Brand

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Brand signifie en norvégien « incendie » et en vieil allemand « épée ». Pareil à une épée de feu, le pasteur Brand se consume et consume ceux qui l’aiment dans sa quête inexorable d’absolu, guidé par le principe du « tout ou rien ».
Ibsen dresse dans cette pièce un magnifique portrait de la puissance et des limites du fanatisme religieux. S’y déploie aussi la lutte de l’individu, certain d’avoir raison, contre une société qui vit au contraire de compromis permanents, un thème central dans toute son œuvre. Brand est la première pièce d’Ibsen a connaître le succès : elle a été créée à Stockholm le 24 mars 1867 et, en France, en 1895 au Théâtre Nouveau, sous la direction de Lugné-Poe.

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Henrik Ibsen

Brand

Poème dramatique en cinq actes

(Brand)

Traduction française de
Maurice Prozor

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Brand

Sa mère

Eynar, peintre

Agnès

Le bailli

Le médecin

Le doyen

Le sacristain

Le maître d’école

Gerd

Un paysan

Un adolescent, son fils

Un autre paysan

Une femme

Une autre femme

Un écrivain public

Prêtres et employés.

La foule, hommes, femmes et enfants

Le tentateur du désert

Un chœur invisible

Une apparition

Une voix

L’action se passe de nos jours et se transporte d’un point à l’autre de la rive d’un fjord, dans un district de la Norvège occidentale.

Acte Premier

Un haut plateau couvert de neige. Brouillard lourd et épais. Pluie. Demi-ténèbres.

Brand, vêtu de noir, un bâton à la main, un havresac au dos, s’avance avec peine vers l’ouest. À quelque distance derrière lui, un paysan et son fils cheminent dans le même sens.

Le paysan. — Holà, l’étranger ! Pas si vite ! Où es-tu ?

Brand. — Ici.

Le paysan, criant à Brand. — Tu perds ton chemin. Le brouillard s’épaissit. On voit à peine le bout de son bâton.

Le fils. — Père, voici une fente !

Le paysan. — Voici une crevasse !

Brand. — Et je ne vois plus de sentier.

Le paysan, criant. — Arrête, l’homme ! Que Dieu nous vienne en aide ! Attention à la neige ! La croûte est mince comme une feuille.

Brand, tendant l’oreille. — J’entends le bruit d’un torrent.

Le paysan. — Il y a un ruisseau sous le névé, puis un gouffre sans fond, qui nous engloutirait tous.

Brand. — Encore une fois, je dois avancer.

Le paysan. — Ce n’est pas possible ! Tiens : l’écorce cède ; tout est creusé par-dessous. Halte, l’homme ! Il y va de ta vie !

Brand. — Il le faut : j’obéis au maître qui m’envoie.

Le paysan. — Comment s’appelle-t-il, ton maître ?

Brand. — Il s’appelle Dieu.

Le paysan. — Qu’es-tu donc, toi-même ?

Brand. — Prêtre.

Le paysan. C’est possible. Mais je sais bien, moi, que, serais-tu doyen ou évêque, tu es un homme mort avant qu’il fasse jour si tu avances sur ce névé miné par un torrent. (Il s’approche lentement de Brand et dit d’un ton persuasif :) Voyons, prêtre ! On a beau être un savant, avoir de l’esprit, on ne peut faire l’impossible. Allons, rebrousse chemin. Ne sois donc pas si dur, si entêté. On n’a qu’une vie, n’est-ce pas ? Que veux-tu qu’on fasse une fois qu’on l’a perdue ? Nous avons une lieue jusqu’au prochain endroit, et il fait un brouillard à couper au couteau.

Brand. — Un épais brouillard préserve des feux follets.

Le paysan. — Voyons ! Tout autour de nous, il y a des marécages sous la glace. Rien de si traître que ces marécages-là.

Brand. — Nous les traverserons.

Le paysan. — Tu nous feras marcher sur l’eau ? Allons donc ! Tu promets plus que tu ne peux tenir.

Brand. — La vraie foi nous fait marcher sur les eaux. Il en est un qui l’a montré aux hommes.

