Présentateur
Nous sommes dans une bibliothèque dont je suis le gardien et la nuit, certains auteurs du siècle des Lumières s'interpellent d'une étagère à l'autre. J'ai pu capter une ou deux de leurs conversations nocturnes…
Acte I : Dans la bibliothèque
Première conversation
Montesquieu
Psttt ! Psttt ! FMA !
Pstt ! Pstt ! FMA !
Un temps
Psttt ! Pstt ! François !
Voltaire (voix de château)
Oui, Charles ? Tu me donnes du François-Marie Arouet ?
Je peux t’appeler CLSBBM alors, avec tes titres à rallonge, mon cher Charles Louis de Secondat, Baron de la Brède et de Montesquieu…
Montesquieu
Euh, non, je n’y tiens pas spécialement, ça fait un peu trop établissement bancaire, nous allons simplifier, d’accord ?
Tu es François, je suis Charles.
Comme je ne dormais pas, je pensais à ce que nous avons tenté d’apporter à nos contemporains, et aux combats que nous avons menés.
Si je ne dors pas, c’est que précisément, j’ai l’impression que nos héritiers ne se soucient plus guère de tous les beaux principes que nous leur avons légués.
Ainsi, par exemple, tu avais dénoncé très clairement la torture, la « question », bel euphémisme !
Comment s'y prennent les hommes, écrivais-tu, pour torturer sans mauvaise conscience leur prochain ? Tu disais qu'ils le transforment en une sorte de sous-homme, c'est bien ça ?
Voltaire
Exactement : « hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. »
Montesquieu
Oui, c'est cela, je me souviens, tu démontais bien le mécanisme : on transforme les hommes en bêtes, et ensuite on les torture sans vergogne puisqu'ils ne ressemblent plus à des hommes.
Mais, dis-moi, ils n'ont pas l'air d'avoir compris la leçon, ils font de la surenchère, on torture partout dans le monde, c'est épouvantable ! Un vrai concours de barbarie !
[En projection] :
[Editorial du « Monde » 16 décembre 2015 sur le « Rapport César »
Voltaire
On tue surtout pour des croyances et pour des dogmes, Charles mon ami !
Cela fait tout de même deux siècles et demi que j'ai écrit ceci : « Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? », mais il semble bien que personne n'écoute, c'est toujours pareil, les fanatiques ne sont pas de la même religion qu'à notre époque, mais leur folie est tout à fait identique.
Montesquieu
Pourtant, maintenant que l'école est gratuite, laïque et obligatoire, je croyais qu'on étudiait nos ouvrages dans les classes.
Je sais qu'il y a des piles de Candide dans les librairies, sur les tables réservées aux lectures scolaires. Tu as beau avoir prétendu à l'époque ne pas en être l'auteur, tout le monde sait que c'est toi et ton nom est sur la couverture.
Voltaire
Ha ! Ha ! Cette farce ! J 'avais même écrit au pasteur Jacob Vernes, excuse-moi pour la grossièreté des propos : « Il faut avoir perdu le sens pour m'attribuer cette coïonnerie ». J'avais fait croire que Candide était traduit d'un supposé docteur Ralph.
Et puis, tu sais bien que je considérais mes contes comme bagatelles et menu fretin, ce qui m'attirait, moi, c'était le théâtre. Mes cinquante pièces ont sombré dans l'oubli, hélas, et ce sont ces bagatelles, ces petits contes philosophiques qu'on fait lire aux jeunes d'aujourd'hui...
En tout cas, j'y pourfendais tous les abus de notre époque, et Dieu sait s'ils étaient nombreux : la torture, le fanatisme, l'esclavage …
Montesquieu
Oui, moi aussi, dans un petit texte que j’avais intitulé « De l’esclavage des nègres ».
J’avais écrit cela sous forme de satire, c’était ironique d’un bout à l’autre étant donné que je prêtais à mon personnage partisan de l’esclavage des arguments tous faux et de mauvaise foi et sans aucun lien entre eux.
Et en plus de cela, pour bien marquer qu’il s’agissait de ma part d’un discours totalement hypothétique, je commençais en disant « Si », je dis bien : SI, « si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais », au conditionnel donc au mode de l’irréel.
