PROLOGUE
Au moment du Prologue, la scène est éclairée de la manière suivante : Argan, installé dans son fauteuil au milieu du plateau, est dans une certaine pénombre qui permet d'apercevoir sa silhouette ; seule l'entrée centrale, à l'arrière, est en pleine lumière ; c'est par là que passeront les différents personnages mentionnés par Clarice.
Madame Clarice, habillée en infirmière, s'adresse directement au public dans la salle.
En ma qualité de personne assurant la surveillance des malades, leur prodiguant des soins et leur administrant des médicaments, je suis en mesure de vous parler de cet homme si particulier, qui s'imaginait « hypocondre », ou comme on dit aujourd'hui, neurasthénique. Moi qui vous parle, - mon nom est Clarice - et je sais de quoi il retourne -, je l'aurais plutôt qualifié de maniaque, de l'espèce de ceux qu'on subit, dont on s'accommode, au mieux dont on rit.
J'ai été souvent à ses côtés, dans mes habits de garde-malade, d'infirmière ou d'aide-soignante, et le serai bientôt, peut-être, dans ma fonction de brancardière ou d'ambulancière.
J'ai fréquenté Monsieur Argan à une époque où il connaissait tous les maux. Il en avait mille ensemble. Sa vocation, c'était la maladie. Il était perpétuellement en proie aux innombrables dangers qui guettent le corps humain. Malgré cela, Monsieur Argan avait la mine florissante. Il avait appétit, aimait boire un bon coup de vin, dormait bien la nuit et faisait une petite sieste après le repas. En bon bourgeois égoïste et poltron, il aurait pu jouir pleinement de la vie s'il n'avait été la dupe des médecins charlatans et cupides qui l'entouraient ; et s'il n'avait été le jouet de Béline, (à cour, avant-scène, fugace apparition de Béline, scrutant à l'entour, comme si elle cherchait quelqu'un) sa seconde épouse, une de ces femmes qui courent sans scrupule de maison en maison, comme on dit, pour s'approprier les dépouilles des veufs. Il aurait pu vivre heureux et béat, Monsieur Argan, se consolant de son veuvage entre ses deux filles : Angélique, l'aînée, (courte apparition d'Angélique, entrée du fond) sage et jolie femme, fraîche et ardente, honnête et fière ; et la cadette Louison, (courte apparition de Louison, entrée du fond) une fillette gaie et souriante, à l'époque âgée de huit ans. Que n'avait-il profité des conseils de son excellent frère, Monsieur Béralde, (rapide apparition de Béralde, entrée du fond) homme de bon sens qui avait tout fait pour lui montrer ce qu'il se refusait à voir. Tout comme Toinette, (rapide entrée et sortie de Toinette, au fond) la malicieuse et généreuse servante qui jamais ne manqua de prendre soin de son maître en faisant preuve d'un aveugle dévouement à son égard.
Un jour, grâce au ciel et aux attentions de son frère et aux stratagèmes imaginés par Toinette, Monsieur Argan finit par ouvrir enfin les yeux. À partir de ce moment, unissant son immense naïveté à une sorte de bon sens pratique, il vécut en jouisseur qui cueille chaque jour les roses de la vie.
Depuis, les années ont passé au long d'une vie paisible, fort éloignée de la néfaste magie attractive de la médecine. Mais combien de temps encore, cet ancien anxieux obsédé par sa santé va-t-il tenir le coup ?
En remontant dans le théâtre, Clarice disparaît dans la coulisse.
ACTE I
Scène première
Argan
Argan, seul dans la pièce, assis sur son fauteuil, fait des mots croisés en grommelant.
« Il entre dans la peau de son personnage ». (Il compte). Deux, quatre, six, huit cases. « Il entre dans la peau de son personnage ». (Après un court moment de réflexion, agacé) Au diable les mots qu'on croise, et tous les sudokus du monde ! Qu'ai-je à me creuser ainsi la cervelle sous prétexte d'exercer ma mémoire. Ma fille et son mari ne cessent de me rabâcher qu'à mon âge, le mieux pour garder mes aptitudes intellectuelles est de mettre régulièrement le cerveau à contribution. Il faut pratiquer le « sport cérébral », comme ils disent. Mais point trop n'en faut de ces définitions énigmatiques qui vident l'esprit, et de ces calculs qui embrouillent l'entendement. (D'un geste rageur, il jette la revue de jeux sur la table. Puis il se lève brusquement, s'arrête en se posant la main sur le front). Oh ! … La tête me tourne. (Il prend appui sur le dossier du fauteuil. Il appelle d'une voix altérée). Toinette. J'ai le tournis. (Il se rassied pesamment et appelle plus fort). Toinette ! Toinette ! … Il n'y a personne. Où est passée cette vieille toupie ! Jamais là quand on a besoin d'elle. (Plus fort). Toinette ! Toinette ! Est-il possible d'être aussi sourde ? Au moment où elle devrait m'être utile. C'est à peine croyable. (Criant). Toinette ! Toinette !
