L'existence, c'est certain, pouvait avoir quelque attrait
avant l'avènement du bruit, mettons avant le néolithique.
A quand l'homme qui saura nous défaire
de tous les hommes?
(Emil Cioran)
Audience 1
Bien le bonjour à vous aussi, Monsieur le juge !
Que voulez-vous que je dise de plus ? J’ai tué cet homme parce que je l’ai tué, c’est tout. Il n’y a rien à ajouter ou à enlever à ce fait. Les choses sont ainsi, et c’est mieux de les prendre telles qu’elles sont, sans chercher à leur faire dire ce qu’elles ne disent ni ne peuvent dire. Autrement ce ne serait que bavardage et paroles au vent. Ou, tout au plus, votre fameuse bonne conscience qui fait semblant de s’offusquer qu’on puisse arbitrairement mettre fin à la vie d’un être humain, sans même lui dérober son portefeuille, ni quoi que ce soit sur lui qui lui donne tel rang et telle importance dans la société.
Oh la belle affaire! On jurerait que jamais l’homme n’a rien commis d’aussi horrible envers l’homme.
N’est-ce pas abusif, de vous mettre soudain à pérorer à hue et à dia que nul ne devrait s’autoriser à agir de la sorte ? Soi-disant que la vie des êtres humains serait sacrée ? À la bonne heure ! Si tel était le cas, sauriez-vous me dire, depuis que l’homme est homme, en quoi l’homme a-t-il prouvé qu’il sait marquer le respect qu’il doit à la vie ? Ne serait-ce que le respect qu’il est censé devoir à toute vie d’homme ?
Cela dit, rassurez-vous, ce n’est pas à moi qu’il revient de vous jeter la première pierre, ni vous faire un quelconque procès en défaut d’humanité. Ni en excès d’inhumanité.
Mais passons.
Passons aussi sur cette façon que vous avez de me sommer d’avouer la raison de mes crimes. La vraie raison, dites-vous. Qu’attendez-vous de moi au juste ? Que je confirme tout bonnement vos propos ? Pourquoi pas, je sais le faire. A moins que vous ne préféreriez que je les infirme, comme qui dirait juste pour la beauté du geste ? Cela aussi, je le pourrai.
Vous voyez, tout comme vous, je peux m’amuser à ce jeu que vous affectez, celui du chat et de la souris. Mais qui y gagnerait, au final ? Allez savoir. En tout cas pas la vérité, et pas même votre prétendue vérité, celle qui consiste à vouloir me faire avouer ce que je n’ai pas fait, et mettre sans cesse en doute ce que pourtant je vous livre en toute bonne foi, et sans jamais chercher à me disculper de quoi que ce soit. Ni pour vous plaire, ni pour vous déplaire, du moins pas plus ni moins que vous-même envers moi.
Encore une fois, cet homme-là je ne le connaissais de nulle part, de nul souvenir. C’était la première fois que je le croisais, et il n’y avait eu aucun incident entre nous. Aucun déboire donc. Pas même un maigre mot, du genre bonsoir ou encore avez-vous l’heure. Rien.
Vous voyez, et si par moments je vous ai paru contrariant, ce n’était nullement par volonté de vous nuire. C’est juste à cause de votre entêtement à vouloir absolument trouver du sens, là où non seulement il n’y a pas de sens, mais où il n’y en a nul besoin. Ou disons que ce serait comme une absence de sens, quelque chose qui échappe à la raison de l’homme. Savez-vous pourquoi ? Pour la simple raison que c’est un sens enfoui en nous, comme d’une sorte d’instinct qui fait partie de nous, et qui ne peut se dire avec des mots. Et que c’était en nous bien avant l’arrivée de ce que vous nommez raison, et qui n’est, en rien, de la raison. Au contraire. Et c’est justement à cela que vous gagnerez à prêter attention, bien plus qu’à ces supposés sens que vous vous donnez tant de mal à construire, juste pour tenter de rendre mes actes compréhensibles aux vôtres.
