Acte un
La chambre de la reine Élisabeth et la chambre d’Amy Robsart dans le château de Kenilworth.
Le matin.
Deux scènes dans le même temps, dans deux lieux séparés :
– en hauteur, Élisabeth Tudor, reine d’Angleterre ;
– plus bas, Amy et Leicester sont sur le lit et se caressent.
Varney est debout au pied du lit et les regarde, silencieux.
Une présence menaçante.
La chambre de la reine
Élisabeth
C’est péché.
C’est péché de se faire parfumer le creux des coudes, le creux des genoux et l’arrière de ses oreilles, les interstices, les ouvertures et les plis.
Ce que l’on ne découvre que pour pécher.
C’est péché d’attendre un homme qu’on aime et de se dire qu’on aime peut-être davantage pendant que l’on attend.
Qu’être heureux, c’est se moquer des malheurs du monde, ce monde qui m’appartient et se réduit aujourd’hui à une chambre pour attendre et un théâtre pour paraître.
Un lit et une scène.
Où sont les pierres, Lady Ashley ?
Où sont les pierres ?
Le monde n’est fait que de planches de bois.
Et les hommes qui l’habitent ne sont que des ombres qui craignent, qui vénèrent, qui applaudissent, qui envient.
Ils ne sont nés que pour cela.
Ils sont flous.
L’amour rend myope !
Je suis une reine aux yeux malades.
Et dans cette impitoyable solitude que je veux aujourd’hui partager, dans cette proximité d’êtres aux contours incertains, dont vous, Lady Ashley, dans cette terrible indifférence aux drames quotidiens qui sont mon souci, mon devoir et dont seul l’écho étouffé me parvient, je suis un monstre qui ne perçoit de ce qui l’entoure que la netteté des lignes du corps de l’homme qu’il aime.
Un monstre au cœur béant comme une rade foraine.
Un monstre qui se parfume, qui se pare, se décore, qui s’enivre d’être lui-même un monstre, une femme qui aime.
C’est indigne.
Mais c’est bon.
Ce doit être mal.
M’aime-t-il, Lady Ashley ?
Et s’il me le dit, quand saurai-je s’il est sincère ou s’il ment ?
S’il parle en courtisan ou s’il parle en amant.
Je ne supporterai pas de mensonge.
Les reines ont-elles droit au désir, Lady Ashley ?
Ont-elles droit au plaisir ?
Aux mains sur leur corps.
Aux corps d’hommes sur leur corps.
Aux corps d’hommes dans leur corps.
Où suis-je, moi, dans mon corps ?
Où êtes-vous dans votre corps, Lady Ashley ?
S’il me venait l’idée de vous découper en mille petits morceaux ridicules, certains plus que d’autres quand je vous regarde – je plaisante, rassurez-vous –, dans lequel vous retrouveriez-vous, Lady Ashley ?
Là.
Probablement là.
Derrière vos yeux.
Dans votre tête.
Alors maintenant, pensez à cette enivrante souffrance qu’aimer donne – avez-vous aimé, Lady Ashley ? –, à ce mal sans blessure et sans mal, et répondez à ma question : où aviez-vous mal lorsque vous aimiez ?
Dans la gorge, n’est-ce pas, et dans le cœur, ici et là.
Alors comment, regardez-moi, comment peut-on avoir mal à un endroit où l’on n’est pas ?
Si l’amour était ce que j’en espère, c’est à la tête qu’il frapperait.
Mais l’amour n’est pas migraine.
Il n’est que fièvre.
Exaltante et inguérissable nausée.
Une perte de maîtrise.
Un danger.
(Elle rit.)
Et la joie de souffrir.
Ce sont des mots que je ne pensais pas dire un jour.
Mon père, le très puissant roi Henri le huitième, m’aurait fait battre pour les avoir prononcés.
Car un roi ne peut languir.
Un roi n’a pas de système nerveux.
C’est, plus qu’un luxe qu’il ne peut se permettre, une déchéance assurée.
Et davantage encore pour une reine.
L’émotion ruine la réflexion.
Les âmes bonnes sont les âmes sèches.
La politique n’a ni sexe ni états d’âme.
C’est ce qu’il disait à ma sœur Marie, à une époque où me voir sur le trône était une hypothèse qu’on n’aurait pas imaginée.