Or imagine-toi qu’aujourd’hui, certains ne savent pas lire, au point de prendre ce texte au pied de la lettre et de ne pas déceler l’ironie ! Tu te rends compte ? Ils vont jusqu’à me prendre pour un esclavagiste ! C’est gravissime !
A propos, ton « nègre de Surinam », il disait à Candide, si je ne me trompe : « c'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », eh bien, maintenant, ce n'est plus le sucre, denrée banale s'il en est, dont il s'agit, ce sont les crevettes : on pratique l'esclavage dans des mers lointaines pour que les gens puissent se goinfrer de crevettes, figure-toi ! C'est bien la peine d'avoir dénoncé l'esclavage, ils ont vilipendé le mot, mais pas la chose, ça se pratique toujours. Même s’ils ont fait une loi pour l’abolir, on est en pleine hypocrisie ! Ils disent « travail forcé » ou des expressions de ce genre, bien euphémisantes, pour s’innocenter, mais quand on lit les journaux, on voit bien que c'est toujours de l'esclavage...
[en projection] :
[Les crevettes de Thaïlande vendues en supermarché cachent un lourd trafic d'êtres humains.
Voltaire
Oui, et puis, sans aller si loin, tu sais bien que dans les beaux quartiers de Paris, ville-lumière pourtant, on trouverait des esclaves chez les gens très riches qui se croient au-dessus des lois. C'est la même chose, on ne prononce pas le mot, trop sale, trop inconvenant, mais comment nommer ces pauvres filles à qui on vole leurs papiers, qui travaillent quasiment tout le temps et dorment sur des paillasses ?
Je pourfendais les abus disais-je, et pas seulement dans Candide, mais dans Zadig aussi, et dans L'Ingénu, et entre autres abus, les conversions forcées …
Montesquieu
Ha ! Ha ! Ha !
Voltaire
Qu'y a-t-il de si drôle ?
Montesquieu
Mais mon pauvre François, l'expression est vraiment gentille par rapport à la réalité : maintenant, il est des régions du monde où si tu ne veux pas te convertir immédiatement tout de suite et sans délai à la religion du vainqueur, tu te fais décapiter sur-le-champ.
Il n'est même plus question de négocier ni de parlementer, tout le monde doit penser la même chose, adorer Dieu selon les mêmes rites, croire les mêmes fadaises.
Voltaire
Quand je pense que c'est toi, mon ami, qui vantais les bienfaits du pluralisme des religions dans un même pays, tu l'évoquais dans tes Lettres persanes, la 85ème lettre je crois...
Montesquieu
Eh oui, ta bonne mémoire me flatte, c'est exactement cela. Voici ce que j'écrivais :
« On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante ; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail et à embrasser les emplois de la Société les plus pénibles. »
Au fait, ton Ingénu, quand même, quel coquin, celui-là ! Tu as dû bien t 'amuser avec ce personnage, sous prétexte de naïveté, tu lui faisais faire de ces polissonneries !
Quand il se baptise tout nu sous les yeux de Mlle Saint-Yves, pour faire comme dans la Bible, ou quand il prétend l'épouser sans passer par la procédure habituelle.
[Voltaire et Montesquieu rient mais sans faire trop de bruit]
N'allons pas réveiller Jean-Jacques, ce pisse-froid !
Voltaire
Il est vrai que sur ce plan, il est plutôt refoulé, lui, il n'y a que les fessées qui lui fassent de l'effet, et il s'est cru malin de raconter cela à notre époque, le fou !
Montesquieu
Ha! Ha! Ha ! Chuuuuut !
Voltaire
Remarque, ta Roxane, elle est assez libre aussi, non ? Elle transgresse allègrement les lois du sérail, il me semble ? Les eunuques la surprennent avec un jeune homme en l’absence d’Usbek. Quelle coquine, celle-là !
Montesquieu
Si on veut. Mais tu te souviens qu'elle ne trouve la liberté qu'en se suicidant, ça fait un peu court pour en jouir véritablement.
