ACTE I
« L’homme est large, trop large. Je l’aurais resserré un peu. »
Fiodor Dostoeivski
Le cabinet médical de Raphaël. Sobre, une table et deux chaises, de la paperasse, une porte en fond vers le cabinet d’analyse et une autre qui donne sur la rue. Un mur sépare le cabinet de la salle d’attente bondée. Un canapé et deux fauteuils sont disposés dans le cabinet, dont un sur lequel est assise la vieille docteure. Pendant tout l’acte, Raphaël est pris d’une toux. La vieille docteure se lève difficilement.
La vieille docteure, en aparté. – La médecine, c’est une drôle de discipline : un bonjour, un diagnostic, on paye, on dit au revoir… Et on laisse l’autre avec un souci inédit.
On a beau dire qu’on sauve des vies, et parfois des âmes, c’est un peu vain n’est-ce pas ? Au fond, nous, les médecins, sommes de petites apocalypses. Nous brisons certaines existences d’une mauvaise parole et parfois avec beaucoup moins.
Il suffit d’un regard inquiet, d’une lèvre mordillée, d’une jambe qui tressaute à la lecture d’une fiche d’analyses, et l’autre, silencieux, a déjà le désespoir qui lui tord le visage… Il faut savoir mentir, lorsqu’on est médecin.
Enfin mentir, omettre plutôt… Omettre pour ne pas nuire. Ne pas trop en dire. Juste assez pour guérir, et jamais trop afin de ne pas tuer. Savoir où se situe la limite de l’individu, qu’il soit bien portant ou presque détruit : certains s’effondrent pour une simple bronchite, d’autres peuvent affronter la mort sans frémir… Et il faut le sentir. Bref, il faut savoir être humain, terriblement, infiniment humain… Ou bien ne l’être absolument pas.
Enfin, je ne sais pas pourquoi je vous embête avec ça, voilà deux ans que j’ai arrêté de pratiquer. J’ai revendu mon cabinet à ce brave petit que vous voyez là, qui malgré cela accepte que je reste assise à ne rien faire toute la journée. Quarante ans de travail dans ce cabinet… Je m’y suis attachée. Alors oui, j’ai du mal à le quitter.
Il s’appelle Raphaël, ce brave petit. Je dis « brave » car je le pense ! Il est sorti de la faculté de Paris avec l’élite, dans les cinquante premiers. Il pouvait atteindre n’importe quel poste, et le voilà à Villers-Saint-Jean, dans sa campagne d’enfance, à soigner quatorze heures par jour. Il dit qu’il fait ça à cause du désert médical, que c’est par devoir et par idéal… Enfin, de grandes choses inspirées par sa jeunesse. Je vous l’ai dit, c’est un brave homme… Mais je parle beaucoup trop… et puis beaucoup trop seule. Alors, je me tais, et je laisse ce monde travailler…
Scène I
Raphaël, l’interprète, le muet, la vieille docteure, la salle d’attente (dont un homme, une mère et ses jumeaux).
Raphaël. – Messieurs, que puis-je faire pour vous ?
L’interprète, portant des lunettes de soleil et un chapeau. – Eh bien voilà docteur, c’est dramatique : Monsieur que vous voyez là est muet. Il est aussi extrêmement laid mais enfin ça n’a rien à voir. Et puis il me semble que des deux problèmes précédemment cités seul le mutisme est un cas pathologique, le second étant le fruit de la malchance et du hasard. Quoique, tout bien réfléchi… c’est quand même inquiétant d’être aussi repoussant, peut-être bien que c’est pathologique ! Mais là-dessus, je ne veux pas m’avancer. Je vous laisse en décider car c’est vous le médecin. Moi, je ne suis…
Raphaël. – Excusez-moi Monsieur, je ne nie pas la laideur de cet homme mais ce n’est pas le sujet ! Mais surtout, surtout, et vous l’avez noté, je suis pressé. Ma salle d’attente est pleine à craquer ! Alors je vais m’occuper de Monsieur, et lui poser mes questions auxquelles il répondra par un mouvement de tête, d’accord ? Car monsieur n’est pas sourd, il me semble… Alors sortez, je vous prie. Et enlevez ces lunettes et ce chapeau, c’est ridicule.
L’interprète. – Je vais devoir refuser.
Raphaël. – Vous refusez ?
L’interprète. – Fermement.
Raphaël. – Et pourquoi vous refusez ?