Le paysan. — C’était dans le vieux temps, ça ; aujourd’hui on serait sûr d’aller au fond.

Brand. — Adieu !

Il veut avancer.

Le paysan. — Tu risques ta vie !

Brand. — Si le Seigneur a besoin de ma mort, salut aux marécages, aux torrents, aux abîmes !

Le paysan, bas à son fils. — Non ! C’est un fou, un enragé !

Le fils, prêt à pleurer. — Père, allons-nous-en. Tu vois bien que la pluie augmente, que le temps devient de plus en plus sombre.

Brand, s’arrêtant tout à coup et s’approchant du paysan. — Écoute-moi, paysan. Tu m’as dit tout à l’heure que ta fille, qui demeure aux bords du fjord, se sent mourir. Elle te l’a fait savoir et ne s’en ira pas en paix sans t’avoir vu. Est-ce vrai ?

Le paysan. Hélas ! Aussi vrai que Dieu m’entend !

Brand. — Elle t’a marqué un terme qui expire aujourd’hui ?

Le paysan. — Oui.

Brand. — Tu n’as pas un jour à perdre ?

Le paysan. — Non.

Brand. — Viens donc !

Le paysan. — Ce n’est pas possible. Rebrousse chemin.

Brand, le regardant fixement. — Écoute-moi tu donnerais bien cent écus pour le salut de ta fille ?

Le paysan. — Oui, prêtre.

Brand. — En donnerais-tu deux cents ?

Le paysan. — Je sacrifierais volontiers maison et bétail pour qu’elle meure en paix.

Brand. — Et ta vie, la sacrifierais-tu ?

Le paysan. — Quoi ? Ma vie ?

Brand. — Hé bien ?

Le paysan, se grattant l’oreille. — Ma foi, il y a mesure à tout ! Seigneur Jésus ! Souviens-toi que j’ai femme et enfants !

Brand. — Celui que tu viens de nommer avait une mère.

Le paysan. — Voilà bien des années que ça s’est passé. En ce temps-là, il arrivait des miracles, aujourd’hui il n’en arrive plus.

Brand. Retourne chez toi. Ta vie est le chemin de la mort. Tu ignores Dieu et Dieu t’ignore.

Le paysan. — Fi, que tu es dur !

Le fils, le tirant par la manche. — Allons-nous-en !

Le paysan. — Oui. Mais il faut qu’il vienne avec nous.

Brand. — Moi ?

Le paysan. — Eh bien oui ! Si tu restes dans ce maudit endroit, on apprendra que nous étions partis ensemble ; pas moyen de le cacher, et je serai traîné en justice. Que tu tombes dans l’eau, je tombe, moi, dans les fers.

Brand. — Tu souffrirais pour la cause du Seigneur.

Le paysan. — Que m’importe sa cause, et la tienne. J’ai assez de ce qui me regarde. Allons, viens !

Brand. — Adieu !

On entend un bruit sourd dans le lointain.

Le fils, poussant un cri. — Une avalanche !

Brand, au paysan qui l’a saisi au collet. — Lâche-moi !

Le paysan. — Non !

Brand. — Lâche-moi, te dis-je !

Le fils. — Viens avec nous !

Le paysan, luttant avec Brand. — Non, le diable m’emporte !

Brand, se dégageant, fait tomber le paysan dans la neige. — Tu peux être sûr qu’il le fera un jour !

Il s’éloigne.

Le paysan, se frottant le bras sans se relever. — Aïe, aïe ! Est-il rude, cet homme ! Et il appelle ça travailler pour le Seigneur. (Il se lève en appelant :) Holà, prêtre !

Le fils. — Il monte vers le sommet.

Le paysan. — Oui, mais je le distingue encore. (Il appelle de nouveau :) Écoute donc ! Te rappelles-tu à quel endroit nous avons perdu notre chemin ?

Brand, caché par le brouillard. — Tu n’as que faire des croix aux carrefours : tu suis toujours la grand-route.

Le paysan. — Dieu donne que ce soit vrai, je pourrai du moins me chauffer ce soir au coin du feu.

