Sur le coeur

Paris, 2027. Depuis que les femmes parlent et qu’on les écoute, de nouvelles pathologies apparaissent qui alertent l’O.M.S et la communauté scientifique. Pour y faire face, l’hôpital de la Pitié-Salpetrière vient d’ouvrir une unité de soin dirigée par Rose Spillerman, neuropsychiatre iconoclaste, flanquée de son indéfectible assistant Mario, chef de la chorale de l’hôpital. Aujourd’hui, accompagnée de sa soeur Marguerite, Iris est placée en observation car elle a brutalement cessé de parler. Tous les moyens seront bons pour élucider le cas Iris — la chambre d’hôpital devient alors le lieu de toutes les fictions, toutes les fantasmagories.

 

Prologue

Dans le noir. Voix de femmes.

Voix 1 — Où sommes-nous ?

Voix 2 — Au ciel.

Voix 1 — Je suis morte, alors ?

Voix 2 — Les poètes ne meurent jamais.

Voix 1 — Ah oui. J’ai de la chance, alors… J’ai de la chance ?

Musique : Passacaglia della vita de Stefano Landi.

Chanté :

Oh come t’inganni

Se pensi che gl’anni

Non hann’ da finire

Bisogna morire

Bisogna morire

Bisogna morire

1. Hôpital

Cabinet de consultation de la professeure Rose Spillerman.

Marguerite et Iris sont assises face à Rose. Iris porte des lunettes noires.

Rose — Donc pas un mot ?

Marguerite — Rien. Depuis six mois, rien.

Rose — Et aucun événement traumatique repéré ? Deuil, séparation ?

Marguerite Non.

Rose — Un homme dans le coup ? Agression, harcèlement, inceste, emprise ? Une femme, éventuellement ?

Marguerite — Non. Iris n’a eu affaire qu’à des hommes inoffensifs.

Rose — Inoffensifs, c’est-à-dire ?

Marguerite — Qui ne font pas de mal.

Rose — Un peu de bien, quand même ?

Marguerite — Éventuellement, oui.

Rose — Des choses dont elle ne vous aurait pas parlé ?

Marguerite — On se dit tout.

Rose — Personne ne dit jamais tout. À personne. Ni même à soi-même. Et avant de se taire ?

Marguerite — Avant de se taire, elle est partie randonner avec une amie, elles ont fait du canoë, visité des grottes. Son amie est rentrée plus tôt, Iris a continué seule. Elle est rentrée tout excitée, avec des ampoules aux pieds, en me disant je te raconterai, puis elle s’est tue. C’était il y a six mois. (Iris chantonne un air.) Parfois elle chantonne, sans mots. (Elle reprend l’air que chantonne Iris.) On communique comme ça. Parfois elle danse aussi. On danse parfois.

Elles esquissent quelques mouvements de danse synchronisée en restant assises sur leur chaise.

Iris — Ssssa.

Marguerite — Parfois elle prononce un son comme ça. Et quand elle croise un homme, elle tend sa main comme ça. (Marguerite tend sa main devant elle.) Toujours calmement. Ça peut vous paraître étrange, mais parfois on est bien.

Rose — Rien ne me paraît étrange, Marguerite.

Marguerite — Parfois les mots nous manquent à peine. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire avec les mots.

Rose — Quoi, par exemple ?

Marguerite — Tout ce qui est là. (Elle déplace sa main de haut en bas devant son plexus.) À l’intérieur. Tout ce qu’on sent parfois.

Rose — C’est pour ça que vous avez mis tant de temps à consulter ?

Marguerite — Aussi parce que je ne savais pas comment dire ça.

Rose Ça ?

Marguerite — Ma sœur ne parle plus. Ma sœur se tait. Comment dire ça ?

Rose — Comme ça.

Marguerite — Oui. Aussi parce qu’elle mène une vie normale et qu’elle ne souffre pas.

Rose — Est-ce qu’elle exprime des émotions particulières ? Peur ? colère ? joie ? tristesse ? dégoût ?

Marguerite — Pas plus qu’avant. Iris mène une vie normale.

Rose — Je ne sais pas ce qu’est une vie normale, Marguerite.

Marguerite — On peut vivre normalement sans prononcer un mot. Pendant des siècles, les femmes ont fermé leur gueule, leur bouche — pardon docteure, mais quand je parle des siècles il n’y a que des mots grossiers qui sortent de ma gueule, ma bouche pardon, c’est plus fort que moi, des siècles de mots qui macèrent, qui croupissent, qui fermentent, des crapauds, des lames, des couteaux qui sortent de ma bouche, ma gueule pardon quand je parle des siècles, je les vomis les siècles comme une gargouille, docteure.

Rose — Vous n’êtes pas une gargouille, Marguerite. Non seulement les femmes s’expriment aujourd’hui, mais on les écoute. Leur parole fait trembler l’édifice, c’est vrai, mais vous n’êtes pas une gargouille. Tout est en train de bouger, de changer. Croyez-moi.

Marguerite — Pour qui, docteure ? Où ? Quand ? Et des siècles et des siècles, qu’est-ce qu’on en fait des siècles ?

Rose — Il vous est arrivé quelque chose, Marguerite ?

