Mon Pater
C’est la der
Le dernier matin
La der des dernières heures
J’entends déjà la dernière gamme
J’entends l’œilleton
J’entends la chaîne
J’entends la barre
Toujours même ordre
Chaque heure de chaque nuit le même riff pour s’assurer
Que personne nœud au cou veines entrouvertes
n’a tenté la seule grande évasion
Celle dont on sort toujours vainqueur
Pater Noster
Dans une heure
c’est la der
la toute dernière des dernières fois que frottera l’œilleton
que s’agitera la chaîne
que glissera la barre
Pour moi il sera sept heures
10 950 jours auront été perdus
10 950 nuits auront été rayées
Mon Pater
Dans une heure
le jour sera là
Je me tiendrai debout
sur le seuil de la perpétuité
Je me tiendrai dehors, la centrale dans le dos
Devant la vie vraie aura continué de s’épandre
Je porterai mes yeux au ciel pour vérifier si le soleil est toujours mort
ou si la levée d’écrou l’aura dressé
par miracle
tout là-haut
Alors s’il est ressuscité le soleil, enorgueilli de sa fière érection
je lui demanderai
si sa lumière est pour ma peau
ses rayons pour la momie que je suis devenu et qu’a conservé dans ses bandelettes de béton et d’humidité Notre-Hospice-la-prison que visitent chaque dimanche des culs-bénits dont les petites attentions — bonbons prières consolations — me constipent, peut-être pour toujours, de la moindre tendresse
Où est-elle ?
Où s’est-elle volatilisée
la chair rosie qui réclamait
le lait choco le cache-cache les cavalcades
la petite bête qui monte qui monte qui monte
Où et quand l’amour m’a fui ?
Et la nuit
quand ne s’est-elle plus dissoute ?
Mon Pater
Je le sais
Quand la juge a dit Perpétuité j’ai entendu MORT LE SOLEIL, j’ai entendu MORT LE SOLEIL CAR IL NE BRILLERA PLUS POUR TOI, quand la juge a prononcé Perpétuité incompressible, la lumière a fondu sombre, les victimes se sont enlacées, menottes aux poignets, flashs dans la pupille, ils m’ont emmené pour un aller sans retour, je suis depuis Perpétuité à l’ombre, le corps s’est plissé, les cheveux blanchis, mais je ne suis pas devenu aimable, non, je suis depuis Perpétuité l’inachevé de dix-huit ans qui n’escompte plus rien hormis les jours qui le séparent du terminus tombal, cet enfant de dix-huit ans que trente années d’enfermement ont avantagé sans autre bénéfice que l’assèchement des chtars qu’éruptait l’hormone
Ma face d’enfant a disparu
Et pourtant je la porte par-devant moi
et ces rides
et ce ventre
et ce gris dans mes cheveux
sont la seule preuve de ma croissance
Je n’ai pas grandi
J’ai vieilli
Puisque
Regarde Pater
Pas de rupture avec une Rebecca dans ces sillons-là
Pas de factures impayées dans cette urticaire
Cette chair adipeuse n’est la conséquence d’aucun dimanche trop arrosé autour d’entrecôtes avec des voisins : juste le laisser-tomber d’un corps qui refuse de pénétrer dans la salle de musculation car là-bas les fions on les encule sans permission, qu’ils soient culs de pointeurs ou de pédés, ils s’en foutent, là-bas les Alpha rappellent aux Bêta à qui profite le monde, trente ans ont passé et tout est clair depuis longtemps, je le sais : ce monde ne me profitera pas
Je ne suis pas adulte
Mon Pater
Tu vois bien
Dans une heure je serai dehors
nouveau-né dans une peau de vers-la-mort
La peine accomplie je marcherai jusqu’au centre-ville
Je l’aurai rêvé grand, le monde, il me paraîtra étriqué
Je n’aurai plus dix-huit ans mais presque cinquante
Ces rues ne seront plus les miennes
Je chercherai le commun dont je me souviens
Dans cette ville comme elle sera étrange
cette sensation que rien n’a changé mais que tout diffère
Mon Pater
Crois-moi
Quand la juge a dit Perpétuité j’aurais préféré la chaise électrique
Une conclusion franche
Plutôt que 10 950 jours de
sang sans flot
cœur sans battement
pieds sans exil
sexe sans caresse
langue sans appétit
Long temps mort du mitard
Long temps mort où rien n’a la saveur du vrai
Ici une douche n’est que le simulacre d’une douche
Ici un repas un simulacre de repas
Même les études sont un simulacre
La moralité un simulacre : on sait bien que dehors le pardon ne sera pas donné, il faudra l’arracher, pointer pour cela un fusil sur une tempe, peut-être bien sa propre tempe — boum !
