Ça se passe au Zanzy Bar, en semaine, notamment un mardi soir.
La lumière monte sur une petite scène, située dans le fond - décor de cabaret provincial miteux comme on l’imagine : vieux rouge, vieil or, mélange aléatoire de faux luxe et de vraie poussière. Ça sent l’alcool et le vieux jusque dans le cœur des tentures.
Vanessa, la patronne, allume les lumières et va tourner la clé de la porte d’entrée : c’est l’heure de l’ouverture.
Elle revient du côté de la scène et retire un voile anti-poussière qui dissimule des formes mal identifiables : apparaissent deux musiciens aux faux airs espagnols ou argentins, qui semblent revenir à la vie et se saisissent de leurs instruments. Les musiciens sont là pour faire de la musique, et aussi pour souligner le fait qu’on n’est pas dans une dimension réaliste.
Pendant que Vanessa passe derrière le comptoir où elle essuie des verres, les musiciens échangent les paroles suivantes, comme en répétition :
PREMIER MUSICIEN :
La souillon d’venue princesse
SECOND MUSICIEN :
Le crapaud rendu roi
PREMIER :
Et le gaspard cocher
SECOND :
La citrouille carrosse
PREMIER :
Tout l’monde connaît ça
SECOND :
Des histoires pour les gosses
PREMIER :
Magie et contes de fées
SECOND :
Ça emporte les enfants
PREMIER :
Dans un monde enchanté
SECOND :
Mais les grands restent à quai…
VANESSA, quittant son comptoir, au public :
Bonsoir les amours ! Bienvenue au Zanzy Bar ! Chez nous on reste pas sur le quai et les trains sont toujours à l’heure, départ immédiat ! En voiture !
Elle allume l’enseigne extérieure, dont le reflet rose rejaillit à l’intérieur.
Les musiciens se mettent à jouer.
VANESSA, chanté sur la musique :
Allez venez Messieurs
Vos épaules rentrées
Vos pard’ssus fatigués
Et vos corps endormis
Vos vies tout’rabougries
Vos illusions perdues
Au Zanzy on prend tout
Un tour de lessiveuse
On vous rend ça tout neuf
Vos vies r’peintes en rose
Comme les lettres du Zanzy
Qui luisent sous la pluie
Ici la féérie
C’est pour les grand’ personnes
Parlé, se présentant au public :
Moi, un jour lointain, peut-être je me suis appelée Simone.
Maintenant c’est Vanessa. La patronne.
UN MUSICIEN :
Changer les noms, c’est déjà changer les choses.
VANESSA, parlé :
Bienvenue dans notre petit Paradis sur Terre…
Puis chanté :
C’est une vill’perdue d’province
Un canal dans un faubourg
Le long de maisons centenaires
C’est un quartier populaire
Qu’a connu de meilleurs jours
Une rue grise et très banale
Un décor très provincial…
Et voilà que la nuit tombe
Les réverbères s’allument
Ils sont bien un peu faiblards
On est loin des grands boul’vards
Mais dans l’noir et blanc morose
Visible autant que ça se peut
Un enseigne déverse du rose
Du rose du rose tant que ça peut
Elle colore les façades
Elle colore le trottoir
Zanzy Bar ! Zanzy Bar !
VANESSA, parlé :
On va vers le rose, on va jusqu’à la porte. La peinture, c’est sûr, s’écaille un peu. Sur la devanture quelqu’un, il y a longtemps, a marqué sur un panneau : « Le Zanzy Bar, un endroit unique, où on parle d’amour et de ce qui s’ensuit dans une ambiance détendue et propice au rapprochement… » Le panneau est resté là…
MUSICIEN 1 :
On ne fait pas attention, on pousse la porte…
MUSICIEN 2 :
… On a le cœur qui bat plus fort, comme quand, petit garçon, on allait faire une bêtise.
VANESSA : dans son rôle d’hôtesse accueillant un client invisible :
« Bonsoir, mon chéri. Oh mais… je rêve ou c’est ton cœur qu’on entend ?! Comme il bat fort ! Pour qui ? Personne ? Faut pas dire ça. Ici il y aura toujours quelqu’un pour lui répondre, à ce cœur qui bat, même en semaine, même le mardi. (Elle le fait asseoir.) Assois-toi, querido. »
MUSICIEN 2 :
Et il bat de plus en plus fort, le cœur…
MUSICIEN 1 :
… Il monte au plafond, léger comme de l’alcool…
VANESSA, parlé :
Ici c’est le pays de l’amour, partout ça ruisselle… !
Chanté :
Il pleut d’l’amour dans tous les coins
Autant qu’ de rose de l’enseigne
C’est d’la féérie qui déborde
Des contes pour enfants vieillis
Du plaisir qui s’la joue pas
Qui s’prend pas pour du bonheur
D’mauvaises langues peut-être diront
C’est pas d’l'amour c’est du chiqué
Mais toi qui sais, vieil habitué,
Tu leur diras que tu t’en moques
Tu leur diras que tu t’en moques
MUSICIEN 2 :
Elle sait y faire ! C’est la patronne !