Il s’en va vers l’est avec son fils.

Brand, reparaissant sur un point plus élevé, et tendant l’oreille dans la direction qu’ils ont prise. — Ils tâtonnent pour rentrer au logis. Ah ! Misérable esclave ! S’il jaillissait en toi une source de volonté, s’il ne te manquait que la force, comme j’allégerais ta marche ! Avec quelle joie je te chargerais sur mes épaules et t’emporterais, fussé-je brisé de fatigue, eussé-je les pieds sanglants. Mais que faire pour un homme qui cesse de vouloir quand son pouvoir s’arrête ? (Il fait quelques pas en avant.) Ah ! La vie ! La vie ! Quel prix ce bon peuple y attache. Il n’y a pas d’infirme qui ne tienne à l’existence comme si le salut du monde et des âmes reposait sur ses chétives épaules. On peut leur demander des oh oui ! Mais leur vie, leur vie, ah ! qu’ils en sont avares ! (Il parait sourire à un souvenir lointain.) Du temps où j’étais petit garçon, deux idées me venaient souvent et je me tordais de rire au risque d’être fouetté quand la vieille maîtresse d’école était de mauvaise humeur. Je me figurais un hibou qui aurait eu peur des ténèbres, puis un poisson hydrophobe. Impossible d’éloigner ces pensées. Elles avaient becs et ongles et ne lâchaient pas prise. D’où vient que je riais si fort ? C’est qu’obscurément je sentais un divorce entre ce qui est et ce qui devrait être, entre ce qui nous plie sous un fardeau et ce qui nous le fait sentir trop lourd. Faible ou fort, chaque homme de mon pays est un de ces hiboux, un de ces poissons. Créé pour les profondeurs, il devrait vivre dans la nuit de l’existence et c’est justement cela qui l’effraye. Il frétille anxieusement pour atteindre la grève. Ou bien, saisi de peur, étouffant sous la voûte étoilée, il demande de l’air, il appelle l’éclat du jour. (Il s’arrête un instant, tressaille et écoute.) Qu’était-ce ? Un chant, je crois. Oui, un chant et des rires. Attention ! Un deux, trois, quatre, cinq. Et voici le soleil qui paraît. Le brouillard se dissipe. J’aperçois la plaine au loin. Et là-haut, au sommet, et sous les rayons du matin, se tient une troupe joyeuse. Leurs ombres s’allongent vers le couchant. Ils échangent des paroles et des poignées de main. Maintenant ils se séparent. Tous s’éloignent du côté de l’est, excepté deux qui s’en vont dans l’autre sens. Les voici qui agitent leurs chapeaux et leurs foulards et, de leurs mains, font des signes (Le soleil s’élève de plus en plus, la nuée se dissipe. Brand s’arrête un long moment et regarde le couple qui s’approche.) Il y a de la lumière autour d’eux. On dirait que le brouillard fuit leur approche, que la plaine et le coteau se fleurissent de bruyère, que le ciel leur sourit, à lui et à elle. Sans doute, un frère et une sœur. La main dans la main, ils courent sur la lande. La fille touche à peine le sol. Le garçon est svelte comme un roseau. Ah ! Elle lui échappe, elle se jette de côté. Il veut la saisir. La course devient un jeu ! Et le rire se fait chant !

Eynar et Agnès, en légers costumes de voyage, traversent le plateau et s’approchent en jouant, le visage en feu, échauffés par la course. Le brouillard s’est entièrement dissipé. Un beau jour d’été éclaire le plateau de ses premiers rayons.

Eynar.

Agnès, mon radieux papillon,

Je veux te saisir en jouant

Dans un réseau aux mailles serrées,

Les mailles de mes chansons.

Agnès.

Si je suis un papillon, un petit papillon vermeil,

Laisse-moi boire dans le calice des bruyères.

Garçonnet, si tu cherches un jeu,

Poursuis-moi, mais ne me saisis point.

Eynar.

Agnès, mon beau papillon

Voici mon réseau tout prêt.

Tu as beau fuir en voltigeant.

Bientôt le filet t’enlacera.

