Une nuit d’été en rase campagne.
Un monticule surplombe une voie ferrée que l’on devine en contrebas.
Une vieille caravane, une remorque, l’arrière d’un camion. Une table, trois tabourets.
Trois assiettes vides sont posées sur la table.
Eddie est assis sur le monticule, face à la voie ferrée. Jackie est à table.
Jackie
Qu’est-ce qu’il fait Nono ? Il a pas l’heure ou quoi ? T’as vu l’heure qu’il est ? C’est quand même pas une heure à traîner. J’ai faim, moi. Qu’est-ce qu’il est encore allé traîner ? À cette heure franchement ! Quelle heure il est ? Eddie, quelle heure il est ?
Eddie ! Eddie !
Eddie
Quoi ?
Jackie
Quelle heure il est ?
On entend un train au loin. Le bruit se rapproche. Le train passe. Eddie regarde attentivement. Le bruit s’éloigne. Silence.
Jackie
Alors ?
Eddie
Neuf.
Jackie
Neuf quoi ? C’est pas une heure, neuf !
Eddie
Je dis pas l’heure. Je dis neuf. Neuf wagons.
Il prend un carnet dans sa poche.
Jackie
Alors ?
Eddie
Neuf.
Jackie
Oh, pas les wagons, l’heure !
Eddie, regardant sa montre.
Vingt et une heure cinquante-deux. (Il note dans son carnet.) Vingt et une heure cinquante-deux. Neuf wagons. Marchandises.
Un temps.
Jackie
T’as pas faim ?
Eddie
Faut oser.
Jackie
Hein ?
Eddie
Faut oser, neuf.
Jackie
T’as pas faim Eddie ?
Eddie
C’est fort.
Jackie
Combien il y en avait à celui d’avant ?
Eddie
Douze.
Jackie
C’est bien aussi douze, hein ? T’as pas faim ? Qu’est-ce qu’il fout Nono ? J’ai faim, moi à la fin !
Eddie
C’est mieux que pas mal douze.
Jackie
Oui. C’est bien.
Eddie
Faut oser douze.
Jackie
Allez, à table, merde !
Eddie
Mais là, neuf, c’est moins fort.
Jackie
À table !
Jackie va dans la remorque. Eddie vient s’asseoir à table.
Jackie, off.
Allez, à table !
Eddie, pour lui-même.
J’y suis.
Jackie, apportant la casserole fumante.
C’est des raviolis. (Elle le sert.) Et l’autre jour ? Tu te souviens l’autre jour ? C’était combien ? Hein ? C’était combien ? Eddie !
Eddie
Quoi ?
Jackie
C’était combien le jour du record ? C’était pas vingt-deux ? Hein ? Je crois bien que c’était vingt-deux. Eddie !
Eddie
Quoi ?
Jackie
C’était pas vingt-deux ?
Eddie, mangeant.
Affirmatif.
Jackie
Vingt-deux. C’est ça. Vingt-deux.
Eddie, toujours en mangeant.
Excellent !
Jackie
Tant mieux.
Eddie
Très fort.
Jackie
J’y ai rien mis.
Eddie
Hein ?
Jackie
J’y ai rien mis, ils sont natures.
Eddie
Quoi ?
Jackie
Tu me dis que c’est très fort et moi je te dis que j’y ai rien mis.
Eddie
Rien mis dans quoi ?
Jackie
Dans mes raviolis.
Eddie, commençant à s’énerver.
Mais je te parle pas des raviolis bordel !
Jackie
Eh oh, calme-toi, hein !
Eddie
Les wagons ! Les vingt-deux wagons !
Jackie
Eh ben quoi les wagons ?
Eddie, gueulant.
Je te dis que c’est très fort vingt-deux wagons !
Jackie
Eddie ! Stop ! Contrôle ! (Eddie respire un grand coup. Il se calme.) Voilà. Vingt-deux wagons, c’est très fort et puis c’est tout. (Un temps.) Qu’est-ce qu’il fout ? Hein ? Eddie ! Eddie !
Eddie
Quoi ?
Jackie
Où il est Nono ?
Eddie
Au bistrot.
Jackie
Eh ben… Si il est au bistrot… Il est pas près de rentrer. Quatorze kilomètres à pied en sortant du bistrot…
Eddie
Ça fait plus long.