Il cédait à ses propres caprices, pourtant.
À tous.
En pleurant. Et en tuant.
C’était un grand roi contradictoire.
C’est étrange, Lady Ashley.
Ici, à Kenilworth, rien ne marche comme avant.
La reine attend.
La reine rit.
La reine aime et dit des folies.
Et tremble qu’on lui dise non.
Un mot qu’elle n’a plus entendu depuis si longtemps.
Alors n’écoutez pas, Lady Ashley.
N’écoutez pas.
De tout cela il ne faut pas parler.
Pas encore.
Plus tard.
Plus tard.
Peut-être.
Dites-nous seulement où est notre insolent comte de Leicester.
Cette journée commence, Lady Ashley, qui va peut-être changer mon règne et le visage de l’Angleterre.
L’avez-vous croisé ce matin, ce beau cavalier qui me néglige ?
Quand va-t-il venir ?
Et se sent-il très coupable puisque la reine attend ce qui est criminel ?
(Un temps.)
Pourquoi lady Grey n’est-elle pas là ?
(La reine se retourne vers les coulisses.)
Ah, la voilà.
Vous voilà !
Vous êtes en retard, Lady Grey.
Vous prenez notre service avec tant de légèreté.
Il est vrai que vous devez avoir du mal à vous traîner, dans votre état.
Non, pas un mot, Lady Grey !
Pas une excuse.
Pas un son.
(Un court temps.)
M’aime-t-il ?
M’aime-t-il ?
Le regard de la reine semble se poser sur le couple allongé devant elle, mais qu’elle ne peut évidemment pas voir.
La chambre des amants
Amy
Quelqu’un nous regarde.
Leicester
Mais non.
Amy
Je te dis que quelqu’un nous regarde !
Leicester
Où ça ?
Amy
Là !
Leicester
Je ne vois rien.
Amy
Là !
Leicester
C’est Varney.
Amy
Il nous regarde.
Leicester
Oui.
Amy
Je n’aime pas cet homme qui nous regarde.
Leicester
C’est mon écuyer.
Amy
Je sais qui c’est ! Débarrasse-toi de lui.
Leicester
C’est mon écuyer, Amy. Mon confident utile et dévoué.
Amy
Il me fait peur.
Leicester
Tu vas t’habituer.
Amy
Il me regarde trop.
Leicester
Qu’est-ce que tu fais là, Varney ?
Amy
Renvoie-le.
Varney
Monseigneur.
Amy
Il parle ?
Leicester
Alors, Varney ? Le spectacle est roboratif ?
Tu fais peur à la comtesse.
Varney
Qu’elle me pardonne.
Amy
Fais-le partir.
Leicester
Allons, Amy.
Varney
La reine est éveillée, Monseigneur.
Amy
Encore la reine !
Varney
Elle s’impatiente. Elle vous a déjà réclamé trois fois.
Leicester
Je dois y aller ?
Varney
Je le crains.
Amy
N’y va pas.
Leicester
Elle m’appelle.
Amy
Élisabeth Tudor, la fille d’Henri VIII, est couchée dans un de tes lits et elle t’appelle.
Qu’a-t-elle à faire de toi ? C’est la reine vierge, la femme sans homme.
Comment peut-on être vierge à son âge ?
Leicester
Amy ! On ne parle pas comme ça de la reine !
Amy
On dit qu’elle est barrée.
Qu’une malformation physique la rend impénétrable. Une reine de pierre.
Leicester
Amy !
Amy
C’est ce que chante le petit peuple d’Angleterre, la barre d’Élisabeth.
Leicester
Mais tais-toi !
Amy
Notre grande souveraine est obturée du divertissoire. Ahahah !
Leicester
Amy ! Pas devant Varney.
Amy
Pauvre reine sans homme.
Leicester
C’est son choix.
Amy
Quelle femme peut faire un tel choix ?
Leicester
Élisabeth Tudor a renoncé à l’amour.
Elle ne veut pas partager son pouvoir.
Elle sait ce que le mariage a coûté à la Boleyn, sa mère.
Elle ne se donnera pas de maître. Il n’y aura pas de mari. Il n’y aura pas le roi que le peuple réclame et qui épargnerait les tumultes d’une succession non préparée.