Agnès.

Papillon frais et brillant,

Je veux m’ébattre dans un vol joyeux.

Ah ! Si tu veux me prendre dans ton filet,

Du moins ne touche pas à mes ailes !

Eynar.

Non ! Doucement, je te poserai sur ma main,

Et je t’enfermerai dans mon cœur :

Là tu pourras jouer toute ta vie

Au plus beau des jeux que tu sais.

Ils arrivent, sans s’en apercevoir, jusqu’au bord d’un précipice.

Brand, leur criant. — Halte ! Il y a un précipice derrière vous !

Eynar. — D’où vient cette voix ?

Agnès, montrant du doigt. — Regarde !

Brand. — Attention ! Il était temps ! Vous êtes sur un pan de glace miné et surplombant l’abîme.

Eynar, passant le bras autour de la taille d’Agnès, répond en riant. Nous ignorons le danger, nous deux.

Agnès. — Nous avons toute une vie pour jouer ensemble.

Eynar. — Et du soleil pour notre voyage qui durera bien cent ans !

Brand. — Cent ans jusqu’à l’abîme... Vraiment ?

Agnès, agitant son foulard. — Non ! Jusqu’au ciel bleu, où nous arriverons en jouant.

Eynar. — Après une fête de cent ans, des flambeaux de noce toutes les nuits, une vie, un siècle d’enlacement !

Brand. — Et après cela ?

Eynar. — Après cela ? Le retour au ciel.

Brand. — Ah ! C’est donc de là que vous venez ?

Eynar. — Bien entendu. D’où pourrions-nous venir ?

Agnès. — En ce moment, il est vrai, nous venons de la vallée qui s’étend au-delà du fjeld.

Brand. — Il me semble aussi vous avoir entrevus de loin. Vous étiez au bord du torrent.

Eynar. — Oui, c’est là que nous nous sommes séparés de nos amis, avec force poignées de mains, étreintes et baisers. C’est ainsi qu’on scella tous les bons souvenirs. Descends jusqu’à nous ! Je te dirai tout. Tu verras comme Dieu a été gracieux pour nous, tu comprendras notre allégresse ! Fi donc ! tu es là comme un morceau de glace. Voyons, dégèle ! À la bonne heure ! D’abord, je suis peintre, et c’est déjà bien aimable à Dieu d’avoir donné des ailes à mes pensées, si bien que, des couleurs, je fais sortir la vie, comme il fait, lui, sortir le papillon de sa larve. Mais le plus splendide de ses cadeaux, c’est celui qu’il m’a fait d’Agnès, ma fiancée. J’arrivais du Midi, après de longs voyages, ma boîte à couleurs sur le dos...

Agnès, avec feu. — Et gai comme un roi, insouciant, sachant plus de mille chansons !

Eynar. — Juste au moment où je traversais ce pays, elle s’y trouvait en visite. Elle était venue boire l’air du fjeld, le soleil et la rosée, et le souffle des sapins. Moi, une volonté divine m’entraînait vers les hauteurs. Un chant intérieur me disait : Va chercher la source de la beauté dans les sapins et la bruyère, là où le ruisseau coule dans les bois, où le nuage vole sous la voûte céleste ! C’est alors que j’ai peint mon plus beau tableau, des roses sur ses joues, un rayon de joie dans ses yeux, un sourire qui fait chanter l’âme.

Agnès. — As-tu seulement vu ce que tu peignais ? Les yeux fermés, tu as vidé la coupe de vie à grands traits. Puis, un beau jour d’été, te voilà de nouveau bâton en main et havresac au dos.

Eynar. — Tout à coup, il me vient une idée : tu as oublié de faire ta demande en mariage ! Hourrah ! Vite la demande ! La réponse était prête. En un instant, tout fut réglé, mis au clair, et notre vieux médecin, ne sachant comment témoigner sa joie, nous a donné une fête de trois jours. Cela n’a été que chants et que danses. Comme invités, nous avions le prêtre, le bailli, le maire, l’échevin et toute la jeunesse d’alentour. Nous sommes partis cette nuit, mais la fête ne s’est pas terminée ainsi. Drapeau en tête, guirlandes de feuillage aux chapeaux, toute la troupe nous a suivis, de colline en colline.

