Les Forains

Depuis combien de temps sont-ils plantés entre cette voie ferrée et cette décharge ?
En attendant une hypothétique pièce de rechange, le manège de Nono rouille tranquillement dans son camion, les nougats et réglisses de Jackie moisissent dans la confiserie, Eddie compte les wagons des trains qui passent.
Cette nuit-là, un train s’arrête. Hélène et Olivier en descendent. Le train repart et les laisse sur le ballast.
Hélène, en plein « développement personnel », a quitté son mari qui dormait la bouche ouverte. Olivier n’a pas eu le temps de remonter, laissant dans le train sa femme affolée. Loin de tout, en pleine nuit noire, ils sont contraints de se faire héberger par « les forains ».

“Stéphan Wojtowicz est lauréat du Molière de l’auteur francophone vivant en 2006.”




Les Forains

Une nuit d’été en rase campagne.

Un monticule surplombe une voie ferrée que l’on devine en contrebas.

Une vieille caravane, une remorque, l’arrière d’un camion. Une table, trois tabourets.

Trois assiettes vides sont posées sur la table.

Eddie est assis sur le monticule, face à la voie ferrée. Jackie est à table.

Jackie

Qu’est-ce qu’il fait Nono ? Il a pas l’heure ou quoi ? T’as vu l’heure qu’il est ? C’est quand même pas une heure à traîner. J’ai faim, moi. Qu’est-ce qu’il est encore allé traîner ? À cette heure franchement ! Quelle heure il est ? Eddie, quelle heure il est ?
Eddie ! Eddie !

Eddie

Quoi ?

Jackie

Quelle heure il est ?

On entend un train au loin. Le bruit se rapproche. Le train passe. Eddie regarde attentivement. Le bruit s’éloigne. Silence.

Jackie

Alors ?

Eddie

Neuf.

Jackie

Neuf quoi ? C’est pas une heure, neuf !

Eddie

Je dis pas l’heure. Je dis neuf. Neuf wagons.

Il prend un carnet dans sa poche.

Jackie

Alors ?

Eddie

Neuf.

Jackie

Oh, pas les wagons, l’heure !

Eddie, regardant sa montre.

Vingt et une heure cinquante-deux. (Il note dans son carnet.) Vingt et une heure cinquante-deux. Neuf wagons. Marchandises.

Un temps.

Jackie

T’as pas faim ?

Eddie

Faut oser.

Jackie

Hein ?

Eddie

Faut oser, neuf.

Jackie

T’as pas faim Eddie ?

Eddie

C’est fort.

Jackie

Combien il y en avait à celui d’avant ?

Eddie

Douze.

Jackie

C’est bien aussi douze, hein ? T’as pas faim ? Qu’est-ce qu’il fout Nono ? J’ai faim, moi à la fin !

Eddie

C’est mieux que pas mal douze.

Jackie

Oui. C’est bien.

Eddie

Faut oser douze.

Jackie

Allez, à table, merde !

Eddie

Mais là, neuf, c’est moins fort.

Jackie

À table !

Jackie va dans la remorque. Eddie vient s’asseoir à table.

Jackie, off.

Allez, à table !

Eddie, pour lui-même.

J’y suis.

Jackie, apportant la casserole fumante.

C’est des raviolis. (Elle le sert.) Et l’autre jour ? Tu te souviens l’autre jour ? C’était combien ? Hein ? C’était combien ? Eddie !

Eddie

Quoi ?

Jackie

C’était combien le jour du record ? C’était pas vingt-deux ? Hein ? Je crois bien que c’était vingt-deux. Eddie !

Eddie

Quoi ?

Jackie

C’était pas vingt-deux ?

Eddie, mangeant.

Affirmatif.

Jackie

Vingt-deux. C’est ça. Vingt-deux.

Eddie, toujours en mangeant.

Excellent !

Jackie

Tant mieux.

Eddie

Très fort.

Jackie

J’y ai rien mis.

Eddie

Hein ?

Jackie

J’y ai rien mis, ils sont natures.

Eddie

Quoi ?

Jackie

Tu me dis que c’est très fort et moi je te dis que j’y ai rien mis.

Eddie

Rien mis dans quoi ?

Jackie

Dans mes raviolis.

Eddie, commençant à s’énerver.

Mais je te parle pas des raviolis bordel !

Jackie

Eh oh, calme-toi, hein !

Eddie

Les wagons ! Les vingt-deux wagons !

Jackie

Eh ben quoi les wagons ?

Eddie, gueulant.