Marguerite — Non. Rien. À moi, rien. Juste une conscience, docteure. Une présence, le monde et toutes ces voix qui me traversent, toutes ces souffrances. Certaines en ce moment même sont en enfer. Et ma sœur, maintenant, tombée en silence.

Rose — Tout est aujourd’hui, Marguerite. Aujourd’hui vous êtes ici, en face de moi, à Paris, dans le plus grand hôpital d’Europe. Il faut croire à demain, Marguerite.

Marguerite — En attendant, personne ne se rend compte de rien, même pas son ex. Il l’a quittée sans remarquer qu’elle ne parlait plus.

Rose — Comment ça ?

Marguerite — Comme ça.

Entre l’Ex.

L’Ex — Je n’ai rien à te reprocher, Iris, tu es une femme magnifique, j’aime l’odeur de tes cheveux, ton regard sur la vie, et ta ratatouille est exceptionnelle. J’ai adoré ces quelques mois avec toi, alors je t’épargne l’humiliation de me poser la question et je te réponds : non. Personne. Je n’ai rencontré personne, à part moi-même peut-être. Aucune explication à te donner, pas envie d’en chercher, tu vas m’oublier rapidement, Iris — pas trop quand même, ça serait vexant — on reste amis si tu veux. Allez, salut, prends bien soin de toi.

Chanté :

Prends bien soin de toi, je prendrai soin de moi.

Prends bien soin de moi, je prendrai soin de toi.

Rose — Ah oui.

L’Ex Oui.

Marguerite — Prends bien soin de toi… C’est ce qu’on dit quand on quitte les gens, c’est ça ?

L’Ex — Oui. Prends bien soin de toi. Je sors, maintenant.

Chanté (tutti sauf Iris) :

Prends bien soin de toi, je prendrai soin de moi.

Prends bien soin de moi, je prendrai soin de toi.

Ai-je besoin de toi pour prendre soin de moi ?

As-tu besoin de moi pour prendre soin de toi ?

Il sort.

Marguerite — Il y a des gens qui traversent nos vies comme ça.

Rose — Et votre sœur a été affectée ?

Marguerite — Non. C’était un homme léger, il ne faisait que passer.

Rose — Je comprends.

Marguerite — Il ne parlait que de lui, elle en avait fait le tour.

Rose — Je comprends. (À Iris.) Iris ?

Iris — …

Rose — Je m’appelle Rose. Il n’y a pas de soleil et je suis là pour vous aider. On va vous hospitaliser quelques jours. Vous allez suivre un traitement expérimental. Votre sœur a signé pour vous une décharge, elle viendra vous voir quand elle veut, elle pourra même se confiner avec vous s’il le faut. Les hommes sont à l’étage du dessous ; il se peut que vous les entendiez mais vous ne les croiserez pas. Si vous voulez les voir, il y a un salon mixte sécurisé interétages… Vous comprenez ce que je dis ? Vous comprenez où vous êtes ? Vous pouvez me faire un signe pour me confirmer ? Un petit signe, Iris ? (Iris donne un grand coup de pied dans la table.) OK. OK, Iris. Merci, Iris. (À Marguerite.) Vous n’aviez pas dit qu’elle était violente.

Marguerite — Elle ne l’est pas. Elle dit que vous existez à ses yeux.

Rose donne un grand coup de pied dans la table.

Rose — OK, Iris. Vous me faites confiance ? (Iris enlève ses lunettes noires.) Merci, Iris.

Entre Mario. Iris remet ses lunettes noires.

Mario — Tout va bien, docteure ?

Rose — Tout va bien, Mario, regardez. (Rose donne un grand coup de pied dans la table. Iris donne un grand coup de pied dans la table.) On communique. Rentrez chez vous, Mario, ça fait au moins soixante-douze heures que vous êtes de garde. L’infirmière s’occupera d’installer Iris.

Mario — Je préfère rester, docteure, un méchant vent s’est levé, c’est le déluge dehors, la ville est en alerte rouge, un bout du toit du bâtiment Pinel s’est envolé.

Rose — Merde.

Mario — C’est ça. Je préfère rester, j’ai encore du travail, votre agenda à mettre à jour, répondre à un patient qui fait une rechute…

Rose — Qui ?

Mario, imitant quelqu’un  Je ne t’ai pas touchée, je ne t’ai pas touchée.

Rose — Lazare ?

Mario — En boucle toute la journée. C’est sa mère qui a appelé.

Rose — Sa mère ?

Mario — Sa femme l’a quitté.

Rose — Merde. Trouvez-lui un créneau d’urgence.

Mario — C’est fait.

Rose — Mario, vous êtes une perle, Mario.

Mario — Il faut qu’on avance les comptes rendus pour la visio.

Rose — Je vous rejoins dans le bureau. (Mario sort.) Mario. Mon assistant, mon esclave. Je plaisante. Mario est mon bras droit, il a toute ma confiance. Vous pouvez tout lui dire, tout lui demander, un homme rare, il est au courant de tout. Discrétion, loyauté, pas d’ego, juste ce qu’il faut d’amour-propre, un grand professionnalisme et aucune ambition personnelle. Une vraie bonne femme. Je plaisante.

Il vous reste 90% de ce texte à découvrir.


Achetez un pass à partir de 5€ pour accédez à tous nos textes en ligne, en intégralité.




Acheter le livre


Retour en haut
Retour haut de page