas du tout. C’est pas de la parano, c’est la vérité. (Un temps. Il continue de feuilleter.) Et entre Deneuve et Depardieu, c’est toi aussi ?
Jeannot (acquiesçant, fier) - Cinquante-sept tournages. Et à chaque fois, une petite photo souvenir… (Montrant.) La dernière en date : Isabelle !
Christophe (sous le charme de la photo) - Qu’est-ce qu’elle est belle !
Jeannot - T’as raison… Mais elle est intouchable !
Christophe - Tu sais que tout à l’heure, elle tourne le plan à poil ?
Jeannot - T’as pas besoin d’un assistant ?
Christophe - J’ai un assistant.
Jeannot - Arrange-moi le coup… Je me ferai tout petit.
Christophe - Impossible, c’est équipe réduite. Isabelle va vouloir que tout le monde sorte du plateau. Moi, je suis le premier assistant, j’ai le droit de rester.
Jeannot - A mon avis, elle est hyper bien faite.
Christophe - Toi aussi, c’est plutôt ton genre ?
Jeannot - De qui c’est pas le genre, tu peux me le dire ?! C’est un avion de chasse, cette fille ! La France entière voudrait lui grimper dessus !
Christophe - Moi je suis en train de cristalliser… L’autre jour, j’ai rêvé que je couchais avec elle.
Jeannot (pensif) - Putain, t’as du bol.
Christophe - C’était qu’un rêve !
Jeannot - Moi, même dans mes rêves, je me tape que des boudins ! (Un temps.) Et la petite Natacha, t’en penses quoi ?
Christophe - J’en pense qu’elle a déjà couché avec la moitié des mecs qui bossent sur le plateau.
Jeannot - C’est pas vrai ?! Je suis au courant de rien, moi… (Après un temps de réflexion.) Et nous alors ? Pourquoi pas nous ? (Christophe ne répond pas.) Remarque, toi, c’est avec qui tu veux quand tu veux.
Christophe (faussement modeste) - Arrête…
Jeannot - Moi, j’intéresse personne. Cuistot, c’est anti-érotique, non ?
Christophe - Pas du tout. La bouffe et le sexe, c’est lié. J’ai lu ça dans le journal, la semaine dernière.
Jeannot - Ah bon ?… (Très intéressé.) Tu pourras me retrouver l’article ? (Christophe acquiesce.) Alors c’est quoi le problème ?… Le physique ?
Christophe - C’est vrai que si tu mettais un peu moins d’huile dans ta cuisine…
Jeannot - Je croyais qu’elles trouvaient ça sexy, les petites poignées d’amour ?
Christophe - Sans vouloir te vexer, Jeannot, t’as dépassé le stade petites poignées d’amour depuis longtemps… Mais tu finiras bien par t’en trouver une. Faut les faire boire un peu… En fin de soirée, avec un bon coup dans le nez, y’a certaines filles, tu leur fais faire ce que tu veux… Même des trucs super hard !
Jeannot - C’est pas très romantique, quand même.
Christophe - T’es romantique, toi ? Tu parles que de cul toute la journée.
Jeannot - T’exagère… Je parle pas que de cul… Je parle de foot aussi.
Christophe - En tout cas, t’es trop branché sur le physique. Les bombes sexuelles, crois-moi, c’est bien à regarder. Mais à vivre, c’est l’enfer.
Jeannot - T’as vécu avec beaucoup de bombes sexuelles, toi ?
Christophe - J’ai vécu avec un top-modèle. Elle passait sa vie à se regarder les fesses dans la glace. Elle était super gonflante.
Jeannot - Tu l’as larguée ?
Christophe - C’est compliqué. J’te raconterai un jour, quand on aura du temps.
Jeannot - J’ai un peu de temps, là.
Christophe - Non, non, pas le matin.
Jeannot - Comment ça, « pas le matin » ?