L’interprète. – Je vais être clair : non seulement je suis l’ami de ce muet, mais aussi sa seule famille. Vous avez bien entendu ? Sa seule famille. Son histoire est terrible, mais le pauvre homme ne peut pas vous la raconter. Car le problème principal avec les muets, c’est qu’ils ne parlent pas… Croyez-moi, je le comprends et il me comprend : je serai son interprète.
Raphaël. – (aux coulisses) Fernande, apporte-moi le laryngoscope ! (À l’interprète) Et les lunettes de soleil en intérieur ? Vous m’expliquez ?
L’interprète. – J’ai une forte sensibilité à la lumière, ne m’en tenez pas rigueur. Ce n’est pas un affront que je vous fais, après tout je suis ici par pure charité, pour aider ce pauvre homme muet qui ne peut exprimer son mal dans un monde qui ne l’écoute pas. Vous comprenez que…
Raphaël. – On ne s’est jamais rencontrés auparavant ?
L’interprète. – Je n’ai pas eu cet honneur, docteur.
Raphaël. – J’ai l’impression de vous connaître.
L’interprète. – Depuis quelques minutes seulement !
Raphaël. – Très bien. Vous êtes tenace… Et puis vous êtes bavard ! Bon, mettez-vous à côté de la vieille. N’intervenez que si c’est nécessaire ! Je le répète, je suis pressé. Fernande, ça vient ?
Scène II
Les mêmes, Fernande.
Fernande entre, les bras remplis d’outils en tous genres.
Fernande. – Oui docteur ! ‘Scusez-moi, j’sais jamais l’quel c’est, l’magnétoscope, alors j’ai tout pris.
Raphaël. – Le laryngoscope Fernande ! Laryngoscope ! Combien de fois je te l’ai dit ? C’est celui-ci, là, regarde. Regarde bien ! Tu enregistres ? Tu le regardes, tu te saisis de l’image, et tu l’enregistres… 1, 2, 3, 4, 5… allez c’est bon. Pose le reste ici. Allez, vous, tête en arrière je vous en prie, et ouvrez grand la bouche. Dites « Ah » … Enfin dites ce que vous pouvez… (Il regarde le fond de la gorge). Oh ! Que c’est laid !
L’interprète. – L’intérieur est à l’image de l’extérieur.
Raphaël. – Vous, taisez-vous ! La vieille, lancez-lui un bouquin la prochaine fois qu’il l’ouvre. Ne la provoquez pas, je vous préviens…
L’interprète. – Très bien, très bien… (Des livres volent) Oh ! Mais ça ne va pas, vous allez finir par m’envoyer chez le médecin !
Raphaël. – C’est très irrité…. Vraiment très irrité. Vous devez avoir une angine… Ma parole, ça sent la taverne là-dedans ! Monsieur, je me permets, mais la brosse à dents c’est trois fois par jour ! Bon, je ne peux rien faire pour votre mutisme, mais je peux vous prescrire quelque chose pour la gorge… et du dentifrice. Voilà votre ordonnance… (à l’interprète) Mais dites-moi, depuis combien de temps votre ami est-il malade ?
L’interprète. – Je n’en sais rien, il a toujours été comme ça… (La vieille docteure lui lance des livres) ... Doucement, madame, je ne fais que répondre ! Enfin, depuis que je le connais.
Le muet désapprouve avec de grands mouvements de la tête.
Raphaël. – Qu’est-ce qu’il fait avec sa tête ? Il dit non… Monsieur l’interprète, rendez-vous utile, traduisez !
L’interprète. – Non, non, il acquiesce ! C’est très clair ! Pour dire « Oui », il fait de grands « Non » de la tête, allez savoir pourquoi…
Raphaël. – C’est étrange, ça, dis donc…
L’interprète. – Je vous l’ai dit : je suis le seul à le comprendre !
Raphaël. – D’accord. Je vais faire un test. Fernande, apporte-moi un verre d’eau.
Fernande. – Oui docteur ! J’prends quel verre ?
Raphaël. – Fernande… Le plus grand.
Fernande. – J’arrive !
L’interprète. – Votre assistante n’est pas très maligne, n'est-ce pas ? (La vieille lui lance un livre)
Raphaël. – Pardon ?
L’interprète. – Veuillez m’excuser, je suis parfois maladroit.
Raphaël. – Oui, eh bien contenez vos maladresses ! Je n’aime pas envoyer mes patients aux urgences.
Fernande, rapportant le verre d’eau. – Voilà !
