SCÈNE 1
Le modeste atelier de peintre de Frédéric, qui sert aussi de salon, dans le loft qu’il habite avec sa compagne Delphine. Derrière son chevalet, Frédéric travaille à une toile, tout en écoutant de la musique. Delphine arrive depuis l’extérieur, un imper sur le dos et un cartable à la main.
Delphine – Salut !
Frédéric – Tu es déjà là ?
Delphine – Quel accueil... Si je te dérange, je peux repasser dans une heure.
Frédéric – Excuse-moi... Je n’ai pas vu le temps passer.
Frédéric arrête la musique, mais continue à peindre.
Delphine – Tu as bien de la chance... Moi, elle m’a paru interminable, cette journée... (Elle ôte son imper, pose son cartable, s’approche de lui et dépose un baiser sur ses lèvres). Désolée de t’interrompre en plein travail... J’espère qu’un jour, tu pourras avoir ton propre atelier.
Frédéric – Celui-là me va très bien.
Delphine – Je veux dire un atelier à toi, qui ne serve pas en même temps de salle de séjour. Pour ne pas te déranger en rentrant du boulot.
Frédéric – Tu ne me déranges jamais, tu le sais bien.
Elle jette un regard au tableau.
Delphine – C’est une nouvelle toile ?
Frédéric – Oui...
Delphine – Encore un visage... Mystérieux, indéchiffrable...
Frédéric – On peut passer toute sa vie à essayer de percer le mystère d’un visage.
Delphine – Et toujours pas de modèle...
Frédéric – Tu veux que je fasse ton portrait ?
Delphine – Pour que tu me perces à jour, comme tu dis ? Tu serais déçu. Je n’ai rien à cacher...
Frédéric – On a tous quelque chose à cacher. Pour moi, tu resteras à jamais une femme très mystérieuse.
Delphine – Qu’est-ce qui t’étonne tellement, chez moi ?
Frédéric – Que tu aies choisi de vivre avec moi, pour commencer.
Delphine – Ça s’appelle l’amour, non ?
Frédéric – Alors c’est que l’amour est quelque chose de très mystérieux.
Delphine – C’est vrai... D’ailleurs, je me demande pourquoi toi, tu as choisi de vivre avec moi.
Frédéric – Oh, ça c’est très simple.
Delphine – Je t’écoute.
Il pose ses pinceaux, s’approche d’elle et l’enlace.
Frédéric – Mais parce que tu es fonctionnaire de l’Éducation Nationale ! Pour un artiste, c’est rassurant, le fonctionnariat.
Delphine (amusée) – Salaud...
Frédéric – Sans toi... aucune banque ne nous aurait consenti un crédit sur trente ans, pour l’acquisition de cet ancien garage qu’on appelle aujourd’hui un loft.
Delphine – En tout cas, moi je ne t’ai pas choisi pour ton romantisme...
Frédéric – Tu te trompes, je suis un grand romantique. Contraint de cacher sa sensibilité à fleur de peau derrière un apparent cynisme.
Il pose ses pinceaux et l’embrasse.
Delphine – Tu as raison, continue à peindre sans modèle. Je n’aimerais pas trop rentrer chez moi et trouver une fille à poil, vautrée sur mon canapé dans une pose lascive...
Frédéric – Tu veux poser pour moi ? Nue... Dans une pose lascive...
Delphine – Je n’aurais pas la patience. Et il faudrait remonter le chauffage...
Frédéric – Je ne suis pas sûr qu’on ait les moyens... Bon, je crois que je vais m’arrêter là.
Delphine – Je t’ai déconcentré.
Frédéric – J’adore quand tu me déconcentres... Ça s’est bien passé, ta rentrée ?
Delphine – Pré-rentrée... Aujourd’hui, c’était seulement les enseignants. Le grand jour, c’est lundi. On lâche les fauves...
Frédéric – On a interdit les animaux dans les cirques. On devrait interdire aussi les enfants dans les écoles.
Delphine – Mais je n’aurais plus de boulot. On ne mange déjà que des patates.
Frédéric – J’adore les patates. En tout cas, j’adore en manger avec toi.
Delphine – On va s’en sortir. Ils finiront bien par s’apercevoir que tu as du talent.
Frédéric – Je n’ai pas vendu une toile depuis des semaines.
Delphine – Avec ton site internet, ça t’avait ramené quelques visiteurs, pourtant.
Frédéric – Oui. Ils viennent, ils regardent, ils bavardent... À n’importe quelle heure. Je leur offre un café, mais c’est rare qu’ils sortent le carnet de chèques à la fin.
Delphine – Ton expo avait bien marché.
Frédéric – Une expo dans un restaurant... Tant que je ne serai pas dans une galerie digne de ce nom. À Paris de préférence...
Delphine – Mais tu refuses de les contacter, les galeries parisiennes !
Frédéric – À quoi ça servirait ? Personne ne me connaît. Et ils sont déjà tellement sollicités...
Delphine – Et ton mystérieux collectionneur russe ? Celui qui t’achetait un tableau tous les mois, pour se le faire livrer à Londres...
Frédéric – Je n’ai plus de nouvelles... Il est peut-être mort...
Delphine – Allez... Il y en aura d’autres...
Frédéric – Bien sûr... Je me suis occupé du dîner.
Delphine – Génial ! Qu’est-ce qu’on mange ?
Frédéric – Des patates.
Delphine – Super... Frites ? Purée ?
Frédéric – C’est une nouvelle recette. Je crois qu’on appelle ça... des pommes de terre en robe de chambre.
Delphine – Je vais passer la mienne, et je suis à toi dans un instant. Pour une soirée romantique...