Mon Pater
Être condamné à la vie sans la vie
Voilà ce que la foule réclamait pour moi
Quand au procès elle gueulait
MORT LE SOLEIL DES ASSASSINS
MORT LE SOLEIL DES ARROSEURS DE SANG
MORT LE SOLEIL DES HAINEUX
La foule voulait mon remords éternel
Quand moi je ne pensais qu’à la cessation de tous mes possibles
MORT LE SOLEIL DE MES TENTATIVES
MORT LE SOLEIL DE CE QUI NE SE VIVRA PAS
MORT LE SOLEIL DES DOUCEURS INACCESSIBLES
Mon Pater
mon petit père
Mon Pater, mon père,
petit petit père de merde
si tu avais été un père taillé à la hauteur de ton sexe
si tu avais été
tout simplement été
autre chose qu’une copie d’être,
mon père, toi putain de rien,
en serions-nous là
si tous les Masculins d’hier avaient pris leurs responsabilités
et tracé pour leurs fils un horizon
indélébile ?
Il vaut mieux naître sans père
que naître d’une non-bite
d’un non-membre
que naître d’un bande-mou
J’ai pensé ça souvent
Avant
Et maintenant ?
Que penser
maintenant
qu’il y a longtemps
qu’avant
n’est
plus ?
Tout ce que je sais
Pater
Je le tiens de ma biographie officielle
Celle qu’ont retracé les experts et les avocats au palais des super-justiciers
Avec de grands mots ils ont raconté les drames de ma vie non épique
Ils ont commencé là où tout s’origine
entre les cuisses de la Femelle, autrement appelée ta femme, autrement appelée ma mère, autrement présentée comme la mère de l’accusé
Notre fils,
regarde comme il est petit notre fils
Comment éduquer notre fils pour que le monde ne le blesse pas ?
t’avait dit la Femelle à la maternité
Toi Pater tu avais répondu Je prendrai soin de mon fils, de mon bébé, de mon prolongement, je veillerai, il n’aura jamais mal, notre fils, je prends congé pour m’occuper de ma continuité qu’est mon fils, mon amour, ma beauté
Aux jurés la Femelle avait confié Être père, c’était son projet à Philippe, être père, il aurait tout donné pour ça, prendre soin du sang de ses veines
Dans le box j’avais pouffé
Sang de tes veines Pater ?
Voyez le résultat
Continuez, avait relancé l’avocat
Elle avait dit la fière Femelle
qu’aussitôt le congé mat’ achevé elle avait repris son métro-boulot-dodo
et toi tout aussitôt papa-poulet tu avais mis en pause ton employabilité pour : souffler sur ma purée tendre ta main dans l’escalier
Tu m’avais donné des consignes des pansements le biberon des bras chauds
Mon Pater tu accourais au moindre bobo
La Femelle te disait
C’est bien
Notre fils n’a pas peur d’exprimer son chagrin
Et moi je pleurnichais
un torrent en crue
pour un oui pour un rien pour un non pour un peut-être
Et toi mon père tu me préparais le chocolat chaud
tu faisais l’Indien je jouais le cow-boy
tu me laissais gagner, toujours gagner
J’étais si peu préparé à perdre
Pater
De la pitié, mon Pater, je te donne ma pitié
avant que le jour ne t’efface
je parle pour la der des der
et pour la der je te donne
de la pitié pour ta vie de comptable propre
de la pitié pour ton assiette de saumon-frites le...