VANESSA :
Laissez-vous faire, laissez-nous faire ! Bienvenue au Zanzy Bar !
MUSICIEN 1 :
Que empiece la fiesta !
Les musiciens continuent de jouer pendant que Vanessa sort.
Ils s’arrêteront au moment où entrent un Monsieur et une Dame bien mis, la cinquantaine passée - ils les saluent et se remettent à jouer pour eux dans un registre « complice ».
Le Monsieur et la Dame - Edmond et Emma - vont s’asseoir à une table. Edmond fait l’empressé auprès d’Emma, Emma est plus en retenue.
Sur la table un bouquet de fleurs naturelles fatiguées.
1. Emma et Edmond
EDMOND, levant son verre en direction de Vanessa, invisible au comptoir :
Merci pour le champagne, madame Vanessa ! A votre bonne santé !
EMMA :
Vous la connaissez ?
EDMOND :
Pas du tout ! Tout le monde l’appelle « Madame Vanessa », je suis poli. Et le champagne n’est pas si mauvais…
EMMA, après une légère grimace concernant le champagne et un regard circulaire sur la salle :
Il est surtout cher. D’où vous est venue cette idée ?
EDMOND :
Pardon ?
EMMA :
Cet endroit… pour notre soirée anniversaire… ?
EDMOND :
Cela fait des années que nous célébrons notre anniversaire de mariage chez Eusébio ! J’ai pensé qu’on pourrait changer… 40 ans, tout de même !
EMMA, désignant la bague qu’elle a au doigt :
40 ans ! Des noces d’émeraude !
EDMOND :
Quarante années qui brillent à votre doigt !
EMMA :
L’occasion méritait peut-être mieux…
EDMOND :
C’est une émeraude.
EMMA :
Merci pour la bague. Mais c’est un drôle d’endroit.
EDMOND, coupant court :
Voulez-vous danser, Emma chérie ? (Ils se lèvent. Il l’enlace avec une fougue de jeune homme tandis qu’elle lève très haut au-dessus de leurs têtes son doigt bagué d’émeraude.) Madame Vanessa, lumière s’il vous plaît, lumière ! (Les lumières baissent et pendant que les musiciens attaquent un morceau, le rayon d’un projecteur jaillit dans le noir et vient se refléter sur l’émeraude, qui envoie en retour des reflets verts aux quatre coins de la salle, comme une boule à facettes.)
Moment de danse fougueuse.
EMMA :
Les années dansent autour de nous.
EDMOND :
Le temps fait sa ronde et ne nous atteint pas.
Il font un tour de danse.
Le dialogue ensuite se fait en dansant..
EDMOND :
Vous souvenez-vous, Emma chérie, de ce petit village de pêcheurs sur la côte d’Amalfi, où nous avons dansé jusqu’à l’aube… ?
EMMA :
Furore ! Si je me souviens ! Je revois la nuit tomber sur les petites maisons, les lumières qui s’allument les unes après les autres, la mer en contrebas, la trattoria et sa terrasse sous les lampions… !
EDMOND :
Les bouteilles de Cilento…
EMMA :
Les chants napolitains du guitariste…
EDMOND :
Le guitariste, n’était-ce pas plutôt à Capri ?
EMMA :
Aussi. Mais je parle d’un autre guitariste. A Furore j’avais mis ma robe à pois, celle qui vous plaisait tant.
EDMOND :
Et moi, pantalon blanc, chemise blanche, le parfait Latin Lover ! 40 ans ! Je ne parviens pas à le croire ! Voulez-vous, Emma chérie, que je vous dise ce qui me rend si incrédule… ?
EMMA :
Dites toujours.
EDMOND :
C’est que vous êtes rayonnante comme aux premiers jours ! Je repense à cette délicieuse sortie en mer à Dinard. Vous aviez quoi ? 25 26 ans ? Le soleil et l’air marin jouaient à mettre des reflets roux dans vos cheveux, vous étiez éblouissante sur le bateau. Vous ne l’êtes pas moins ce soir.
EMMA :
Mille mercis, Edmond chéri. (Petit silence) Cependant, le bateau ce n’était pas à Dinard mais à La Rochelle.
EDMOND :
Vous êtes sûre ?
EMMA :
Sûre.
EDMOND :
Ah bon ? (Petit silence) Vous vous rappelez toutefois cette fougueuse nuit d’amour à Dinard, à l’Hôtel Célestine ?
EMMA, affirmative :
Si je m’en souviens, Edmond chéri ! Mais pardonnez-moi, c’était l’Hôtel des Bains.
EDMOND :
Ah non, l’Hôtel Célestine !
EMMA, pas du tout convaincue :
Allons !
EDMOND :
N’est-ce pas cette nuit-là et dans cet hôtel que nous avons conçu notre aînée, Célestine ? Sans cela, comment aurions-nous eu l’idée de cet épouvantable prénom ?
EMMA :
Ah, vous voyez que j’ai raison ! « Célestine », c’est épouvantable !