Frédéric – Ça ne te dérange pas si je reste comme ça ? Je porte très mal la robe de chambre.
Delphine – Je vais en profiter pour prendre une douche.
Elle sort. Il considère son tableau avec un air insatisfait. On sonne. Il va ouvrir, et revient accompagné de Carlos.
Frédéric – Je vous en prie, entrez... Voilà mon atelier...
Carlos – Merci de me recevoir à l’improviste.
Frédéric – J’ai l’habitude... Mais il vaut mieux téléphoner avant. J’aurais pu ne pas être là...
Carlos – Je serai repassé... (Il jette un regard sur la toile) C’est très... troublant, ce portrait. Mais c’est magnifique. C’est un visage d’homme ou de femme ?
Frédéric – Ça... Ça fait partie du mystère...
Carlos – La vérité ne s’offre jamais au premier regard, dans toute sa nudité...
Frédéric – Sinon, autant faire une photo.
Carlos – Le mystère, c’est ce qui fait tout le charme de la Joconde, n’est-ce pas ?
Frédéric – Pour la Joconde, au moins, on sait que c’est une femme... Mais vous avez raison. Je peins pour accéder à une certaine forme de vérité. En représentant la réalité autrement qu’elle apparaît à première vue. J’en parlais justement avec ma femme...
Carlos – Vous êtes donc marié...
Intrigué par le tour personnel que prend la conversation, Frédéric se contente de sourire.
Frédéric – Vous avez découvert mes toiles sur mon site internet ?
Carlos – Non...
Frédéric – Vous êtes galeriste ? Collectionneur ? Ou simplement amateur de peinture ?
Carlos – J’aime la peinture, c’est vrai... mais je ne suis rien de tout ça. Pour tout vous dire... je ne viens pas pour acheter une toile.
Frédéric – Maintenant que vous êtes là, vous pouvez toujours jeter un coup d’œil, ça n’engage à rien.
Carlos – Ce que j’ai à vous dire n’a rien à voir avec la peinture, hélas...
Frédéric – Je vous écoute...
Carlos – Je suis venu pour vous annoncer une mauvaise nouvelle.
Frédéric – Je me disais bien aussi... Mais allez-y, je vous en prie.
Carlos – Vous êtes déjà au courant, peut-être...
Frédéric – Non, non... Disons que... je ne suis pas habitué à ce que des inconnus viennent sonner chez moi à l’improviste pour m’annoncer des bonnes nouvelles.
Carlos – Derrière une mauvaise nouvelle, vous savez, il y a aussi souvent une contrepartie positive.
Frédéric – Vous commencez à m’inquiéter un peu... Vous n’êtes pas Témoin de Jéhovah, au moins ?
Carlos – Non, rassurez-vous.
Frédéric – Alors qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous avez à me dire de si urgent ?
Carlos – Je suis... Enfin, j’étais l’avocat de votre père.
Frédéric – Mon père ?
Carlos – Charles. Charles Andreani. Vous êtes bien son fils ?
Frédéric – Oui... Il paraît.
Carlos – Eh bien... Votre père nous a quittés.
Frédéric – J’en suis désolé pour vous. Mais vous savez, ma mère, ma sœur et moi, il y a déjà pas mal d’années qu’il nous a quittés nous aussi.
Carlos – Je voulais dire que... Monsieur Andreani est décédé.
Frédéric – J’avais compris.
Carlos – Je sais que vous n’aviez plus de relations avec votre père depuis pas mal de temps, et je comprends que cette visite vous prenne un peu de court. J’aurais pu vous adresser un courrier, bien sûr. Mais je tenais à vous prévenir en personne.
Frédéric – Quand mon père a quitté la France, j’avais cinq ans. Ma mère est décédée il y a quelques années. Elle n’avait plus de nouvelles de lui depuis bien longtemps. Évidemment, il n’est pas venu à son enterrement non plus. Vous comprendrez que l’annonce de sa disparition ne me bouleverse pas plus que ça.
Carlos – Je comprends.
Frédéric – D’après ce que nous a raconté ma mère, il était parti aux États-Unis dans l’espoir d’y faire fortune, en montant un restaurant là-bas... C’est tout ce que je sais...
Carlos – Il est mort au Mexique. C’est là qu’il était installé depuis des années.
Frédéric – Vous êtes Mexicain ?
Carlos – C’est un peu plus compliqué que ça.
Frédéric – Le contraire m’aurait étonné. Et qu’est-ce qu’il faisait au Mexique ?
Carlos – Il tenait... des restaurants, justement. Enfin, des bars plutôt...
Frédéric – Notre mère nous a dit que ses affaires aux États-Unis n’avaient pas aussi bien marché qu’il l’espérait.
Carlos – C’est pour ça qu’il est allé au Mexique.
Frédéric – Et c’est un avocat qu’il a choisi pour m’annoncer sa mort ? Pourquoi, il veut me faire un procès ?
Carlos – Je comprends votre amertume, croyez-moi.
Frédéric – Ça m’étonnerait.
Carlos – Mais au-delà de l’aspect affectif, il y a aussi l’aspect légal... et financier. C’est là où j’en arrive à la contrepartie positive...
Frédéric – C’est-à-dire ?
Carlos – Vous étiez son fils. C’est vous l’héritier.
Frédéric – L’héritier ?
Carlos – Avec votre sœur, évidemment.
Frédéric – Vous êtes allé voir Vanessa ?
Carlos – Oui.
Frédéric – Mais il laisse quoi, exactement ? Des bistrots, c’est ça ? J’aime bien la Corona, c’est vrai, mais je ne me vois pas trop en patron de...