Je te dis que c’est très fort vingt-deux wagons !

Jackie

Eddie ! Stop ! Contrôle ! (Eddie respire un grand coup. Il se calme.) Voilà. Vingt-deux wagons, c’est très fort et puis c’est tout. (Un temps.) Qu’est-ce qu’il fout ? Hein ? Eddie ! Eddie !

Eddie

Quoi ?

Jackie

Où il est Nono ?

Eddie

Au bistrot.

Jackie

Eh ben… Si il est au bistrot… Il est pas près de rentrer. Quatorze kilomètres à pied en sortant du bistrot…

Eddie

Ça fait plus long.

Jackie

Non. Quatorze kilomètres. Pile quatorze. On a compté l’autre jour.

Eddie

Ça fait plus long.

Jackie

Comment ça, ça fait plus long ?

Eddie

À cause de la ligne. Quand tu tiens pas la ligne droite, ça rallonge.

Jackie

C’est vrai, ça, j’aurais pas pensé.

Eddie

Faut multiplier par deux.

Jackie

Par deux ?

Eddie

Minimum.

Jackie

J’aurais pas pensé.

On entend un train au loin. Eddie regarde sa montre. Il se lève et va en haut du monticule. Le train s’éloigne.

Jackie

Alors ?

Eddie

Rien.

Jackie

Quoi rien ? C’est pas rien qu’est passé. Je suis pas Jeanne d’Arc, j’ai bien entendu un train. Dis-moi combien.

Eddie

Rien.

Jackie

Allez, tant pis, dis-le moi. Même si c’était rien.
Eddie. Combien ?

Eddie

Quatre.

Jackie

Ah ben merde alors. (Eddie note sur son carnet.) Tu le notes ? T’es sûr que ça vaut la peine ? C’est pas
valable quatre. Pourquoi tu notes celui-là ?

Eddie

Parce que.

Jackie

Ça sert à rien.

Eddie, haussant le ton.

Je préfère !

Jackie

Bon bon, ça va. Tu le notes et puis voilà. (Un temps.) Enfin, bon, quatre wagons, c’est vraiment rien du tout.

Eddie, gueulant.

C’est pas rien ! Je note !

Jackie

Eddie ! Stop ! Contrôle !

Eddie

Parce qu’il y a aucun manuel où elles sont marquées les heures d’ici !

Jackie

D’accord. Calme.

Eddie

Ils s’en foutent, eux, d’ici. C’est pas une gare, c’est rien, c’est nulle part pour eux. Et moi, si je note les heures des passages à l’endroit précis où on est, c’est parce que ces heures-là, elles sont à nous. C’est nos heures ! Alors je note tout ! Tout ! Même quatre
wagons, je m’en fous, je les note !

Jackie

D’accord. C’est bien. Mais c’est pas la peine de s’énerver pour ça mon Eddie. Mange maintenant.

Eddie mange et regarde aussitôt sa montre. Il se lève et va au monticule.

Jackie

Où tu vas ?

Eddie

Regarder.

Jackie

Regarder quoi ? Y a rien qui passe. T’as entendu quelque chose ? (Un temps.) Attends au moins qu’il passe quelque chose pour regarder. Eddie, viens manger.

Eddie

J’attends le train de nuit.

Jackie

Le train de nuit ? Déjà ? Quelle heure il est ? C’est quand même pas déjà l’heure du train de nuit. Hein ? Eddie ! Quelle heure il est ?

Eddie

L’heure du train de nuit.

Jackie

Eh ben moi j’entends rien. (Un temps.) T’es sûr que c’est la bonne heure ?

Eddie

Sûr.

Jackie

Alors il va passer. Je vois pas pourquoi il passerait pas aujourd’hui. Il passe tous les jours. Tu t’inquiètes pour rien.

Eddie

Je m’inquiète pas.

On entend un train au loin.

Jackie

Tiens. C’est pas ça ? Hein ? Qu’est-ce que j’entends là ?

Le bruit se rapproche.

Jackie

Tu vois, c’était pas la peine de s’inquiéter.

Eddie

Je m’inquiète pas.

On entend le train ralentir.

Jackie

J’avais raison, je savais bien qu’il passerait. Tu t’inquiètes vraiment pour rien.

Eddie

Je m’inquiète pas bordel !

Long crissement de frein.

Jackie

Qu’est-ce qu’il fait ? Il s’arrête ?

Le train s’arrête. Silence.