Agnès. — Tantôt deux par deux, tantôt formant une ronde, on a dansé à travers toute la lande.

Eynar. — Du vin doux dans une coupe d’argent...

Agnès. — Des chansons dans la nuit d’été...

Eynar. — Et le brouillard du nord s’écartait devant nous.

Brand. — Et maintenant, où allez-vous ?

Eynar. — Droit jusqu’à la ville.

Agnès. — C’est là que j’habite.

Eynar. — Nous n’avons plus qu’un sommet à franchir pour atteindre le fjord. À l’est, dans la baie, nous trouverons un coursier d’Aegir1 son panache de vapeur au front. Il nous emportera jusque chez nous, où la noce nous attend. Puis, nous prendrons notre vol vers le sud, pareils à deux cygnes qui s’en vont ensemble...

Brand. — Et après ?

Eynar. — Une vie de noce et de joie, grande comme un rêve, belle comme une légende. Sache que, par ce beau matin de dimanche, sans prêtre, au milieu de la lande, notre vie fut bénie, vouée à une paix sans mélange, consacrée à une fête éternelle.

Brand. — Par qui ?

Eynar. — Par la bande joyeuse. Au son des coupes entrechoquées, elle a jeté l’anathème sur tout nuage qui menacerait notre léger berceau de verdure. Elle a banni de la langue les mots chagrins qui parlent de foudre et d’orage. Et, couronnée de verdure, elle nous a fiancés, vrais enfants de la joie, affrontant l’hiver et les frimas.

Brand. — Adieu, vous deux !

Il veut reprendre son chemin.

Eynar, faisant un mouvement et examinant Brand plus attentivement. — Attendez un moment ! Il me semble reconnaître vos traits.

Brand. — Je suis un étranger pour vous.

Eynar. — Et cependant, est-ce à l’école, est-ce à la maison, mais je crois bien me rappeler...

Brand. À l’école, oui : en ce temps-là, nous étions amis. J’étais enfant. Je suis homme aujourd’hui.

Eynar. — Ce n’est pas possible ! Vous n’êtes pas (poussant un cri) Brand ! Mais, si, c’est toi ! Je te reconnais enfin !

Brand. — Je t’ai reconnu tout de suite.

Eynar. — Quelle joie de te revoir ! Regarde-moi. Tu es bien le même, toujours replié sur toi-même, fuyant la bande folle des camarades, t’écartant de nos jeux.

Brand. — J’étais un étranger parmi vous. Toi, cependant, je crois t’avoir aimé. Mais vous étiez tous, vous qui venez du sud, faits d’une autre pâte que moi, né sur cette côte, à l’ombre d’une roche aride.

Eynar. — En effet, je me souviens, tu es de cette contrée.

Brand. — Oui, et mon chemin me conduit par ici.

Eynar. — Tu vas donc plus loin ?

Brand. — Oui, je vais plus loin. Je traverse mon pays à la hâte.

Eynar. N’es-tu pas prêtre ?

Brand, avec un sourire. — Pasteur suppléant. Comme un lièvre dans les bois, j’ai mon gîte tantôt ici, tantôt là.

Eynar. — En ce moment, où vas-tu ?

Brand, brusquement, d’un ton rude. — Ne me le demande pas !

Eynar. — Pourquoi ?

Brand, changeant de ton. — Au fait, oui ! Le bateau qui vous attend, vous deux, doit aussi m’emporter.

Eynar. — Mon coursier de noces ? Hourrah ! Tu entends, Agnès, il fait route avec nous !

Brand. — Oui, mais moi, je vais à des funérailles.

Agnès. — À des funérailles ?

Eynar. — Vraiment ! Qui doit-on enterrer ?

Brand. — Le Dieu que tu viens d’appeler ton Dieu.

Agnès, s’écartant. — Viens, Eynar !

Eynar. — Brand !