Jackie
Non. Quatorze kilomètres. Pile quatorze. On a compté l’autre jour.
Eddie
Ça fait plus long.
Jackie
Comment ça, ça fait plus long ?
Eddie
À cause de la ligne. Quand tu tiens pas la ligne droite, ça rallonge.
Jackie
C’est vrai, ça, j’aurais pas pensé.
Eddie
Faut multiplier par deux.
Jackie
Par deux ?
Eddie
Minimum.
Jackie
J’aurais pas pensé.
On entend un train au loin. Eddie regarde sa montre. Il se lève et va en haut du monticule. Le train s’éloigne.
Jackie
Alors ?
Eddie
Rien.
Jackie
Quoi rien ? C’est pas rien qu’est passé. Je suis pas Jeanne d’Arc, j’ai bien entendu un train. Dis-moi combien.
Eddie
Rien.
Jackie
Allez, tant pis, dis-le moi. Même si c’était rien.
Eddie. Combien ?
Eddie
Quatre.
Jackie
Ah ben merde alors. (Eddie note sur son carnet.) Tu le notes ? T’es sûr que ça vaut la peine ? C’est pas
valable quatre. Pourquoi tu notes celui-là ?
Eddie
Parce que.
Jackie
Ça sert à rien.
Eddie, haussant le ton.
Je préfère !
Jackie
Bon bon, ça va. Tu le notes et puis voilà. (Un temps.) Enfin, bon, quatre wagons, c’est vraiment rien du tout.
Eddie, gueulant.
C’est pas rien ! Je note !
Jackie
Eddie ! Stop ! Contrôle !
Eddie
Parce qu’il y a aucun manuel où elles sont marquées les heures d’ici !
Jackie
D’accord. Calme.
Eddie
Ils s’en foutent, eux, d’ici. C’est pas une gare, c’est rien, c’est nulle part pour eux. Et moi, si je note les heures des passages à l’endroit précis où on est, c’est parce que ces heures-là, elles sont à nous. C’est nos heures ! Alors je note tout ! Tout ! Même quatre
wagons, je m’en fous, je les note !
Jackie
D’accord. C’est bien. Mais c’est pas la peine de s’énerver pour ça mon Eddie. Mange maintenant.
Eddie mange et regarde aussitôt sa montre. Il se lève et va au monticule.
Jackie
Où tu vas ?
Eddie
Regarder.
Jackie
Regarder quoi ? Y a rien qui passe. T’as entendu quelque chose ? (Un temps.) Attends au moins qu’il passe quelque chose pour regarder. Eddie, viens manger.
Eddie
J’attends le train de nuit.
Jackie
Le train de nuit ? Déjà ? Quelle heure il est ? C’est quand même pas déjà l’heure du train de nuit. Hein ? Eddie ! Quelle heure il est ?
Eddie
L’heure du train de nuit.
Jackie
Eh ben moi j’entends rien. (Un temps.) T’es sûr que c’est la bonne heure ?
Eddie
Sûr.
Jackie
Alors il va passer. Je vois pas pourquoi il passerait pas aujourd’hui. Il passe tous les jours. Tu t’inquiètes pour rien.
Eddie
Je m’inquiète pas.
On entend un train au loin.
Jackie
Tiens. C’est pas ça ? Hein ? Qu’est-ce que j’entends là ?
Le bruit se rapproche.
Jackie
Tu vois, c’était pas la peine de s’inquiéter.
Eddie
Je m’inquiète pas.
On entend le train ralentir.
Jackie
J’avais raison, je savais bien qu’il passerait. Tu t’inquiètes vraiment pour rien.
Eddie
Je m’inquiète pas bordel !
Long crissement de frein.
Jackie
Qu’est-ce qu’il fait ? Il s’arrête ?
Le train s’arrête. Silence.
Jackie
Il s’est arrêté ! (Elle va le rejoindre.) Ça alors ! Ben merde ! Pile à notre endroit ! J’en reviens pas. Il s’est arrêté pile à notre endroit. (Un temps.) Pourquoi il s’est arrêté là ? C’est bizarre quand même.
Eddie
Tais-toi.
Un temps.
Jackie
On le voit bien quand il est arrêté. Hein ?
Eddie
Tais-toi.
Jackie
Pourquoi tais-toi ?