Cela dit, je me réjouis que vous n’y arrivez guère, je veux dire que vous n’y arrivez pas par la raison de l’homme. Pourquoi ce mystère, me demanderez-vous ? Je ne saurais vous en instruire avec les mots des hommes, mais quand bien même l'aurais-je su que je m’en serais abstenu. Car je ne doute pas que, si par malheur mes actes pouvaient avoir quelque sens saisissable par votre raison humaine, votre impitoyable raison n’en aurait fait qu’une bouchée. Et tout ce que j’aurais dit aurait été réduit en miettes. A l’instar de ce que vous faites, en ne résistant à aucun plaisir de détruire ce que pourtant je vous livre en toute sincérité. Mais rassurez-vous, ce n’est en rien un reproche de ma part. Car en vérité, vous-même vous n’y êtes pour rien. Non, c’est seulement la raison humaine en vous qui veut que je n’aie, en aucun cas, raison. Comme le fait si bien la raison de l’homme qui, depuis que l’homme en a été contaminé, n’a eu de cesse de vouloir avoir raison sur tout, et donc de réduire, soumettre, voire éradiquer tant de formes de vie. Oui, c’est cette même prétendue raison qui s’est ingéniée à asservir la nature, et à la dépouiller de ce qui fait qu’elle est nature.
Mieux, devrais-je ajouter : au fur et à mesure que la raison prenait possession de l’homme, et non le contraire, l’homme s’est acharné à inventer des armes de plus en plus meurtrières et destructrices, dans l’unique but d’avoir raison sur tout et en tout. Quitte à massacrer sans pitié vos propres semblables, qui se trouvent être, hélas pour quelque temps encore, tout autant les miens.
Autrement dit, qui dit raison, dit violence.
Jugez-en vous-même : y a-t-il jamais eu autant de guerres qu’à notre époque, je veux dire en cette époque où la raison de l’homme n’a jamais été aussi puissante, aussi dominante ? Et malgré que la violence de l’homme ne cesse d’infester la vie sur terre, il semble qu’il n’y en ait pas assez pour tout le monde. Si bien que pour consoler vos jeunes qui s’impatientent de ne point s’en aller tuer à leur tour, vous êtes obligés de leur fournir des jeux virtuels violents à outrance, afin d’entretenir en eux ce besoin trop humain de violence et de destruction.
Bon, j’ai dit mieux, mais c’était juste pour vous taquiner, histoire de prendre plaisir à vous énerver. Et à vous voir rougir, et aussitôt camoufler votre gêne en faisant semblant d’ordonner de votre main votre jolie moustache. Vous voyez, je sais moi aussi m’amuser à vos dépens. Comme il vous arrive fréquemment de prendre un malin plaisir à me désarçonner par vos piques déplacées. Voire parfois des plus vexantes.
Mais trêve de plaisanterie.
En vérité, cela aurait pu être une bonne nouvelle en soi, de voir l’homme s’entre-tuer à tout va, comme jamais bête vivante n’y aura excellé avec autant de perversion. Sauf que, finalement, même là, hélas, les inconvénients l’emportent largement sur les avantages. C’est qu’en s’autodétruisant lui-même, l’homme détruit tout. Végétation, bêtes innocentes et libres, rivières, mers, air, etc.
Mais bon, n’ai-je pas trop dit et redit tout le mal que je pense de cette aberration que vous nommez raison, ou conscience, ou par d’autres mots ronflants qui ne sont que du baratin soi-disant savant, mais qui ne désigne en fin de compte qu’une seule et même chose : ce travers vicieux en l’homme qui le pousse à vouloir toujours tout contrôler. Au point de ne plus percevoir en la beauté sauvage de la nature que ce que la nature a en elle d’indomptable. Et qui dit indomptable dit ennemi à vos yeux. Et vas-y donc que je rase à tout va, et vas-y donc que j’éradique à tout va… Foutaise que tout cela ! Sachez-le une bonne fois pour toutes : de tout ce qui vit sur la surface de la terre, c’est l’homme qui est le plus nuisible. Et c’est cela même que vous nommez raison qui le rend tout puissant, et qui le pousse à tout détruire....