Christophe - C’est pas le genre d’histoire qui se raconte le matin. Ça remue trop de choses, comme ça, de bonne heure…
Jeannot - Et l’après-midi ?
Christophe - Non plus.
Jeannot - La nuit alors ?
Christophe - Encore moins.
Jeannot - Alors quand ?
Christophe - Jamais.
Jeannot - C’est bien la peine d’en parler !
Christophe recommence à feuilleter l’album.
Christophe - Et ça c’est qui ? Elle est connue ?
Jeannot - Non, c’est une photo perso… C’est mon ex-femme.
Christophe - Ah ! d’accord… (Un temps.) C’est elle qui est partie ou c’est toi ?
Jeannot - C’est elle.
Christophe - Et depuis ?
Jeannot - Depuis, pas grand-chose… C’est bien le problème.
Christophe - Jeannot, tu m’inquiètes… Ça fait combien de temps exactement que t’as pas passé une nuit avec une femme ?
Jeannot - Je sais pas… Pas si longtemps que ça.
Christophe - Un mois ?
Jeannot - Un peu plus quand même…
Christophe - Six mois ? (Jeannot fait un signe qui veut dire « plus ».) Un an ? (Jeannot fait « non » de la tête.) Deux ans ? Trois ans ?! cinq ans ?!
Jeannot - En fait, je me souviens plus.
Christophe - Ça fait tellement longtemps que tu t’en souviens plus ?!
Jeannot - Attends, y’a pas que ça dans la vie…
Christophe - Oui, mais à la longue, c’est pas bon… Non, faut instituer un service minimum, Jeannot… comme dans les transports en commun !
Jeannot - Même dans les transports en commun, le service minimum, ça marche pas…
Le talkie de Christophe se déclenche soudainement.
Talkie-walkie (off) - Christophe pour Fred… On change de plan. Pause déjeuner dans quarante-cinq minutes.
Christophe (dans le talkie) - Bien reçu, Fred. (A Jeannot.) T’as entendu ?
Jeannot - Ah non ! Tu m’avais dit le repas pas avant treize heures trente !
Christophe - Désolé, on a pris de l’avance.
Jeannot (courant à la cuisine) - J’en ai marre ! A chaque fois, c’est pareil ! Vous venez jamais bouffer à l’heure prévue sur la feuille de service… Bon, tu me les amènes dans une heure, pas avant !
Christophe (acquiesçant) - Fais au max. Moi je retourne sur le plateau.
Christophe sort. Entre Isabelle, une très jolie femme, et sa maquilleuse, Natacha. Isabelle a un scénario à la main.
Isabelle - On peut se poser ici, Jeannot ?
Jeannot (très doux, très sympa) - Bien sûr, Isabelle. Je reviens, je suis très en retard pour le déjeuner. (Il sort.)
Isabelle (à Natacha) - J’en peux plus de cette Marie-Pierre ! J’ai pris un taxi dimanche, j’avais fait faire une fiche, elle n’a même pas voulu me le rembourser ! Moi je déteste dépenser de l’argent pour les transports. J’estime que se déplacer, c’est un droit et ça devrait être gratuit.
Natacha - Tout à fait d’accord ! (Un temps.) Mais même en taxi ?
Isabelle - Je suis obligée de prendre le taxi. Dans le bus, tout le monde me reconnaît, je passe ma vie à signer des autographes, c’est l’horreur.
Natacha (regardant le scénario) - Et ça, c’est quoi ?
Isabelle - C’est le scénario du prochain film de Patrice Delaveine.
Natacha (impressionnée) - C’est pas vrai ! J’adore ce mec !
Isabelle - Si je pouvais tourner dans ce film… Je te dis pas les retombées dans le métier et dans la presse… Sans parler des nominations aux Césars… Mais Delaveine, je comprends pas ! On s’adore, mais il m’appelle jamais. Je vais quand même pas l’appeler pour lui demander un rôle !