Notre cher Denis également ne s’embarrasse pas trop …
Diderot, se montrant à son tour.
J’ai entendu mon nom, qui est-ce qui parle de moi ? Ah, mais c’est mon ami Charles ! Vous êtes réveillés tous les deux ? Alors, de quoi est-ce que je ne m’embarrasse pas ?
Montesquieu
Tiens mais c’est Dédé !
Diderot
Comment ça ? Quelle familiarité ! (dit avec une distance ironique)
Voltaire
Oui oui, non, rien …
C’est entre nous, juste une boutade sur nos initiales, mon cher Denis…
Montesquieu
Nous disions donc que tu ne t’embarrassais pas trop du caractère sacré du mariage, par exemple. Chez tes Otaïtiens, dans ton Supplément au voyage de Bougainville, tu fais dire que s’approprier l’autre par le mariage est anti-naturel, que la fidélité est impossible dans un monde sujet au changement, ou encore que le célibat des prêtres, en empêchant la procréation, nuit à l'enrichissement du pays.
J’ai bien aimé aussi le discours que tu faisais prononcer au vieil Otaïtien contre le colonialisme, une belle diatribe bien argumentée, où il va jusqu’à inverser les rôles pour faire réfléchir Bougainville. Il lui demande quelle réaction il aurait si les Otaïtiens débarquaient sur les côtes de France pour s’approprier le pays.
Diderot
Oui, là je me suis amusé, c’était réjouissant. Cela dit, mon livre entier n’était qu’un dialogue auquel je n’apportais pas de conclusion tranchée et je recommandais à la fin de vivre conformément aux moeurs du pays où l'on est.
Comme vous voyez, je restais prudent.
Montesquieu
Tu étais tout de même passé maître dans ce genre d’entretiens, tu jouais d’ailleurs à te dissimuler derrière un personnage désigné par « moi », auquel tu faisais tenir des propos outranciers que tu n’aurais pas tenus dans la vie, j’en mettrais ma main au feu !
Voltaire (très remonté)
« MA MAIN AU FEU » !
(Un temps)
Alors, là, Charles, en fait d’humour, tu pourrais trouver mieux,
parce que
si je suis parti vivre à Ferney,
près de la frontière,
c’est bien pour ne pas me retrouver ligoté sur un bûcher !
Ils avaient l’allumette facile à notre époque, n’oublie pas ! (scander toute sa réplique)
Montesquieu
Oui, François, je sais que tu es très susceptible sur ce chapitre, mais ce n’est qu’une expression figurée !
Je disais donc à Denis ceci : Il y a un entretien entre un médecin et toi, en particulier, où tu fais dire au médecin qu’il a pour mission de soigner n’importe qui, même un criminel, sans s’occuper des opinions ni du passé du malade, et le personnage « moi » - c’est-à-dire toi – tu me suis ?
et le personnage « moi » lui rétorque que ce n’est pas œuvrer pour la République que de soigner un malfaiteur, tu te souviens ?
Diderot
Oui, je me souviens, un peu de provocation ne fait pas de mal, mais si vous saviez, mes amis, où ils en sont aujourd’hui ! Ce ne sont pas les médecins qui ne veulent pas soigner tout le monde indistinctement, ce sont les patients qui font des histoires. Il y a des femmes qui refusent d’être soignées par des médecins hommes, figurez-vous !
Sans doute sont-elles sous l’emprise de leurs maris qui leur imposent ce refus.
Pourtant, nous l’avons abordé ce sujet des rapports entre les hommes et les femmes, à notre époque !
Dois-je vous rappeler Laclos, qui fait de sa marquise de Merteuil une femme très volontaire, se créant ses propres principes au lieu de suivre ceux qu’on veut imposer aux filles et prononçant ces mots incroyables : « je suis mon ouvrage ».
Vous vous rendez compte à quel point c’est subversif pour une femme à l’époque de dire cela : « je suis mon ouvrage » ? C’est moi qui décide des règles que je veux suivre, je prends mon destin en mains et je deviens ce que j’ai envie de devenir, une épouse seulement si je veux, une mère seulement si je veux, et pourquoi ne serais-je pas une femme indépendante, qui laisserait sa marque dans l’Histoire ?