Scène 2
Argan, Toinette
Toinette, en entrant dans la chambre sans se presser, et parlant sur un ton nonchalant.
Ça vient. Ça vient.
Argan
Ah ! Espèce de manchote ! Bougre de ballotte !
Toinette, faisant semblant de s'être cogné le genou à un meuble.
Aïe ! Et voilà ! Fallait bien que ça arrive. À force de me presser, je me suis donné un coup dans le genou. (Elle avance maintenant en claudiquant exagérément).
Argan, en colère.
Ah ! La cagneuse ! …
Toinette, pour l'interrompre et l'empêcher de crier, se pliant toujours, en disant à chaque pas
Aïe ! Aïe !
Argan
Ça fait...
Toinette
Aïe !
Argan
Ça fait une bonne heure...
Toinette
Aïe !
Argan, sur un ton plus âpre
… une bonne heure que je t'appelle !
Toinette
Aïe !
Argan
Vas-tu bientôt te taire, fumier de chafouine, pour que je puisse en placer une ?
Toinette
Ah, ça, certainement pas après ce que je me suis fait.
Argan
Comme d'habitude, j'ai l'impression avec toi de crier dans le désert, maraude !
Toinette
Et moi, avec vous, d'être clouée sur un lit de douleur. Ainsi nous voilà quittes.
Argan
Comment ! Marie-graillon...
Toinette
Si vous m'enguirlandez, je ferai tête.
Argan
Me laisser mariner de la sorte, espèce de grande calleuse.
Toinette, toujours pour l'interrompre.
Aïe !
Argan
À m'égosiller pour rien.
Toinette
Aïe !
Argan
Vieille rombière ! Tu veux...
Toinette
Aïe !
Argan
Quoi ! Je n'aurais plus le plaisir chez moi d'enguirlander ma servante ?
Toinette
Enguirlandez tant qu'il vous plaira, monsieur. Ça ne me dérange pas.
Argan
Encore faudrait-il que je puisse le faire sans être interrompu à tout instant.
Toinette, lui tenant, tête, montant sur ses ergots
Si vous avez le plaisir d'enguirlander, il faut bien que de mon côté j'aie le plaisir de rouspéter : chacun le sien, ce n'est pas trop demander. Aïe !
Argan, soudain résigné, après un gros soupir
À quoi bon discuter puisqu'il faut en passer par là. Tu ne changeras jamais, vieille foldingue. Je t'ai appelée, Toinette, parce que tout à l'heure, en me levant, j'ai eu comme un vertige.
Toinette, cessant son jeu.
Un vertige, monsieur ?
Argan
Mais oui, ma vue s'est obscurcie et les objets qui m'environnaient se sont animés d'un mouvement giratoire.
Toinette, avec une certaine moquerie
Vous en parlez fort bien.
Argan
Bien sûr, ignorante. J'ai parfaitement perçu l'état dans lequel je me suis trouvé.
Toinette
Vous avez ressenti un mal de tête ?
Argan
Ben... maintenant qu'on en parle... j'ai bien senti une certaine migraine... qui persiste encore.
Toinette
Vous avez vu des mouches volantes ?
Argan
Non … pas vraiment... Mais quelques points brillants sont apparus dans mon champ visuel.
Toinette
Vous connaissez la raison de ce malaise ?
Argan
Non.
Toinette
À ce que j'en sais, ce pourrait être le foie ou de l'hypertension artérielle.
Argan
C'est précisément pour le savoir que je t'ai appelée. Je veux que tu ailles chercher immédiatement l'appareil pour mesurer la tension.
Toinette
J'y cours. (Elle s'élance vers la sortie, puis s'arrête brusquement) L'appareil pour la tension ? Où a-t-on pu le fourrer depuis le temps ? … Je vais le chercher. Mais avant, je voulais vous rappeler que c'est le jour où votre fille Angélique et Cléante, son mari, viennent vous rendre visite.
Argan, avec réticence
J'ai toujours plaisir à les recevoir, mais aujourd'hui... avec cet accès migraineux...
Toinette
Courage, monsieur, prenez sur vous. Faites bonne figure à vos enfants.
Argan
Je vais m'y appliquer. Fais-les entrer.
Toinette
Les voici qui viennent d'eux-mêmes. Je vais de ce pas chercher l'appareil que vous m'avez demandé.
Pendant que Toinette sort précipitamment, entrent Angélique et Cléante.
