A l’enterrement d’une page blanche

L’auteur est mort. À son enterrement ses personnages viennent en masse (et ils sont nombreux). Ils se rencontrent. Ils font connaissance. Ils parlent d’eux. Ils parlent de l’auteur. Ils ne sont pas toujours très tendre avec lui. Ils sont même parfois assez critiques. Une précision : l’auteur s’appelle Guy Foissy… C’est de lui qu’il parle, et ce n’est pas triste.

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En scène : Charles-Henri Lurcin, assis sur une chaise de jardin. Badouz s’incline devant lui.

Badouz (se présente) - Commissaire Badouz…

Lurcin (poli) - Enchanté…

Badouz - Apparemment, nous sommes les premiers. Je suis un personnage de Guy Foissy.

Lurcin (se lève, un peu crispé) - Très honoré. Moi aussi. Nous sommes en avance, le cimetière est encore désert.

Badouz - Vous êtes aussi un personnage de Guy Foissy ? Mes félicitations.

Lurcin (modeste) - C’est peu de chose… Sinon, je ne serais pas là.

Badouz - Quand même… Ce n’est pas rien. Votre modestie vous égare.

Lurcin (se défendant) - Je vous assure…

Badouz - Etre un personnage de Guy Foissy, ce n’est pas rien. J’en connais beaucoup qui en rêvent.

Lurcin - Je n’apparais que dans une pièce. Pas de quoi en faire un livarot, vous en conviendrez.

Badouz - Moi aussi, je n’apparais que dans une pièce. Et pourtant nous sommes conviés. C’est l’essentiel.

Lurcin - Tut tut tut… On parle de vous dans une autre. Abondamment. A croire que vous existiez déjà. On vous compare à Sherlock Holmes, Maigret, Poirot et d’autres…

Badouz (flatté, se gonflant un peu) - Ah ! vous me connaissez…

Lurcin (un peu acerbe) - Qui ne connaît pas le fameux, le célèbre, l’illustrissime commissaire Badouz ? Badouzichivili, dit Badouz, pour faire plus court. Le héros géorgien de la littérature policière.

Badouz (faussement modeste) - La plupart des gens…

Lurcin - Vous n’êtes pas sincère.

Badouz - L’important n’est pas d’être sincère mais de faire croire qu’on l’est.

Lurcin - Toujours l’amour de la formule. Vous en énerviez plus d’un. Disons que ceux qui vous connaissent, et qui sont nombreux…

Badouz - … Ont vaguement entendu parler de moi. Reconnaissez que ce sont des œuvres confidentielles. Je veux dire celles où j’apparais…

Lurcin - A côté de moi…

Badouz - A mon tour de vous dire « tut tut tut »… « L’arthrite » se joue depuis sa création. Tant d’années après. Ceux qui me connaissent m’ont oublié. Entre la plupart qui ne me connaît pas et la plupart qui m’a oublié, on ne rencontre pas les masses.

Lurcin - Les masses ! Au théâtre, qui se soucie des masses ? Littérature de meeting. Vous le savez bien (Acerbe.) Vous, le commissaire Badouzichvili, le lettré, le poète, l’artiste…

Badouz - Vous me flattez…

Lurcin - En effet. Le seul policier qui arrive sur les lieux du crime avant qu’il soit commis.

Badouz - Je dois dire qu’il a eu là une riche idée.

Lurcin (avec négligence) - Oui, intéressante…

Badouz - Non non, plus qu’intéressante. Une riche idée…

Lurcin (pas convaincu) - Si vous voulez.

Badouz (vexé) - Et vous-même ? Puis-je savoir ?

Lurcin - Disons que je suis un parent, un cousin.

Badouz (sec) - Je n’ai ni parent, ni cousin. Je suis un ours solitaire. Je vous demande votre nom. Votre identité, si vous préférez. Comment voulez-vous qu’on se reconnaisse ? On ne s’est jamais vus !

Lurcin (humour) - Le flair. Dois-je vous présenter mes papiers ?

Badouz - Ce n’est pas nécessaire.

Lurcin (raille) - Les policiers aiment savoir avec qui ils sont, et parfois même avec qui ils ne sont pas. C’est leur petit péché.

Badouz (ça l’énerve) - Vous êtes observateur.

Lurcin - Comment savoir qui on est si on ne sait pas qui sont les autres ?

Badouz - J’allais le dire…

Lurcin - Comment savoir où on est si on ne sait pas où sont les autres ?

Badouz - Finalement, vous refusez de me dire qui vous êtes. Vous êtes un personnage si monstrueux ? Si médiocre ? Un personnage inavouable ?

Lurcin - Ecoutez, commissaire, vous savez fort bien qui je suis. Vous avez cité « L’arthrite ». A quoi sert ce jeu ?

Badouz - J’aime quand les gens déclinent leur identité, même si je les connais.