Jackie

Il s’est arrêté ! (Elle va le rejoindre.) Ça alors ! Ben merde ! Pile à notre endroit ! J’en reviens pas. Il s’est arrêté pile à notre endroit. (Un temps.) Pourquoi il s’est arrêté là ? C’est bizarre quand même.

Eddie

Tais-toi.

Un temps.

Jackie

On le voit bien quand il est arrêté. Hein ?

Eddie

Tais-toi.

Jackie

Pourquoi tais-toi ?

Eddie

Ça me déconcentre. (Un temps.) C’est à cause du feu rouge.

Jackie

Ah ben ça alors ! Eddie, il est rouge.

Eddie

C’est ce que je dis.

Jackie

Je l’avais jamais vu rouge celui-là. Eddie.

Eddie

Quoi ?

Jackie

C’est la première fois qu’il y a un train qui s’arrête.

Eddie

C’est normal.

Jackie

Tu trouves ça normal, toi ?

Eddie

Oui, c’est normal. Quand c’est rouge on s’arrête.

Jackie

Ben oui je sais bien.

Eddie

Quand c’est vert on passe et quand c’est rouge on s’arrête.

Jackie

Eh oui, c’est tout. Et là, là…

Eddie

Il est rouge.

Jackie

Voilà. C’est pas compliqué.

Silence. Eddie contemple.

Jackie

Il bouge pas l’animal, hein.

Eddie

Et dedans ça bouge pas non plus.

Jackie

Tu crois qu’ils dorment déjà ? À cette heure ? Il est encore bonne heure. Hein ? Eh Eddie.

Eddie

Quoi ?

Jackie

Quelle heure il est ?

Eddie

Mais bordel ! Tu vas pas me demander l’heure toutes les cinq minutes ! Merde !

Jackie

Eh oh, ça va, hein, je te demande l’heure et puis c’est tout. Pas la peine de te monter tout seul ! Respire. (Eddie respire.) Quelle heure ?

Eddie

Vingt-deux heures deux.

Jackie

Voilà. C’est pas compliqué. Vingt-deux heures deux et puis c’est tout.

Un temps. Ils regardent.

Jackie

Eh, Eddie. Eddie !

Eddie

Quoi ?

Jackie

Ils bronchent pas les clients, hein.

Eddie

Oui.

Jackie

Tu sais à quoi je pense ?

Eddie

Non.

Jackie

Ils veulent pas descendre de manège.

Eddie

Peut-être.

Jackie

Le tour est pas terminé.

Eddie

Peut-être.

Jackie

Ils en veulent pour leur argent.

Eddie

Sûr.

Jackie

Et puis pourquoi ils descendraient. Hein ? Qu’est-ce que tu veux qu’ils descendent ici ? Ici, c’est nulle part pour eux.

Eddie

Affirmatif.

Jackie, mettant ses mains en porte-voix.

Attention les petits ! Attention les grands ! Attention les grands et les petits, on reste à sa place !

Eddie

Tais-toi, merde !

Jackie

Quoi ! Je rigole ! (Elle recommence.) Attention les enfants ! Ça va repartir dès que ça sera vert !

Eddie

Tais-toi.

Jackie, regardant en contrebas.

Qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Pourquoi il descend ?

Eddie

Tais-toi.

Jackie

C’est le contrôleur ?

Eddie

Non, c’est pas le contrôleur.

Jackie

Pourquoi il est descendu sur la voie le type ?

Eddie

C’est une fille.

Jackie

C’est bizarre qu’il descende comme ça.

Eddie

C’est une fille.

Jackie

Tu crois pas que c’est le contrôleur ?

Eddie

Non c’est une fille.

Jackie

Oh ben merde alors, il se met à courir.

Eddie

C’est une fille.

Jackie

Il vient vers nous Eddie.

Eddie

C’est une fille je te dis !

Hélène apparaît, essoufflée.

Hélène

Excusez-moi, il y a une route par là ?

Aboiements d’un chien.

Eddie, gueulant à Jackie.

C’est quoi ça ? Hein ? C’est quoi ?

Jackie

C’est une fille.

Eddie

Alors ! Je te dis que c’est une fille !

Jackie

Oui ben je vois bien.

Eddie

Merde alors !

Jackie

Ça va ! Contrôle !

Hélène

Je suis désolée de vous déranger. Vous pourriez me dire s’il y a une route ?

Aboiements du chien.

Eddie

Couchée !

Hélène

Pardon ?

Eddie

Couchée bordel !

Hélène

Quoi ?

Les aboiements cessent.

Jackie, à Hélène.