Scène 3
Argan , Angélique, Cléante
Angélique, souriante, d'un ton enjoué, allant vers son père et déposant affectueusement un baiser sur sa joue)
Bonjour, mon père. Où court Toinette avec tant d'empressement ?
Argan
Elle est allée quérir le sphygmomanomètre.
Angélique
Qu'est-ce que c'est ?
Cléante
L'appareil pour mesurer la tension artérielle. N'est-ce pas, beau-père ? J'ai appris le mot autrefois lorsque je me colletais à la médecine, en même temps que vous. Ne sommes-nous pas devenus des autodidactes de la médecine ?
Angélique, avec un soupçon de moquerie
Mais bien sûr ! (À son père) Mais pourquoi as-tu besoin d'un sphyg... mo... comme vous dites ?
Argan
J'ai éprouvé un certain malaise tout à l'heure.
Angélique, alarmée
Oh, mon dieu ! Rien de grave, j'espère. Comment est-ce arrivé ?
Argan
J'étais tranquillement assis dans mon fauteuil quand Toinette est entrée pour me contrarier. Elle a le chic pour me tenir tête à toute heure, cette peste de castapiane ! Elle m'a tellement énervé que, quand j'ai voulu me lever, j'ai senti ma tête tournoyer. J'ai failli perdre les sens.
Cléante
À ce point ? Le vertige n'était dû certainement qu'au brusque changement de position, de l'assis au levé. Ou bien à une hyperextension de la tête.
Argan
Trop facile explication, mon garçon. Et s'il s'agissait d'arthrose cervicale ?
Cléante
N'exagérons pas, beau-père.
Argan
Je veux bien, mais il paraît plus sage de contrôler la tension.
Angélique
Fais comme tu le penses, papa. Nous étions venus pour t'entretenir d'un sujet qui nous tient à cœur depuis longtemps, à Cléante et à moi. Mais cela peut attendre.
Argan, lui prenant les mains
Mais non, voyons. Dis-moi, ma fille. Je t'écoute.
Il s'assied dans son fauteuil.
Angélique
Avec Cléante, nous avons pensé que cela nous ferait du bien de changer d'air pendant quelques jours.
Argan
Que veux-tu dire ?
Angélique
Nous avons décidé d'aller nous oxygéner à la montagne. Rien de tel pour la santé.
Argan, sur un ton pensif, presque affligé
Oui, la santé... la santé …
Cléante
Respirer l'air pur, avaler un grand bol de fraîcheur. Rien de tel pour la forme.
Argan, même jeu
Oui, la forme... la forme... Ainsi vous partez. Il est vrai que rien ne vous retient ici.
Angélique, un peu alarmée
Peut-être... mais tu ne te sens pas bien ?
Argan, fataliste
Bah ! La tête qui tourne...
Cléante
Mais non, voyons ! Il n'y a pas de quoi s'alarmer pour si peu.
Argan
Oui, oui, pour si peu. Attendons, avant de nous prononcer, le retour de Toinette. Quand j'aurai pris ma tension, nous pourrons mieux juger de l'état de ma santé. Mais où est-elle encore ? (L'appelant fort) Toinette ! Toinette ! Je ressens les palpitations qui me reprennent. Toinette !
Angélique
Papa, ne t'emporte pas. Tu sais qu'il faut éviter les émotions trop fortes.
Scène 4
Argan, Angélique, Cléante, Louison
À ce moment entre en trombe Louison, la fille cadette d'Argan.
Louison
Que se passe-t-il, papa ? Je t'entends crier depuis ma chambre.
Argan
Ah, ma Louison. C'est cette carogne de Toinette qui fait tout pour me faire sortir de mes gonds. Surtout quand je ne me sens pas bien.
Angélique
Papa a le tournis. Et cela le met dans tous ses états.
Louison, soudain inquiète
Mais pourquoi ? D'où ça vient ? Tu es malade, mon petit papa ?
Argan
Non... non … Mais quand la tête se met à tourner, ce n'est jamais bon signe.
Cléante, se voulant rassurant
Que dites-vous ? Je suis sûr que ce n'est rien.
Argan
Rien de bon, ça tu peux le dire.
Cléante
Tout au plus s'agit-il d'une fausse alerte.
Angélique
Exactement, papa, une fausse alerte. Un étourdissement sans conséquence.
Argan
Appelons cela un étourdissement, si vous voulez. Mais qui peut l'affirmer ? La faiblesse que j'ai éprouvée à ce moment-là aurait pu me faire tomber en syncope. J'ai ressenti pendant quelques instants un ralentissement des battements de mon cœur, et ma respiration s'est trouvée comme suspendue.
Louison, attendrie
Mon pauvre papa....