Eddie
Ça me déconcentre. (Un temps.) C’est à cause du feu rouge.
Jackie
Ah ben ça alors ! Eddie, il est rouge.
Eddie
C’est ce que je dis.
Jackie
Je l’avais jamais vu rouge celui-là. Eddie.
Eddie
Quoi ?
Jackie
C’est la première fois qu’il y a un train qui s’arrête.
Eddie
C’est normal.
Jackie
Tu trouves ça normal, toi ?
Eddie
Oui, c’est normal. Quand c’est rouge on s’arrête.
Jackie
Ben oui je sais bien.
Eddie
Quand c’est vert on passe et quand c’est rouge on s’arrête.
Jackie
Eh oui, c’est tout. Et là, là…
Eddie
Il est rouge.
Jackie
Voilà. C’est pas compliqué.
Silence. Eddie contemple.
Jackie
Il bouge pas l’animal, hein.
Eddie
Et dedans ça bouge pas non plus.
Jackie
Tu crois qu’ils dorment déjà ? À cette heure ? Il est encore bonne heure. Hein ? Eh Eddie.
Eddie
Quoi ?
Jackie
Quelle heure il est ?
Eddie
Mais bordel ! Tu vas pas me demander l’heure toutes les cinq minutes ! Merde !
Jackie
Eh oh, ça va, hein, je te demande l’heure et puis c’est tout. Pas la peine de te monter tout seul ! Respire. (Eddie respire.) Quelle heure ?
Eddie
Vingt-deux heures deux.
Jackie
Voilà. C’est pas compliqué. Vingt-deux heures deux et puis c’est tout.
Un temps. Ils regardent.
Jackie
Eh, Eddie. Eddie !
Eddie
Quoi ?
Jackie
Ils bronchent pas les clients, hein.
Eddie
Oui.
Jackie
Tu sais à quoi je pense ?
Eddie
Non.
Jackie
Ils veulent pas descendre de manège.
Eddie
Peut-être.
Jackie
Le tour est pas terminé.
Eddie
Peut-être.
Jackie
Ils en veulent pour leur argent.
Eddie
Sûr.
Jackie
Et puis pourquoi ils descendraient. Hein ? Qu’est-ce que tu veux qu’ils descendent ici ? Ici, c’est nulle part pour eux.
Eddie
Affirmatif.
Jackie, mettant ses mains en porte-voix.
Attention les petits ! Attention les grands ! Attention les grands et les petits, on reste à sa place !
Eddie
Tais-toi, merde !
Jackie
Quoi ! Je rigole ! (Elle recommence.) Attention les enfants ! Ça va repartir dès que ça sera vert !
Eddie
Tais-toi.
Jackie, regardant en contrebas.
Qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Pourquoi il descend ?
Eddie
Tais-toi.
Jackie
C’est le contrôleur ?
Eddie
Non, c’est pas le contrôleur.
Jackie
Pourquoi il est descendu sur la voie le type ?
Eddie
C’est une fille.
Jackie
C’est bizarre qu’il descende comme ça.
Eddie
C’est une fille.
Jackie
Tu crois pas que c’est le contrôleur ?
Eddie
Non c’est une fille.
Jackie
Oh ben merde alors, il se met à courir.
Eddie
C’est une fille.
Jackie
Il vient vers nous Eddie.
Eddie
C’est une fille je te dis !
Hélène apparaît, essoufflée.
Hélène
Excusez-moi, il y a une route par là ?
Aboiements d’un chien.
Eddie, gueulant à Jackie.
C’est quoi ça ? Hein ? C’est quoi ?
Jackie
C’est une fille.
Eddie
Alors ! Je te dis que c’est une fille !
Jackie
Oui ben je vois bien.
Eddie
Merde alors !
Jackie
Ça va ! Contrôle !
Hélène
Je suis désolée de vous déranger. Vous pourriez me dire s’il y a une route ?
Aboiements du chien.
Eddie
Couchée !
Hélène
Pardon ?
Eddie
Couchée bordel !
Hélène
Quoi ?
Les aboiements cessent.
Jackie, à Hélène.
Il parle à la chienne.
Hélène, souriant à Jackie.
Ah d’accord.
Jackie
La route, c’est derrière après le chemin.
Hélène
Elle va en ville ?
Jackie
À gauche après le chemin.