Toi, Charles, tu montres la double face de ton personnage Usbek qui affiche des airs ouverts et tolérants lorsqu’il visite l’Europe, mais qui, lorsqu’ il s’agit de son harem, n’est qu’un affreux despote conservateur.
Toi, François, ta vie parle pour toi, tu avais pour compagne Emilie du Châtelet, une géomètre et une femme de lettres. Quant à moi, j’ai fait de ma Religieuse une jeune fille qui se révolte contre l’hypocrisie du couvent et renie des vœux qu’elle n’a prononcés que sous la contrainte.
Voltaire
C'est vrai, beau personnage de femme que cette religieuse qui refuse une vocation qu’elle n’a pas librement choisie.
Mon Emilie serait outrée et chagrinée si elle voyait comment la plupart des femmes sont traitées de par le monde aujourd’hui. Quelle régression ! où que l’on tourne les yeux, les femmes sont opprimées.
Elle qui leur proposait le bonheur grâce à l'étude,
elle qui avait le courage de défendre les passions, malgré toute l'éducation débilitante par laquelle on corsetait les femmes à notre époque, quelle largeur de vues elle avait, comme elle était en avance sur son temps !
C’est ensemble aussi que nous avons fait connaître Newton en France !
Diderot
Si cela peut te rasséréner, elle a gagné en partie étant donné que beaucoup de filles étudient les sciences maintenant, comme ta chère géomètre, et comme tes personnages d’Eldorado dans leur palais des sciences !
Voltaire
Encore faut-il que ces filles vivent dans des pays où les études soient mixtes, et où elles-mêmes ne soient pas interdites de cours pour certaines matières !
Olympe de Gouges, apparaissant
C’est bien pour cela que j’ai écrit la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne.
Nous ne nous sommes pas connus, messieurs, n’étant pas précisément de la même génération, mais moi aussi j’ai apporté mon tribut à l’évolution des idées.
Pas la peine de faire cette tête-là, oui j’ai été décapitée, mais mon audace fait que je suis encore lue maintenant.
Vous avez vos statues un peu partout sur le territoire, moi j’ai seulement mon buste à l’Assemblée nationale, décidément, il semble difficile pour moi de rester entière…
Alors oui, j’écrivais ceci : « L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ».
Mais en effet, trois siècles après, beaucoup de pays dans le monde oppriment encore la moitié de leur population, empêchant les filles d’étudier et par conséquent de devenir des êtres autonomes et d’avoir la maîtrise de leur propre corps.
Voltaire
Oui, vous maltraitiez un peu les hommes quand même, non ?
J’ai lu votre Déclaration. A un moment, vous qualifiez l’homme en ces termes : « boursouflé de sciences et dégénéré, … dans l’ignorance la plus crasse » …
Diderot
Nous n’allons pas reprocher à Olympe de Gouges d’avoir un peu forcé le trait. Le procédé est habituel lorsque l’on veut bousculer les esprits. Et puis, ce n’est pas toi, François, qui vas trouver à redire à quelqu’un qui a la plume acérée !
[en projection]
[rapport de l’Unesco sur l’instruction des filles dans le monde
Olympe de Gouges
Je vous remercie de me défendre, cher Denis.
L’émancipation des femmes finira par se généraliser, mes amis, le progrès n'a jamais été linéaire, mais les idées se font leur chemin dans les mentalités, vous verrez, les femmes arriveront à se prendre en main grâce à l'instruction généralisée.
Tenez, par exemple, ils ont inventé un prix international, le Nobel de la Paix, et c'est une jeune fille qui l'a reçu récemment, un vrai symbole de l'émancipation féminine par l'instruction.
Vous souvenez-vous aussi de Beaumarchais qui avait mis dans la bouche de Marceline une véritable diatribe où elle défend les femmes, toutes classes confondues, à tel point que les acteurs de son Mariage de Figaro ont pris peur et ont censuré la scène de leur propre chef ?
Il avait trouvé une phrase bien tournée concernant les femmes : « traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes », c’est bien envoyé, non ?