Et cette barre opportune fait barre aux pressions matrimoniales de son entourage. C’est une légende utile.
Tu ris encore ?
Amy
Je suis sûre que la barre est vraie.
Leicester
Seule la reine le sait. Et ses médecins. Ceux qui ont survécu.
Varney
Vos vêtements, Monseigneur.
Amy
Après tout, je m’en moque. Ce que je veux, c’est être avec toi.
Leicester, à Varney.
Donne.
Amy
Tu t’en vas ?
Leicester
Oui.
Amy
Tu vas voir la reine ?
Leicester
Oui.
Amy
Tu es Robert Dudley, comte de Leicester. Je suis ta femme. Emmène-moi, je veux la voir aussi.
Leicester
Amy, nous étions d’accord.
Amy
Je veux voir la reine.
Leicester
Non !
Amy
Emmène-moi. Tu vas voir, elle va m’aimer beaucoup.
Leicester
La reine déteste les femmes.
Amy
Emmène-moi.
Leicester
Amy, je ne peux pas.
Amy
Pourquoi ?
Leicester
Tu le sais.
Amy
Non. Je ne le sais pas.
Leicester
Amy, nous nous sommes mariés sans son consentement. Officiellement, tu n’existes pas.
Amy
Mais tu es pair d’Angleterre ?
Leicester
Les pairs ne se marient pas sans l’accord de la reine.
Amy, c’est toi qui n’as pas voulu attendre.
Amy
Tu m’as dit que ce serait long.
J’ai tout accepté, Robert. Je me suis enfuie de chez mon père. J’ai quitté sa maison sans rien dire. C’est mal. Depuis deux semaines, il doit me chercher partout.
J’ai suivi ton horrible écuyer…
(À Varney.) Oui, vous.
… quand tu l’as envoyé me chercher.
Je suis ta femme devant Dieu. Je viens avec toi.
Leicester
Je te le promets, je vais lui parler. Je vais la préparer à cette nouvelle : Robert Dudley, comte de Leicester, qui reçoit aujourd’hui la reine en son château de Kenilworth, est amoureux, marié et heureux.
Varney
Le mariage du favori n’est pas une bonne nouvelle.
Leicester
Je suis inquiet.
Amy
Est-elle si méchante ?
Leicester
C’est la reine.
Ne te montre pas aujourd’hui. Ni demain. Reste dans la chambre. Jusqu’à ce qu’elle s’en aille.
Quelques jours, Amy. Quelques heures pour lui parler.
Juste quelques heures et puis plus rien pour nous séparer.
Amy
Je t’aime tant.
Leicester
Je reviens dans une heure.
Je ne pourrai rester que quelques minutes mais je viendrai.
Amy
C’est promis ?
Leicester
C’est promis. Je t’aime.
Amy
Dis à ton écuyer de se tourner. Ou plutôt non. Ne dis rien.
Elle se lève, enveloppée dans un drap. Elle sort.
Les deux hommes la suivent des yeux.
Jusqu’à la fin de l’acte, Varney s’affaire, effectue des petites tâches domestiques et aide Leicester à s’habiller.
Leicester
Alors ? La reine a-t-elle bien dormi ?
Est-elle satisfaite de ses appartements ?
A-t-elle aimé les fleurs ?
Varney
Elle aime vos fleurs, Monseigneur. Elle vous attend. Elle vous réclame.
Leicester
C’est bien.
Varney
Il y a autre chose.
Leicester
Parle.
Varney
Si j’osais, Monseigneur. Comment se comporte la reine avec vous ?
Leicester
Comme d’habitude, je crois.
Varney
N’est-elle pas plus présente ? Plus pressante ?
Leicester
Tu me questionnes, Varney ?
Varney
Je ne veux pas colporter de faux bruits.
Leicester
Quels bruits ?
Varney
On dit que la reine vous aime.
Elle ne parle que de vous, ne voit que vous, ne pense qu’à vous.
Et la voilà maintenant qui débarque chez vous à Kenilworth. Sans prévenir. Sans apparat…
Elle vous aime.
Leicester
Non, je ne crois pas.
Varney
Ce serait la cause de cette visite surprise.
Leicester
Ce n’est qu’une rumeur.
Varney
La reine est amoureuse.
Leicester