Les Visionnaires, Jean Desmarets de Saint-Sorlin, 1637
Jean Desmarets de Saint-Sorlin, né en 1595 à Paris, est notamment, en dehors de ses activités de poète et dramaturge, conseiller du roi Louis XIII.
Habitué du salon littéraire de Catherine de Vivonne à l’hôtel de Rambouillet, il compose un poème qui fut particulièrement admiré, « La Violette », pour le recueil la Guirlande de Julie. Célèbre manuscrit poétique français du xviie siècle, il est l’idée de Charles de Saint-Maure qui, épris de Julie d’Angennes, la fille de Catherine de Vivonne, demande aux habitués du salon d’écrire des poésies où chaque fleur chanterait les louanges de Julie.
Desmarets de Saint-Sorlin fait partie de l’Académie française dès sa création et en est le premier chancelier. Sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, dont il est le protégé, il se met à composer des tragédies, sans grand enthousiasme pourtant.
À partir de 1645, il devient extrêmement dévot et, dès lors, produit essentiellement des œuvres de sujet religieux. En 1657, Desmarets écrit son poème épique Clovis ou la France chrétienne, dans lequel il met en relief les origines divines de la monarchie française. Cet ouvrage lui vaut les sarcasmes de Boileau, qui est hostile à l’introduction du merveilleux chrétien dans la poésie épique. Desmarets répond par un essai intitulé Comparaison de la langue et de la poésie française avec la grecque et la latine, dans lequel il conclut à la supériorité de la première et des miracles chrétiens sur les légendes païennes, et qui donne le coup d’envoi de la Querelle des Anciens et des Modernes.
Vers la fin de sa vie, Desmarets tombe dans le délire mystique, affirmant qu’il écrit sous la dictée de Dieu. Il meurt à Paris le 28 octobre 1676.
Il est le père de la poétesse Marie Dupré.
Dans Les Visionnaires, Alcidon, père de famille, cherche à marier ses trois filles, Mélisse, Hespérie et Sestiane. Mais ces dernières, aveuglées par leurs folies respectives (Mélisse est amoureuse d’Alexandre le Grand, Hespérie croit que tous les hommes l’aiment et Sestiane est amoureuse de la comédie) ne l’entendent pas de cette oreille. Et cela malgré la présence de prétendants tous aussi fous, parmi lesquels Artabaz, grand matamore, Amidor, poète extravagant, Phalante, riche imaginaire ou encore Filidan, « l’amoureux en idées »…
Acte I, scène 1
ARTABAZE
Je suis l’amour du Ciel, et l’effroi de la Terre ;
L’ennemi de la paix, le foudre de la guerre ;
Des Dames le désir, des maris la terreur ;
Et je traîne avec moi le carnage et l’horreur.
Le Dieu Mars m’engendra d’une fière Amazone ;
Et je suçai le lait d’une affreuse lionne.
On parle des travaux d’Hercule encore enfant,
Qu’il fut de deux serpents au berceau triomphant :
Mais me fut-il égal, puisque par un caprice
Étant las de téter j’étranglai ma nourrice ?
Ma mère qui trouva cet acte sans raison,
Désirant me punir ; me prit en trahison ;
Mais ayant en horreur les actions poltronnes,
J’exterminai dès lors toutes les Amazones.
Mon père à cet exploit se voulut opposer ;
Et parant quelques coups pensait me maîtriser :
Mais craignant ma valeur aux Dieux mêmes funeste,
Il alla se sauver dans la voûte céleste.
Le soleil qui voit tout, voyant que sans effort
Je dompterais le Ciel, entreprend notre accord :
De Mars en ma faveur la puissance il resserre,
Et le fait Mars du Ciel, moi celui de la terre.
Lors pour récompenser ce juste jugement,
Voyant que le Soleil courait incessamment,
J’arrêtai pour jamais sa course vagabonde :
Et le voulus placer dans le centre du monde :
J’ordonnai qu’en repos il nous donnât le jour ;
Que la terre et les cieux roulassent à l’entour ;
Et c’est par mon pouvoir, et par cette aventure,
Qu’en nos jours s’est changé l’ordre de la Nature.
Ma seule autorité donna ce mouvement
À l’immobile corps du plus lourd élément ;
De là vient le sujet de ces grands dialogues,
Et des nouveaux avis des plus fins Astrologues.
J’ai fait depuis ce temps mille combats divers ;
Et j’aurais de mortels dépeuplé l’univers ;
Mais voyant qu’à me plaire un sexe s’évertue,
J’en refais par pitié tout autant que j’en tue.
Où sont-ils à présent tous ces grands Conquérants ?
Ces fléaux du genre humain ? Ces illustres Tyrans ?
Un Hercule, un Achille, un Alexandre, un Cyre,
Tous ceux qui des Romains augmentèrent l’Empire,
Qui firent par le fer tant de monde périr ?
C’est ma seule valeur qui les a fait mourir.
Où sont les larges murs de cette Babylone ?
Ninive, Athène, Argos, Thèbe, Lacédémone,
Carthage la fameuse et le grand Ilion ?
Et j’en pourrais nombrer encore un million.
Ces superbes cités sont en poudre réduites :
Je les pris par assaut, puis je les ai détruites.
Mais je ne vois rien plus qui m’ose résister :
Nul guerrier à mes yeux ne s’ose présenter.
Quoi donc, je suis oisif ? Et je serais si lâche
Que mon bras peut avoir tant soit peu de relâche ?
Ô Dieux ! Faites sortir d’un antre ténébreux
Quelque horrible Géant, ou quelque monstre affreux ;
S’il faut que ma valeur manque un jour de matière,
Je vais faire du monde un vaste cimetière.
Acte I, scène 4
FILIDAN
Voici ce cher ami, cet esprit merveilleux.
AMIDOR
Mettons-nous à l’abri d’un rocher sourcilleux :
Évitons la tempête.
FILIDAN
Ah ! Sans doute il compose,
Ou parle à quelque Dieu de la Métamorphose.
AMIDOR
Je vois l’adorateur de tous mes nobles vers :
Mais dont les jugements sont toujours de travers.
Tout ce qu’il n’entend pas aussitôt il l’admire.
Je m’en vais l’éprouver : car j’en veux un peu rire.
Suivons. L’orage cesse, et tout l’air s’éclaircit ;
Des vents brise-vaisseaux l’haleine s’adoucit.
Le calme qui revient aux ondes marinières,
Chasse le pâle effroi des faces nautonnières ;
Le nuage s’enfuit, le Ciel se fait plus pur,
Et joyeux se revêt de sa robe d’azur.
FILIDAN
Oserait-on sans crime, au moins sans mille excuses,
Vous faire abandonner l’entretien de nos Muses ?
AMIDOR
Filidan, laisse-moi dans ces divins transports
Décrire la beauté que j’aperçus alors.
Je m’en vais l’attraper. Une beauté céleste
À mes yeux étonnés soudain se manifeste ;
Tant de rares trésors en un corps assemblés,
Me rendirent sans voix, mes sens furent troublés :
De mille traits perçants je ressentis la touche.
Le coral de ses yeux, et l’azur de sa bouche,
L’or bruni de son teint, l’argent de ses cheveux,
L’ébène de ses dents digne de mille vœux,
Ses regards sans arrêt, sans nulles étincelles,
Ses beaux tétins longuets cachés sous ses aisselles,
Ses bras grands et menus, ainsi que des fuseaux.
Ses deux cuisses sans chair, ou plutôt deux roseaux,
La...