Brand. — Le dieu des esclaves, des serfs courbés sur la glèbe. On le roulera dans son linceul ; on le clouera dans sa bière, à la face du jour. Il fallait bien que cela finisse. Vous comprenez : voilà des siècles qu’il languissait.

Eynar. — Tu es Brand !

Brand. — Je me porte comme le pin des montagnes, comme la bruyère des landes, pleine de fraîcheur et de santé. Le malade, c’est le siècle, c’est la race d’aujourd’hui qu’il s’agit de guérir. Ah ! Vous ne songez qu’à des jeux, à des fêtes galantes. Vous voulez bien croire un peu, mais sans y regarder de trop près, et faire peser tout le fardeau sur celui qui, vous a-t-on dit, s’est chargé de l’expiation. Puisqu’il s’est laissé couronner d’épines pour vous, il ne vous reste plus qu’à danser. À votre aise ! Mais une autre question, mes amis, c’est de savoir où cette danse vous mène.

Eynar. — Ah ! Je comprends ! C’est une nouvelle chanson en vogue dans tout le pays. Tu es de cette jeune couvée pour qui la vie n’est que poussière et vanité, et qui veut, en brandissant les torches de l’enfer, précipiter le monde dans un baquet de cendres.

Brand. — Tu te trompes. Je ne suis pas un prêcheur de grand chemin. Je ne parle pas en serviteur de l’Église. Je sais à peine si je suis chrétien. Mais je sais que je suis homme, et je sais aussi ce qui dessèche la moelle de notre pays.

Eynar, souriant. — Vraiment ! Première nouvelle ! Notre beau pays accusé de pousser à l’excès la joie de vivre !

Brand. — Non, certes, l’allégresse ne déborde pas de nous. Plût au Ciel qu’il en fût ainsi ! Je veux bien que tu sois l’esclave de la joie. Mais il faut l’être tous les jours de la vie, et non pas aujourd’hui ceci, demain cela. Ce que tu es, sois-le pleinement, pas à demi. La bacchante est idéale, et l’ivrogne est ignoble. Silène, c’est de l’art ; un homme pris de vin, de la caricature. Parcours le pays, interroge ses habitants, et tu verras que chacun d’eux est instruit à être un peu de tout. Il possède un peu de sérieux pour s’en parer le dimanche, un peu de bonne foi pour être comme nos pères, un peu de paillardise à l’issue des banquets, car les pères en faisaient autant, un peu de feu au cœur quand on a festoyé et qu’on chante ce vaillant petit peuple qui vit sur ses rochers, résistant comme eux et n’ayant jamais souffert le joug ni le fouet, — un peu de légèreté à promettre, — un peu de finasserie quand il s’agit de tenir, plus tard, une parole donnée après boire et qu’on discute une fois dégrisé. Mais, je le répète, il ne possède tout cela qu’en très petites doses. Ses vertus et ses vices ne vont pas bien loin. Dans les grandes choses comme dans les petites, il est toujours fait de fragments, fragments de bien, fragments de mal ; mais ce qu’il y a de pire, c’est que chacun de ces fragments est capable de détruire tous les autres.

Eynar. — La raillerie est facile, mais je trouve l’indulgence plus belle.

Brand. — Peut-être, mais moins saine.

Eynar. Eh bien ! Va pour nos péchés nationaux. Tu as raison, là ! Mais quel rapport ont-ils avec ce Dieu, qui continue à être le mien, et que tu veux, toi, descendre au tombeau ?

Brand. — Mon joyeux ami, tu es peintre. Montre-moi donc ce Dieu dont tu parles. On m’a dit que tu l’as peint pour l’édification du bon peuple et que ton tableau est touchant. Voyons ! Il est vieux, n’est-ce pas ?

Eynar. — Oui.

Brand. — Bien entendu. Sa chevelure est grise et rare, à la façon des vieilles gens, sa barbe est d’argent ou de glace, comme tu veux. Il est d’humeur bienveillante, assez sévère cependant pour faire peur aux enfants, quand on les met au lit ? Lui fais-tu porter pantoufles ? Peu importe ! Mais ce qui lui conviendrait, je crois, ce seraient des lunettes et une petite calotte.