EDMOND :
Enfin, Emma chérie, c’est vous qui l’avez choisi !
EMMA :
Moi ? Allons, Edmond chéri, ne dites pas n’importe quoi !
EDMOND, un peu refroidi :
Asseyons-nous un peu, voulez-vous ? (Ils s’assoient à leur table.) Champagne ? (Il la sert sans attendre sa réponse.) A nous ! Longue vie ! (Ils boivent.)
Edmond paraît réfléchir, l’air préoccupé.
EMMA :
Quelque chose qui vous tracasse ?
EDMOND :
Ecoutez, ça m’ennuie de vous dire ça, mais maintenant que j’y repense, je ne crois pas avoir jamais voyagé en Italie…
EMMA :
C’était peut-être en Amérique du Sud… ?
EDMOND :
Vous croyez ?
EMMA :
La mémoire nous joue parfois des tours.
EDMOND :
Mais la trattoria, le guitariste ?
EMMA :
Il ne manque pas de restaurants ni de guitaristes en Amérique du Sud.
EDMOND :
C’est juste. Quand était-ce… ?
EMMA :
Réfléchissons. (Elle se concentre et croise les jambes.)
EDMOND :
J’ai toujours adoré votre façon de plisser les sourcils lorsque vous êtes concentrée. Et vous croisez si divinement les jambes. Vos bas de soie !
EMMA :
Edmond chéri, vous êtes adorable ! Mais je ne m’embête plus à porter des bas… ! Je mets des collants, comme tout le monde, et c’est du synthétique. Reste que vous avez toujours eu le sens du compliment. Dans votre jeunesse, aucune femme ne vous résistait. Je l’ai emporté sur quatre ou cinq prétendantes. Le soir où vous m’avez remarquée, chez votre oncle le baron…
EDMOND :
N’était-ce pas chez mon cousin du Mans… ?
EMMA :
C’était à Rambouillet, chez votre oncle.
EDMOND :
Admettons.
EMMA :
Ce soir-là, vous étiez poursuivi par une grande brune sans seins ni fesses qui vous appelait « mon grand crocodile ». Vous vous rappelez ?
EDMOND :
Elle était jolie ?
EMMA :
Piquante si l’on veut, mais plate comme une morue !
EDMOND :
Ah ? C’est possible. Mais ne dit-on pas « plate comme une limande » ?
EMMA :
Comme une morue, c’en était une, je vous assure ! Et cette façon insupportable de prononcer les « T » à l’anglaise ! Tout le monde savait qu’elle était de Corrèze !
EDMOND, se rappelant tout d’un coup :
Suzanne !
EMMA :
Non, Suzanne c’était le nom de la chatte angora.
La lumière s’éteint sur la table d’Emma et Edmond.
Pendant le dialogue précédent est entrée une jeune prostituée triste, Betty, qui s’est assise à une table comme une habituée, sans dire un mot.
Un peu après est arrivé un jeune homme inquiet, Kevin. Il s’est assis à une table libre.
La lumière monte sur les tables de Betty et de Kevin.
Au bout d’un moment, Betty va trouver Kevin et lui dit un mot à l’oreille.
Puis elle retourne s’asseoir à sa table.
Le début du dialogue se fait d’une table à l’autre.
KEVIN :
C’est combien, vous dites ?
BETTY :
Plus ou moins selon prestation.
KEVIN :
Alors c’est ça, vous êtes…
BETTY :
Je suis. Ça vous tente ?
KEVIN, hésitant :
Ben…
BETTY :
Je vous plais pas ?
KEVIN :
C’est pas ça…
BETTY :
Alors ?
KEVIN :
Je suis pas dans mon assiette…
BETTY :
Alors rentrez chez vous. Moi, si je pouvais, je serais restée au lit. Et sans personne, croyez bien.
KEVIN :
Je suis dans une mauvaise passe. C’est compliqué.
BETTY, allant s’asseoir à la table de Kevin :
Vous voulez qu’on en parle ?
KEVIN :
Pour quoi faire ?
BETTY :
Ça peut vous faire du bien. J’ai fait psycho à une autre époque, j’ai les diplômes. Pas du temps perdu, ça m’a bien servi dans ma reconversion. Mais je vous préviens, la consultation, c’est plus cher. Normal, on passe du loisir au médical, ça joue dans les tarifs. Je suis pas conventionnée, désolée.
KEVIN :
J’ai pas d’argent.
BETTY :
Fauché en plus ! Alors là, je peux rien pour vous !
KEVIN :
Vous fâchez pas !
BETTY :
Vous me faites perdre mon temps ! Non, sans blague, vous réalisez pas ce que c’est que mon taf ?! On passe le temps à se dire : « Merde ! Pas un client. La soirée est fichue ! » Ou : « Merde ! Un client ! Quel genre de tordu ça sera, encore… ?! » Il y a des commerces plus tranquilles, c’est rien de le dire. Alors soyez gentil, si vous savez pas ce que vous voulez, rentrez chez vous, et laissez-moi travailler.
KEVIN :