Raphaël. – Donne-le à monsieur.
Le muet est assoiffé, il le boit d’une traite. Il se met à sangloter. L’interprète se retranche sur le pas de la porte.
Le muet, toussant. – Ma voix, enfin…
Fernande. – L’muet parle ! Pleurez pas m’sieur, c’est une bonne nouvelle !
Raphaël. – C’est bien ce que je pensais ! Il avait juste la gorge sèche. Ah, ces gens qui ne boivent pas leurs deux litres d’eau par jour… Monsieur, connaissez-vous cet homme ?
Le muet. – Mais bien sûr que non… Il n’avait pas envie d’attendre son rendez-vous… Il a profité de mon extinction de voix pour faire croire qu’il m’accompagnait ! Et il en a profité pour m’insulter !
Raphaël. – Mais pourquoi vous êtes-vous laissé faire ?
Le muet. – Pendant quatre heures il n’a fait que me parler… Je suis épuisé. (Il sanglote et s’écroule dans les bras de Fernande). Épuisé… Cet homme parle tellement…
Fernande. – La pauv’ biquette !
L’interprète, retranché sur le pas de la porte. – Comprenez-moi, l’attente ici est longue, j’ai voulu trouver un moyen de la raccourcir un peu… A ce propos, j’ai une légère douleur au cou en ce moment...
Raphaël. – Fernande, je vais plomber ce gars, apporte-moi la carabine.
Fernande, se dirigeant vers le cabinet d’analyse. – Oui docteur ! Et une grippe carabinée pour m’sieur, une !
L’interprète. – Une carabine dans un cabinet de médecin… Mais vous êtes fous !
L’interprète tourne les talons et s’enfuit. La vieille lui lance un dernier livre.
Le muet. – Laissez-moi m’en charger ! J’ai une fierté !
Il commence à partir.
Raphaël. – D’accord, mais prenez votre ordonnance !
Le muet. – Mon ordonnance, oui. J’y vais ! Ah, il va regretter !
Le muet repart en courant dans un dernier sursaut de rage.
Scène III
Raphaël, Fernande, la même salle d’attente.
Raphaël, soupirant. – Les voilà enfin partis !
Fernande, revenant avec un balai et d’autres objets. – M’voilà ! Eh ben, ‘ y a plus personne ?
Raphaël. – Fernande, qu’est-ce que tu as dans les mains ? Bref, ça ne fait rien désormais. Puisque tu es équipée, range-moi ce désordre.
Fernande. – Oui docteur ! Un muet qui parle, c’est une sacrée histoire tout d’même ! C’est la première fois qu’j’en vois un.
Raphaël. – (à voix basse) Des fous, tous des fous… (Il s’approche de la salle d’attente et ouvre la porte). Je vous prie d’excuser le temps d’attente. La consultation précédente a pris plus de temps que prévu. Je reviens vers vous d’ici quelques minutes.
La mère. – Pas de problème, docteur. On ne vous en tient pas rigueur, vous savez. Vous faites un travail formidable !
Marc. – Maman, ça fait trois heures qu’on attend ! J’en ai marre ! Et j’aime pas M’sieur le médecin !
La mère, pleine de honte – Marc ! Sois poli !
Un homme. – Et nous, deux jours qu’on attend ! Vous avez un peu de visibilité sur les prochains jours, docteur ?
Raphaël. – Pas vraiment, non. Mais il fait beau ici ! J’ai mis le chauffage, la fenêtre donne sur mon joli jardin et l’eau du robinet est fraîche. J’ai même acheté une machine à café et du sucre en poudre ! Mettez-vous à l’aise, faites comme chez vous !
Raphaël claque la porte. Il se rassied en soupirant à son bureau. Quelqu’un toque à la porte de derrière. Il se lève pour aller ouvrir.
Scène IV
Raphaël, Fernande, la vieille docteure, Charles, la même salle d’attente.
Raphaël. – Ah Charles, quel bon vent t’amène !
Charles. – Pas un si bon vent que ça. Ma femme est malade, tu pourrais lui faire une ordonnance ?
Raphaël. – Elle ne peut pas patienter dans la file d’attente, ta femme ?
Charles. – C’est-à-dire qu’elle ne se sentait pas très bien… Et puis les salles d’attente c’est une de ses angoisses, de ses nombreuses angoisses… On peut y attraper des maladies alors même qu’on n’est pas malade… Je peux entrer ?
Raphaël, après une hésitation. – Bon allez, entre.