Eynar, avec irritation. — Où veux-tu en venir ?

Brand. — Je ne plaisante pas. C’est bien là notre Dieu de famille, le Dieu de notre pays, que notre peuple adore. Si le catholique fait un bambin du Héros Rédempteur, vous en faites, vous, un vieillard impotent, tout près de tomber en enfance. Si, de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape, c’est une double clef, n’enfermez-vous pas, vous, dans l’enceinte d’une église, le royaume de Dieu, qui va du pôle au pôle ? Vous séparez la vie de la foi et de la doctrine. Aucun de vous ne songe à être. Vos efforts, vos idées tendent à élever les cœurs et non pas à vivre d’une vie pleine et entière. Pour trébucher comme vous faites, vous avez besoin d’un Dieu qui vous regarde entre les doigts, d’un Dieu chauve et grisonnant comme la race humaine elle-même. Ne faudrait-il pas le peindre en calotte ? Eh bien non ! Ce Dieu-là n’est pas le même ! Mon Dieu est tempête, le tien n’est que vent ; il est inflexible, le tien n’est que sourd ; il est tout amour, le tien n’est que débonnaire. Il est jeune comme Hercule : ce n’est pas ton bon Dieu bisaïeul. Sur l’Horeb, dans le buisson ardent, la foudre accompagne sa voix quand, pareil à un géant armé qui épouvante un nain, il surgit devant Moïse. Dans la vallée de Gabaon, il arrête le soleil. Il accomplit des miracles sans nombre et en ferait encore de nos jours, si la race entière n’était pas aussi lâche que toi !

Eynar, avec un sourire forcé. — Il s’agit donc, n’est-ce pas, de transformer la race humaine ?

Brand. On la transformera, aussi vrai que ma mission dans ce monde est de la guérir de ses vices et de ses infections.

Eynar, secouant la tête. — N’éteins pas le lumignon qui fume, son odeur même nous sert de guide. Si les vieux mots sont usés, ne les supprime pas de la langue avant d’en avoir créé d’autres.

Brand. — Je n’ambitionne rien de neuf. C’est l’Éternel dont je réclame les droits. Je ne travaille pas au soutien d’une église ni d’un dogme ! Ils ont eu leur aurore, pourquoi ne verraient-ils pas leur déclin ? L’ordre universel veut de la place pour les formes à naître... Ce qui ne périt pas, c’est l’esprit incréé, c’est l’âme diffuse à l’origine des temps, dissoute dans l’éclosion printanière du monde, l’âme qui, d’audace et de foi virile, a construit une arche allant de la matière à la source de l’être. Maintenant, avec l’idée que la race humaine se fait de Dieu, elle partage cette âme en petites portions qui se débitent en détail. Mais de cette mutilation, de ces tronçons d’âme, de ces membres détachés, épars, il faut qu’un tout surgisse afin que le Seigneur retrouve l’homme qu’il a fait, la plus grande de ses œuvres, Adam, son premier né, jeune et plein de vigueur.

Eynar, l’interrompant. — Adieu ! Je pense qu’il vaut mieux nous séparer ici.

Brand. — Si vous prenez par l’ouest, je prendrai par le nord. Deux chemins également longs conduisent au fjord. Adieu !

Eynar. — Adieu !

Brand, se retournant, au moment de descendre le sentier. — Sépare la lumière des ombres, peintre, et souviens-toi que la vie aussi est un art.

Eynar, faisant le geste de s’éloigner. — Va ! Mets le monde à l’envers. Quant à moi, je reste fidèle à mon Dieu.

Brand. — Peins-le donc avec ses béquilles. Je m’en vais, de ce pas, le descendre au tombeau.

Il s’éloigne. Eynar fait quelques pas en silence. Brand le suit du regard.

Agnès, dont la pensée semblant un instant absente, tressaille, tout à coup, regarde, inquiète, autour d’elle, et demande. — Le soleil s’est-il couché ?

Eynar. — Non ; ce n’était qu’un nuage, et le voilà passé.

Agnès. — Que cette bise est froide !