Voltaire
Oui, et c’est lui aussi qui dans la bouche de son Figaro opposait si bien le mérite et la naissance : « vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus », dit-il à son maître, le comte Almaviva. Il me semble que les choses n’ont guère changé et que curieusement, les « fils de » ou « filles de » ont bien plus de chances de réussir que les autres.
Oui, mes amis, nous, les philosophes, nous avons utilisé autant que faire se peut la liberté d’expression. Nous l’avons payé cher, beaucoup de mes écrits ont été brûlés, j’ai dû m’exiler en Angleterre ou en Hollande, j’ai réussi cependant à faire réhabiliter Calas.
Ce qui me rend pessimiste, c’est quand je compare nos combats, les risques que nous avons pris et ce qui en est résulté, tous nos séjours à la Bastille pour en arriver à un tel gâchis...
Montesquieu
La Bastille ...
Tu m'amusais avec ta périphrase : « des appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil », ah ! trop drôle vraiment ! Nous savions rire quand même, malgré tous les dangers !
Denis, toi aussi tu y as séjourné … euh non, c'est à Vincennes que tu as été emprisonné.
Il faut reconnaître que tu abordais souvent des sujets interdits. Tu te souviens comment tu démontrais que l'autorité est totalement infondée, sauf celle du père sur ses enfants, la seule que tu déclarais légitime ? Tu y allais fort !
Diderot
Sans doute, mais que voulez-vous, si on ne met pas un coup de pied dans la fourmilière de temps à autre, les choses n’avancent pas.
J’aimais bien semer le doute, forcer à réfléchir, sortir des sentiers battus.
Voltaire
Il est vrai que ton Neveu de Rameau est inclassable. Quant au héros, quel personnage ! Un parasite cynique, sans foi ni loi, mais tu le rendais sympathique malgré tout.
Montesquieu
Et tu défendais comme moi la pluralité des religions dans un pays, avec ton article sur les « réfugiés », autrement dit les huguenots, les protestants bannis par Louis XIV, en faisant remarquer au roi qu’en chassant ainsi une minorité de gens intelligents et travailleurs, il en privait le royaume et il en faisait cadeau aux pays voisins.
Mais surtout, ton entreprise avec d'Alembert, cette énorme Encyclopédie qui a mis vingt ans à paraître, à être censurée, à reparaître, quatre fois, c'était un sacré travail, et quelle générosité de vouloir mettre toutes les connaissances à la portée du peuple !
En même temps, beaucoup d’articles n’étaient pas purement explicatifs mais au contraire bien polémiques, s’attaquant au régime, à la religion, au clergé.
On ne peut pas dire que tu y aies beaucoup collaboré, à l’Encyclopédie, toi, François.
Voltaire
Tu sais bien que ce que je préférais, c'était les livres que l'on peut se passer sous le manteau, subrepticement, et lire tranquillement chez soi, sans que quelque espion du roi te dénonce pour tes lectures subversives. Rien à voir avec ces formats gigantesques de volumes que l'on devait lire publiquement dans des cabinets de lecture, et dont il fallait tourner les pages à plusieurs.
Ils ont des livres pas plus grands que leurs poches aujourd'hui, quelle chance ils ont, de pouvoir lire ce qu'ils veulent !
Moi aussi je m'en prenais à la monarchie absolue. Il faut dire que j’avais pour modèle la monarchie parlementaire des Anglais. Sur ce plan ça a changé, d'après vous ?
Montesquieu
Manifestement oui, tout de même, François ! On ne gouverne plus notre pays par filiation, ni de droit divin.
Je constate même que le principe de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, une idée qui m'est chère, est devenu un des piliers du régime même si dans les faits il n'est malheureusement pas toujours respecté :
Le pouvoir législatif est limité, le pouvoir judiciaire reste largement influencé par l'exécutif. La justice va d'ailleurs plus mal que jamais, La Fontaine la dénonçait avant nous, « selon que vous serez puissant ou misérable ... », et quand on observe le ballet des procureurs et des juges qui échangent leurs rôles, on peut s'inquiéter sérieusement.