Il parle à la chienne.

Hélène, souriant à Jackie.

Ah d’accord.

Jackie

La route, c’est derrière après le chemin.

Hélène

Elle va en ville ?

Jackie

À gauche après le chemin.

Hélène

Merci.

Jackie

Y a pas de mal.

Hélène sort. Aboiements du chien.

Jackie

Qu’est-ce qu’elle fabrique celle-là ? Elle aime pas les manèges ?

Eddie

Je m’en fous.

Jackie

En tout cas, c’est une fille.

Eddie

C’est ce que je dis.

Hélène revient.

Hélène

Il est à vous le chien ?

Eddie

La chienne.

Hélène

Ah pardon.

Eddie

C’est une fille.

Jackie

Oui ben ça va, on le saura.

Eddie

La chienne, c’est une fille !

Hélène

Elle est à vous ?

Jackie

Elle vous fera rien.

Hélène

C’est loin d’ici la ville ?

Aboiements de la chienne.

Eddie

Ta gueule !

Hélène

Hein ?

Eddie

Dragonne !

Hélène

Pardon ?

Les aboiements cessent.

Jackie

Il parle à la chienne. Dragonne.

Hélène

Ah d’accord. C’est loin la ville ?

Jackie

Quatorze kilomètres.

Hélène

Tant que ça ?

Jackie

Deux heures.

Eddie

Minimum.

Hélène

Ah oui quand même. (Un temps.) Ça vous ennuierait de m’emmener ?

Jackie

Où ça ?

Hélène

En ville.

Jackie

Comment tu veux qu’on t’emmène ?

Hélène

Avec votre camion, là.

Eddie

Non.

Hélène

Pourquoi ?

Jackie

Il est en panne.

Hélène

Vous êtes sûre ?

Jackie

Sûre et certaine.

Hélène

Ça serait vraiment sympa de m’emmener.

Jackie

Pas possible.

Hélène

Vraiment ?

Jackie

Il est en panne.

Hélène

S’il vous plaît.

Jackie

Il est en panne.

Hélène

Si vous voulez pas m’emmener, vous pouvez me le dire franchement.

Eddie

Il est en panne ! T’es sourde ?

Jackie

Nono il est parti chercher la pièce en ville. Nono c’est mon beau-frère et lui, c’est Eddie, c’est mon mari.

Eddie

Ça la regarde pas.

Jackie

Et moi, c’est Jackie.

Eddie

Ça la regarde pas.

Hélène, à Eddie.

Je suis désolée pour votre camion.

Eddie, toujours le regard vers le train arrêté.

Il bouge pas d’un poil.

Hélène

C’est normal s’il est en panne.

Eddie

Pas le camion ! Le train !

Hélène

Ah d’accord.

Jackie

Pourquoi t’es descendue ?

Hélène

Vous ne pouvez pas m’emmener, alors ?

Eddie

Réponds. Pourquoi t’es descendue ?

Hélène

Ça serait un peu long à vous expliquer. Deux heures vous dites ?

Jackie

Facile deux heures, oui.

Eddie

Minimum.

Hélène

Je vais faire du stop.

Jackie

Alors là, bonne chance. Tu trouveras pas de voiture ici. En plus qu’il fait nuit.

Hélène

Oui, il fait nuit.

Jackie

Oui. Nuit noire.

Hélène

Oui.

Jackie

Oui.

Hélène

Vous auriez une lampe de poche ?

Eddie

Non.

Jackie, à Eddie.

Ben si, on en a une.

Eddie

C’est ce que je dis. On n’en a pas puisqu’on n’en a qu’une.

Hélène

Qu’est-ce que je vais faire ? Peut-être que je pourrais rester ici pour cette nuit ?

Jackie

Eddie !

Eddie

Quoi ?

Jackie

T’as entendu ?

Eddie

Quoi ?

Jackie

Elle veut coucher ici.

Eddie

Négatif.

Jackie, à Hélène.

On n’a pas la place.

Hélène

Ah.

Jackie

À moins que… Eddie !

Eddie

Quoi ?

Jackie

Elle pourrait coucher avec Nono.

Jackie et Eddie éclatent de rire.

Hélène

Non merci, je vais y aller.

Jackie, continuant à rire.

Ou bien avec moi.

Eddie

Négatif.

Jackie, riant.

Mais si ! Elle a qu’à coucher avec moi !

Hélène

Non non, ça va aller.

Jackie, riant toujours.

Allez hop ! Avec moi !

Hélène

Non, vraiment, merci.

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