Eynar. C’est un coup de vent qui nous vient du glacier. Descendons par ce chemin.

Agnès. — Tout à l’heure, je ne voyais pas se dresser si noire la montagne qui nous sépare du sud.

Eynar. — Tu ne l’as pas remarquée, tant qu’ont duré nos chants et nos jeux, avant la peur qu’il t’a faite en criant. Qu’il suive sa pente aride, et nous, reprenons notre jeu.

Agnès. — Non, pas maintenant, je suis fatiguée.

Eynar. — De fait, je le suis moi-même. Et puis, la descente est dure. Ce n’est plus comme sur la lande. Mais, au bas de cette montagne, nous ferons exprès de danser, et avec rage encore, mille fois plus follement que nous ne l’aurions fait sans cela. Regarde, Agnès, regarde cette bande bleue qui s’étend au soleil. La voici qui se ride, la voici qui sourit. Vois ce reflet d’argent, vois ce beau rayon d’ambre. C’est la mer, la mer fraîche et grande que tu aperçois tout au loin. Vois-tu ce sombre panache de fumée qui s’élève tout près de la côte, ce point noir qui vient de doubler le cap ? C’est le bateau, Agnès, c’est notre bateau. Encore un moment, il entrera dans le fjord. Demain, il le quittera pour reprendre la mer, et tu seras à bord avec moi ! Mais voici le brouillard qui descend, gris et lourd. As-tu vu, Agnès, comme le ciel et la mer se fondaient tout à l’heure ?

Agnès, qui semble toujours absente, répond d’un air distrait. — Oui. Mais as-tu vu, Eynar... ?

Eynar. — Quoi ?

Agnès, sans le regarder, contenant sa voix, comme dans une église. Comme il grandissait en parlant !

Elle se met à descendre la côte, Eynar la suit. Le chemin longe un mur de rochers. À droite, un escarpement sauvage. Derrière la montagne, sur un plan élevé, d’autres hauteurs et des pics neigeux se perdant à demi dans la brume.

Brand, apparaissant au haut de la côte, descend le sentier, s’arrête à mi-chemin sur une petite plate-forme rocheuse qui surplombe l’escarpement, et regarde
en-bas. 
— Oui, je me reconnais ! Chaque hangar sur la rive, chaque pli de la colline déchirée, sa couronne de bouleaux, la vieille église brunie, le bouquet d’aulnes au bord de la rivière, chaque chose est là, comme dans mon enfance. Mais tout cela me semble plus petit, plus vieillot. Et la montagne projette son toit neigeux plus loin qu’autrefois. Elle a encore retranché un peu du ciel à la vallée. Elle la surplombe, la menace, l’obscurcit, l’emprisonne, lui dérobe de plus en plus le soleil. (Il s’assied et regarde au loin.) Le fjord ! Était-il, dans le temps, si sombre, si étroit ? Il pleut là-bas. Un yacht tend ses voiles au vent. Plus au sud, à l’ombre de ce roc en enclume, voici une hutte, un pont, une clôture peinte en rouge. C’est le passage vers la maison de la veuve, le séjour de mon enfance. Quel essaim de souvenirs cette vue éveille en moi ! Sur cette rive pierreuse, mon âme d’enfant s’est perdue ! Une angoisse m’étreint l’âme. C’est sa parenté qui lui pèse, la chaîne qui l’attache à une autre âme sans cesse penchée sur la terre. Tout ce que je rêvais de grand s’obscurcit et se voile. Courage et force m’abandonnent. Mon élan, mon esprit faiblissent. Au seuil de ce pays qui est le mien, je me regarde moi-même comme un étranger, et me vois garrotté, tondu, sans défense. Le réveil de Samson dans les bras de la courtisane. (Il regarde de nouveau.) Quelle agitation ? Que se passe-t-il ? Sortant de chez eux, hommes et femmes accourent de toutes parts. Des plis de terrain les cachent. Ils reparaissent sur les hauteurs, en longue file. Tous affluent vers la vieille église. (Il se lève d’un bond.) Ah ! Je vous connais à fond, âmes lâches, esprits inertes ! À...

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