Parce que, tout de même, ce n'est pas pareil de charger à fond l'accusé en représentant l'Etat, ce que fait le procureur, et de juger en toute impartialité, ce que devrait faire le juge !
[En projection] :
Une justice à deux vitesses
[La Fontaine passe en courant, pour rattraper deux de ses animaux échappés]
Voltaire
Tiens, Jean ! Bonjour !
Il court après son agneau et son loup (on peut mettre sur scène des animaux plus faciles à diriger ou des acteurs sous des peluches). Il a intérêt à ne pas les laisser seuls.
Lui aussi il a critiqué le régime, et la prétendue « loi du plus fort ».
Diderot
Il nous a précédés, certes, et ses critiques étaient audacieuses étant donné l’absolutisme de Louis XIV !
Elles sont toujours d’actualité pour ce qui est des courtisans, qu’il qualifie de « peuple caméléon, peuple singe du maître ».
Toujours vrai aussi ce qu’il dit sur l’usage que fait le pouvoir des boucs émissaires, comme le pauvre âne de la fable qui est chargé de tous les péchés de la société lors de l’épidémie de peste.
Voltaire
Vous connaissez sa fable « l’horoscope » ?
Montesquieu, Diderot, Olympe de Gouges
Non, raconte !
Voltaire
C’est une fable sur le destin.
Il s’agit d’un roi à qui l’on prédit que son fils mourra tué par un lion.
Il lui interdit alors de l’accompagner à la chasse et il l’enferme dans son château.
Le jeune homme contemple les tapisseries qui ornent les murs, et s’en prend à un lion représenté sur l’une d’elles, dont il fait le responsable de son enfermement.
Ce faisant il s’écorche à un clou de la tapisserie et meurt peu après … à cause d’un lion.
Diderot
Belle histoire, mais encore faut-il croire au destin.
Voltaire
Et ton personnage Jacques, il est bien fataliste, si je ne me trompe ?
Tu avais même l’audace d’intituler ton roman Jacques le fataliste et son maître, anonyme le maître, passant après son valet, ce qui pour notre époque était plutôt subversif !
Où en étions-nous ? La justice, je crois.
Sur ce thème je m'étais amusé à écrire un petit dialogue assez virulent dans lequel je faisais avouer tout un tas d'horreurs à un juge que j’avais affublé du joli nom de Croutef. Il se vantait d’être parvenu à son poste non par ses compétences mais par l’argent, de juger de manière totalement arbitraire, sans se référer à une quelconque jurisprudence, bref rien que des horreurs je vous dis…
Oui, Denis ?
Diderot.
Pour ce qui est du régime politique, assurément il n'y a plus de monarque, mais quand on observe ceux qui ont le pouvoir actuellement, il s'est formé une oligarchie, les gens qui se font élire occupent plusieurs fonctions simultanément, ils appellent cela « le cumul des mandats », et même battus à une élection ils s'obstinent à se représenter, ils n’ont aucune dignité vraiment, ils sont tous liés par des rapports d'intérêt,
ils appartiennent tous aux mêmes réseaux,
ils s'accrochent pendant des décennies à leurs fauteuils,
je me demande sincèrement si c'est l'intérêt collectif qui les guide ou leur intérêt personnel.
En tout état de cause, ils vivent comme des princes, bien grassouillets d’ailleurs, et en cela, rien n'a vraiment changé.
Voltaire
Alors, cela veut dire que nous nous sommes battus en vain ?
Montesquieu
Mais non, ce n’est jamais en vain, même si les Tartuffes sont de toutes les époques, ceux qui prêchent la morale … pour les autres.
Vous noterez d’ailleurs que la plupart des prêcheurs de morale ont très rarement eux-mêmes un comportement moral.
Tu avais, François, une liberté de parole et une audace dont je ne suis pas du tout sûr qu'on puisse en manifester autant aujourd'hui.
Quand tu intitulais un pamphlet : « De l'horrible danger de la lecture », et que tu situais l'histoire en Turquie, il fallait oser,
ou lorsque tu lançais dans « Le Mondain » ces vers provocateurs : « J'aime le luxe, et même la mollesse », que tu évoquais « le triste gosier d'Eve », qui n'a jamais goûté de vin, ou encore « nos vins de France » qui « enivrent les sultans », mon Dieu, quelle hardiesse !!!