Lurcin - Alors, si c’est pour le plaisir… Je suis Charles-Henri Lurcin, personnage discret et lointain, même si on m’interprète toujours.

Badouz - Je le savais.

Lurcin - Félicitations.

Badouz - Puis-je vous poser une question indiscrète ?

Lurcin - Nous y voilà.

Badouz (très flic) - Pourquoi pas ?

Lurcin - Les questions de la police sont toujours indiscrètes. Elles exigent des alibis. « Que faisiez-vous le dimanche 12 juin à douze heures ? – Je ne sais pas, monsieur le commissaire. Je naissais, peut-être… »

Badouz - Finalement et en définitive, avez-vous assassiné votre épouse ?

Lurcin (après un court temps) - C’est une question en effet très indiscrète.

Badouz - C’est juste pour satisfaire ma curiosité professionnelle. Il y a prescription. L’auteur est mort.

Lurcin (montrant dehors) - Depuis peu…

Badouz - Peu importe le temps. Il n’y a pas de mort à l’ancienneté.

Lurcin - Disons que… On m’a prescrit un nouveau traitement très efficace contre l’arthrite. Ce n’était plus utile. Vous n’aviez donc pas enquêté sur mon compte ?

Badouz - Je n’étais pas encore né.

Lurcin (irrité) - Pensez donc ! Vous deviez au moins être en gestation.

Badouz - Pas encore.

Lurcin - Vous étiez au courant ! Vous avez quand même lu la fin de la pièce.

Badouz - Je veux dire : après.

Lurcin - Elle voulait toujours que nous passions nos vacances dans ce village si humide.

Badouz - Cajarne-sur-Allon.

Lurcin - Un fléau pour les articulations.

Badouz - Vous ne vouliez quand même pas tuer votre femme pour ça ! Pour une question d’articulations ? C’est ridicule. Il y avait un autre motif. Forcément.

Lurcin - Vous ne savez pas ce que c’est que l’arthrite.

Badouz - Moi, c’est l’arthrose.

Lurcin - Laissez-moi rire avec votre arthrose !

Badouz - Je ne vous permets pas.

Lurcin - L’arthrose est à l’arthrite ce que le rhume des foins est à la grippe espagnole.

Badouz (agacé, en interrogateur) - Au lieu de lancer des phrases stupides, vous feriez mieux de répondre à ma question. Est-elle encore en vie ?

Lurcin - Qu’en sais-je ?

Badouz (ironique) - Vous ne savez pas ?

Lurcin - Je ne sais pas.

Badouz - Vraiment ? Vous m’étonnez.

Lurcin - Allons, commissaire, vous l’avez dit vous-même : il y a prescription.

Badouz - Ce n’est pas une raison pour ignorer ce qu’on a fait.

Lurcin - Que voulez-vous, c’était un personnage tellement marginal… Elle n’apparaissait même pas. On ne faisait qu’en parler, l’évoquer.

Badouz - Moi aussi, on ne faisait que parler de moi dans une pièce. Et pourtant, quel relief, quelle existence ! Tellement forte que je reviens à part entière dans une autre pièce. Alors, je vous en prie. (Il ricane.) Vous l’avez peut-être tuée aussi dans votre mémoire. Le crime parfait.

Lurcin - La mémoire… Rien de plus vacillant que la mémoire. Seuls vivent et s’accrochent, terribles, les souvenirs. Nous, en plus, ou plutôt en moins, nous n’avons qu’une histoire. Les souvenirs… La mémoire… (Geste du bras, vanité.)

Badouz (grinçant) - J’aurais aimé enquêter sur vous. Vous auriez commis l’acte. Vous l’auriez tuée.

Lurcin - Vous savez bien que j’en étais incapable. Je voulais engager un tueur à gages. A petits gages. Vous vous seriez déplacé pour rien.

Badouz - Je ne me déplace jamais pour rien. Quand je viens enquêter sur un crime non encore commis, il se commet. En général.

Lurcin (rit) - Sinon, comment arrêteriez-vous l’assassin s’il ne commet pas son crime ? Elémentaire, mon cher Watson. Si on empêchait les assassins d’assassiner, on augmenterait singulièrement la courbe du chômage dans la corporation policière. Et un policier au chômage…

Badouz - … est capable de tout, j’en conviens. Surtout de mal tourner. Alors ? Nous ne saurons jamais la suite ? Votre suite.

Lurcin - Hélas… Mais nos histoires n’ont jamais de suite. Ou rarement. Elles s’arrêtent. On s’arrête. Tout s’arrête. Notre vie s’arrête. Notre vie s’arrête avant notre mort. Est-ce un privilège ?

Badouz - Vous êtes pessimiste. Les romans ont parfois des suites. Le fameux tome II. Parfois même le tome III.

Lurcin (s’indigne) - Les personnages de romans...

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