Charles. – Merci Raphaël ! Vraiment, merci.
Raphaël. – Qu’est-ce qu’elle a ta femme ? Comme d’habitude ?
Charles. – Oui, dépressive, tu sais. Ce n’est pas facile à vivre. Tu penses que tu pourrais augmenter un peu la dose ?
Raphaël. – Charles, ta femme n’est pas un cheval ! Tu as vu sa posologie actuelle ? On verra plus tard si tu viens avec elle pour un diagnostic. Je te l’ai déjà dit !
Charles. – C’est qu’elle ne peut jamais… S’il te plaît.
Raphaël, irrité et après une hésitation. – Bon, d’accord… je te la fais. Mais même dose, quinze milligrammes, pas plus ! (Charles grogne.) Ne grogne pas ! Allez, j’ai du travail, à plus tard.
Charles se volatilise sans un mot.
Scène V
Raphaël, Fernande, la vieille docteure, la même salle d’attente.
Fernande. – ‘L est complètement cinglé c’ui-là. I’ fait peur ! ‘L a une tête à faire du mal, j’vous l’dis docteur, j’vous l’dis… J’ai l’flair pour ces trucs-là !
La vieille docteure. – Fernande a raison. Mais ce n’est pas un cinglé, c’est un drogué.
Raphaël. – Qu’est-ce que vous en savez ? C’est un ami d’enfance.
La vieille docteure. – Ce n’est pas incompatible. D’ailleurs, tu as déjà vu sa femme ?
Raphaël. – Nous ne sommes pas assez proches.
La vieille docteure. – Je suis sûre qu’elle est aussi vraie que ses mensonges. Tu ne devrais pas lui signer ces ordonnances.
Raphaël. – Ce ne sont pas vos affaires…(toussant) Cette toux ne veut pas me lâcher, décidément ! Fernande, tu as bien ma radiographie qui traîne quelque part, rassure-moi ?
Fernande – Pour sûr, docteur ! Elle est sur la tab’ d’analyse d’puis d’jà un bon bout d’temps !
Raphaël – Très bien, rappelle-moi d’y jeter un œil ce soir avant de partir, tu veux bien ?
Fernande, en sortant. – Je l’fais bien chaque soir mais vous l’faites pas !
Raphaël, toussant. – C’est que, comme assistante, tu n’es pas assez insistante !
Quelqu’un toque à la porte.
Raphaël – Quoi encore ! C’est un calvaire aujourd’hui !
La vieille docteure – Encore le toxicomane… Ou bien l’Inspection du travail !
Raphaël – Je crains davantage le deuxième.
Scène VI
Un passant, Raphaël, le muet, la vieille docteure, la même salle d’attente.
Brusquement, le muet rentre dans la salle d’attente puis dans le cabinet en se tenant la gorge, aidé d’un passant. Le muet, blessé, est dans un sale état.
Le passant. – Médecin, médecin s’il vous plaît ! Cet homme est blessé !
Raphaël. – Entrez, entrez ! Oh, le faux-muet ! Qui êtes-vous monsieur ?
Le passant. – Moi ? Personne ! J’étais dans la rue, quand tout à coup j’ai vu deux hommes se battre : lui, et un autre avec un chapeau et une drôle de tête et un air méchant. Le combat était à peu près équitable, palpitant à observer… mais tout à coup l’homme au chapeau s’est saisi d’un morceau de fer et…
Raphaël. – Pourquoi tout le monde me raconte sa vie aujourd’hui ? Venez-en au fait !
Le passant. – Pardon, je… Il l’a blessé, a volé son ordonnance et s’est enfui.
Raphaël. – Une ordonnance de pastilles pour la gorge ? Les gens ne savent plus quoi voler ! (Au muet) Couchez-vous, Monsieur… Mais vous saignez ! Vous arrivez à respirer ?
Le passant. – Je crains qu’il ne puisse plus prononcer un mot...
La vieille docteure. – Le malheureux !
Raphaël. – Fernande ! Apporte-moi de la glace et du désinfectant !
Le passant. – En quoi puis-je vous aider ?
Raphaël. – Alertez donc les secours… et la police ! Il faut retrouver cet homme !
La vieille docteure. – Oui, c’est un vrai sorcier !
Le passant. – Entendu ! Je les appelle.
Le passant sort. Fernande entre dans le cabinet avec une trousse de secours et une poche de glace.
Fernande. – L’faux-muet est rev’nu ! ‘L a pas l’air bien...