Natacha - C’est clair, ça se fait pas… (Elle soupire.)
Isabelle - On tourne dans combien de temps ?
Natacha - Bientôt…
Isabelle - Toute la journée à poil devant la caméra, je sens que je vais me geler les fesses… (Elle frissonne.) Il fait pas un peu froid ici, non ?
Natacha (réagissant au quart de tour) - Bouge pas, je reviens.
Natacha sort. Isabelle marque un temps, puis elle prend sont téléphone portable et compose un numéro.
Isabelle - Allô ! Patrice ? (…) C’est Isabelle Maltaverne. Je te dérange pas ? (…) Je suis tombée par hasard sur ton scénario… (…) Formidable. Intelligent… Emouvant, drôle… Pour moi, t’es un génie ! (…) Un rôle pour moi ? T’es fou ! (…) Ah non ! J’y avais pas du tout pensé. Mais c’est une super idée ! On peut se voir, si tu veux. (…) Rapidement ? Pas facile… (…) Ce soir, peut-être… Tu me rappelles ? (Sur un ton coquin.) Je te laisse, parce que je dois aller me faire maquiller le corps… (…) Oui, relativement déshabillée. (…) Non, mais je suis tout à fait d’accord. (Haussant le ton.) Mais moi non plus, je trouve pas ça bien de se mettre à poil pour un oui ou pour un non ! Moi non plus ! (…) O.K… (Un peu fausse.) Bisous, bisous ! (Elle raccroche.)
Natacha revient avec un gilet qu’elle met sur le dos d’Isabelle.
Natacha - Et voilà… Ça va mieux ?
Isabelle - Je dois avoir une tête affreuse.
Natacha (la remaquillant un peu) - Pas du tout. T’es magnifique, comme d’habitude. C’est dingue, t’as presque aucune ride autour des yeux.
Isabelle - C’est parce que je souris que de la bouche. Si tu souris que de la bouche, tu fais dix ans de moins que ton âge.
Natacha - Et tes seins sont superbes… Ils tiennent super bien.
Isabelle - Je mets des poches remplies de glaçons tous les soirs, en regardant la télé… Ça raffermit. (Prenant sa main.) Touche… Ils sont durs, non ?
Natacha - Ils sont tout gelés !
Isabelle - Ben oui… Mais en attendant, ils sont fermes !
Natacha - On passe en loge ? Faut que je te maquille tout le corps.
Isabelle - Plus tard.
Natacha - Comment ça, plus tard ? C’est le prochain plan.
Isabelle - Je vais garder ma nuisette, finalement.
Natacha (stupéfiée) - T’es sûre ?! Christophe vient de me dire de te préparer.
Isabelle (prenant la mouche) - Oui, je suis sûre ! C’est pas l’assistant ou la maquilleuse qui décident sur ce film, quand même !
Natacha (se calmant) - Non, excuse-moi.
Natacha sort. Elle croise Jeannot qui apporte une tasse à Isabelle.
Jeannot - Tenez, votre tisane minceur.
Isabelle - Merci Jeannot, c’est très gentil.
Jeannot - Ça va, tout se passe bien ?
Isabelle - Emotionnellement, je suis un peu fatiguée. J’ai beaucoup donné. Tu sais, la caméra te prend énormément de choses, c’est comme une pompe, ça te vide, ça te prend… A l’Actor’s Studio, chez Lee Strasberg, on travaillait là-dessus : la pompe et la source… Parce que pour fournir à la pompe, il faut retrouver la source. Tu vois ce que je veux dire, Jeannot ?
Jeannot (pas convaincu, après un temps) - Vous êtes un peu pompette, quoi.
Isabelle - Voilà, c’est ça, exactement.
Jeannot - A midi, des haricots vapeur et un peu de colin au court-bouillon ?
Isabelle - J’en peux plus de ce régime… Tu peux pas me faire des frites ?
Jeannot (très étonné) -...