Voltaire
Eh! oui, que veux-tu, Charles, j'aime la modernité. Je défendais le commerce aussi dans ce poème, parce que les échanges commerciaux sont le meilleur moyen d'instaurer l'entente entre les peuples.
J’aime ces échanges que font les pays d’Europe entre leurs étudiants, dans un programme qu’ils ont nommé Erasmus, en hommage à ce génial humaniste qui correspondait en latin avec tous les savants de son époque.
Maintenant, tout ce qu'ils savent vendre, ces Européens, ce sont des armes, en feignant de s’étonner qu’elles soient utilisées, quels hypocrites, une fois de plus !
Et elles leur retombent dessus en boomerang, quels imbéciles !
Ils vendent des armes sophistiquées à des abrutis qui se font passer pour des rebelles, et quand ces rebelles prennent le pouvoir, ils deviennent aussi despotiques que ceux qu'ils ont détrônés.
[en projection] :
Les ventes d’armes de la France
Montesquieu
Et la guerre, s'il y en a un qui l'a fustigée sur tous les tons, c'est bien toi ! Se faire la guerre pour « quelques tas de boue » disais-tu.
Dans tes contes, dans ton Dictionnaire philosophique, à chaque occasion.
Tu accusais surtout les chefs, qui eux, bien entendu, ne sont jamais au front, « ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes ».
On dirait que la guerre fait partie intégrante de l'homme, il est incapable de s’en passer, mais c’est encore pire maintenant, parce qu’elle consiste essentiellement à massacrer des civils désarmés, alors qu'autrefois, elle opposait des combattants également armés.
Diderot
Moi, j’aimais bien ta façon de dénoncer la collusion entre le religieux et le politique, quand tu t’insurgeais contre ces rois qui non seulement prétendaient mettre Dieu dans leur camp, quelle outrecuidance ! mais en plus le remerciaient d’avoir fait le plus possible de morts dans le camp adverse !
Et cela, tu ne ratais pas une occasion de l’évoquer, il faut dire que c’est choquant d’associer la religion, qui enseigne l’amour, avec la guerre, qui n’entretient que la haine. La religion est une affaire privée et ne doit pas gouverner un pays.
Nous, ce n’est pas tant la religion proprement dite que nous avons attaquée, mais ses funestes dérives qui sont la superstition, le fanatisme, la barbarie des prêtres, les guerres engendrées par des disputes sur des points de dogme.
Lorsque ton Candide arrive à Surinam et dialogue avec l’esclave mutilé, celui-ci lui parle des prêtres hollandais qui lui ont dit : « nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs », « tous cousins issus de germains » mais qui n’en cautionnent pas moins l’esclavage.
Voltaire (sombre)
Oui, j'ai renoncé à croire que j'y puisse quelque chose.
C'est la question qui m'a hanté toute ma vie : le MAL.
Pourquoi faut-il que les hommes ajoutent aux maux naturels : les tremblements de terre, les inondations et cetera … des maux qu'ils se font entre eux, tels que la guerre, l'esclavage, la torture ? La réponse que je fais donner par l'ange à Zadig est insatisfaisante, tout compte fait : quand Zadig demande pourquoi il faut qu'il y ait du mal sur la Terre, l'ange répond que c'est pour « éprouver un petit nombre de justes ».
(un temps)
Montesquieu.
Si tu permets que je te pose une question peut - être indiscrète, étais-tu croyant, François ?
Voltaire.
Je te ferai une double réponse :
D'abord, à notre époque, il était interdit, voire inconcevable de n'être pas croyant. Souviens-toi du sort du malheureux chevalier de la Barre, et du châtiment disproportionné qui fut le sien pour ne s'être pas découvert devant une procession. D'ailleurs il s'agissait plus ici de pratique extérieure que de croyance, car qui peut dire Untel est croyant ou ne l'est pas ? On ne peut sonder les âmes et tant mieux, c'est peut-être la seule liberté qui demeure.
Donc oui, j'étais croyant, même si j'avais...