Hélène
Merci.
Jackie
Y a pas de mal.
Hélène sort. Aboiements du chien.
Jackie
Qu’est-ce qu’elle fabrique celle-là ? Elle aime pas les manèges ?
Eddie
Je m’en fous.
Jackie
En tout cas, c’est une fille.
Eddie
C’est ce que je dis.
Hélène revient.
Hélène
Il est à vous le chien ?
Eddie
La chienne.
Hélène
Ah pardon.
Eddie
C’est une fille.
Jackie
Oui ben ça va, on le saura.
Eddie
La chienne, c’est une fille !
Hélène
Elle est à vous ?
Jackie
Elle vous fera rien.
Hélène
C’est loin d’ici la ville ?
Aboiements de la chienne.
Eddie
Ta gueule !
Hélène
Hein ?
Eddie
Dragonne !
Hélène
Pardon ?
Les aboiements cessent.
Jackie
Il parle à la chienne. Dragonne.
Hélène
Ah d’accord. C’est loin la ville ?
Jackie
Quatorze kilomètres.
Hélène
Tant que ça ?
Jackie
Deux heures.
Eddie
Minimum.
Hélène
Ah oui quand même. (Un temps.) Ça vous ennuierait de m’emmener ?
Jackie
Où ça ?
Hélène
En ville.
Jackie
Comment tu veux qu’on t’emmène ?
Hélène
Avec votre camion, là.
Eddie
Non.
Hélène
Pourquoi ?
Jackie
Il est en panne.
Hélène
Vous êtes sûre ?
Jackie
Sûre et certaine.
Hélène
Ça serait vraiment sympa de m’emmener.
Jackie
Pas possible.
Hélène
Vraiment ?
Jackie
Il est en panne.
Hélène
S’il vous plaît.
Jackie
Il est en panne.
Hélène
Si vous voulez pas m’emmener, vous pouvez me le dire franchement.
Eddie
Il est en panne ! T’es sourde ?
Jackie
Nono il est parti chercher la pièce en ville. Nono c’est mon beau-frère et lui, c’est Eddie, c’est mon mari.
Eddie
Ça la regarde pas.
Jackie
Et moi, c’est Jackie.
Eddie
Ça la regarde pas.
Hélène, à Eddie.
Je suis désolée pour votre camion.
Eddie, toujours le regard vers le train arrêté.
Il bouge pas d’un poil.
Hélène
C’est normal s’il est en panne.
Eddie
Pas le camion ! Le train !
Hélène
Ah d’accord.
Jackie
Pourquoi t’es descendue ?
Hélène
Vous ne pouvez pas m’emmener, alors ?
Eddie
Réponds. Pourquoi t’es descendue ?
Hélène
Ça serait un peu long à vous expliquer. Deux heures vous dites ?
Jackie
Facile deux heures, oui.
Eddie
Minimum.
Hélène
Je vais faire du stop.
Jackie
Alors là, bonne chance. Tu trouveras pas de voiture ici. En plus qu’il fait nuit.
Hélène
Oui, il fait nuit.
Jackie
Oui. Nuit noire.
Hélène
Oui.
Jackie
Oui.
Hélène
Vous auriez une lampe de poche ?
Eddie
Non.
Jackie, à Eddie.
Ben si, on en a une.
Eddie
C’est ce que je dis. On n’en a pas puisqu’on n’en a qu’une.
Hélène
Qu’est-ce que je vais faire ? Peut-être que je pourrais rester ici pour cette nuit ?
Jackie
Eddie !
Eddie
Quoi ?
Jackie
T’as entendu ?
Eddie
Quoi ?
Jackie
Elle veut coucher ici.
Eddie
Négatif.
Jackie, à Hélène.
On n’a pas la place.
Hélène
Ah.
Jackie
À moins que… Eddie !
Eddie
Quoi ?
Jackie
Elle pourrait coucher avec Nono.
Jackie et Eddie éclatent de rire.
Hélène
Non merci, je vais y aller.
Jackie, continuant à rire.
Ou bien avec moi.
Eddie
Négatif.
Jackie, riant.
Mais si ! Elle a qu’à coucher avec moi !
Hélène
Non non, ça va aller.
Jackie, riant toujours.
Allez hop ! Avec moi !
Hélène
Non, vraiment, merci.