Aujourd’hui, c’est mercredi !

Depuis sa séparation, Gauthier est retourné vivre avec sa soeur, Céline. Aujourd’hui, c’est mercredi, c’est le jour des enfants et du même coup, c’est le jour de Céline. Oui, elle a le droit de retomber en enfance ce jour-là, Céline, et d’assouvir le temps d’une journée son syndrome de Peter Pan. Mais ce mercredi, l’enfance va se fracasser sur la réalité. Une prise d’otage est en cours dans l’immeuble. Les flics sont partout, les génériques du Club Dorothée hurlent dans l’appartement, c’en est trop pour Gauthier : il séquestre à son tour deux « illuminés » venus présenter leur secte. Il ne veut pas d’argent, Gauthier, non, il voudrait juste une explication : comment l’insouciance de l’enfance, ses rêves et ses espoirs ont-ils fait place au chaos, aux désillusions et aux regrets ? Avec l’aide des chaînes d’information et des réseaux sociaux, Gauthier va devenir, malgré lui, l’anti­héros des adultes désenchantés en manque de sens !

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ACTE 1

Quand le rideau s’ouvre, la musique du générique de Récré A2 provenant de l’une des chambres résonne dans tout l’appartement.

À la fenêtre, un agent du RAID est en position. Il pointe son fusil d’assaut vers la cour. Il est masqué, tout en noir. C’est flippant !

À la table, face à nous, Gauthier, la quarantaine, prend son petit déjeuner, torse nu, en caleçon. C’est le gamin de la photo. On le reconnaît, mais le sourire plein de promesses a disparu… et je ne vous parle pas de l’insouciance ! Il a l’air super triste. Il tartine une demi-baguette qu’il trempe machinalement dans son bol de café fumant. Il a toujours fait ça, Gauthier : tremper ses tartines dans son bol, même les jours de tristesse. Y a des vêtements et des médicaments posés sur la table. Gauthier ne regarde pas l’agent du RAID. De temps en temps, il jette un œil à l’écran de télé derrière lui, allumé sur une chaîne d’infos en continu. Le son en sourdine.

C’est gris dehors. Ça va bien avec le reste. Mais il ne fait pas froid, parce que sinon Gauthier aurait mis un pull. La fenêtre est ouverte avec l’agent du RAID au milieu, et Gauthier n’a pas froid. Il a toujours fait ça, Gauthier, depuis gamin, petit-déjeuner en calbute.

Sur l’écran, il y a une journaliste au visage blême qui parle face caméra, devant une barre d’immeuble. Ça a l’air grave, pas drôle du tout. Sur la bande passante, en bas de l’écran, défilent les infos « secondaires » : un tremblement de terre au Pakistan qui a tué au moins 350 personnes, une fermeture d’usine mettant sur le carreau 480 ouvriers dans un petit bled, puis il y a aussi un type écroué pour le viol de trois gamines.

À un moment, Gauthier prend deux ou trois médicaments sur la table, qu’il avale avec son café. Ça, il en prenait pas, Gauthier, quand il était gamin. Ben non, quand t’es gamin, les antidépresseurs, t’en as pas besoin.

Son smartphone, posé à côté de son bol, se met à vibrer.

Gauthier, criant en direction du couloir — BAISSE !!! Céline, BAISSE !!! (Se reprenant.) ARIANE, BAISSE !!!

Le générique de Récré A2 baisse. Une voix d’enfant (enfin, c’est l’impression que ça donne) provient d’une des chambres.

Voix d’Ariane — Quoi ?

Gauthier — Baisse le son !

Voix d’Ariane — J’te ferais dire que c’est mercredi !

Gauthier, hurlant — Et je te f’rais dire que je suis au téléphone. (On entend la porte de la chambre qui claque. Du coup, le son est moins fort. Le mec du RAID n’a pas bougé, il est payé pour pas bouger. Gauthier décroche sèchement.) Allô ? (Très doux d’un coup.) Coucou, ma puce ! Pourquoi tu pleures, Léa ?… Ben, c’est pas grave !… Ben non, c’est pas grave ! Passe-moi ton frère… Allô ? Bon, Dylan, rends le bras de Monsieur Patate à ta sœur… Non, tu lui rends son bras… Rends-lui son bras ! Pourquoi tu veux pas lui rendre son bras ?… Parce que QUOI ?… C’est bien. Elle est où, maman ?… Ben, va la chercher ! Passe-moi ta sœur !… Ça va, ma puce ? T’as retrouvé le bras de Monsieur Patate ?… Ah ! t’as mis le chapeau bleu avec les chaussures roses à Monsieur Patate ?… Ben oui, c’est rigolo !… Pourquoi tu pleures encore, Léa ?… Quoi ?… Mais non ! Tonton Mo, il va pas mourir. Les messieurs tout noirs, ils vont pas lui tirer dessus, ma puce. Ils veulent lui parler… gentiment… Mais non, ils sont pas méchants ; ils ont l’air méchants, mais ils sont pas méchants… Elle dit ça, maman ? Ben moi, j’en ai un à la maison et il est gentil… Il parle pas, mais il est gentil… Si, c’est vrai. Attends, je te montre. (Il tourne le portable vers l’agent du RAID. D’une voix sèche :) Vous voulez pas lui faire un petit coucou ? S’il vous plaît… Elle a sept ans, la gamine… Je lui ai dit que vous étiez gentil… (Le mec du RAID ne bouge pas.) Faites semblant, au moins ! (Le flic fait un petit coucou de la main sans se retourner.) Alors, tu vois qu’il est gentil, ma puce… Ben oui, il fait peur, c’est son métier de faire peur, bah oui, il est payé pour ça, le monsieur… Hein ?… Oui, passe-moi maman !… Quoi ?… Oui, oui, mets le chapeau vert à Monsieur Patate !… Oui, je fais un bisou à tata Céline ! Bisous, ma puce. (Il s’assombrit.) Salut ! Tu les laisses tout seuls dans le salon pendant que tu prends ta douche ? Et ton mec peut pas les surveiller deux minutes ?… Et arrête de leur montrer les infos… Arrête de lui dire que les messieurs en noir vont buter Mo, parce que j’en ai un dans le salon… Ben si, j’en ai un dans le salon… Putain, regarde : c’est quoi, ça ? (Il tourne son portable vers le mec du RAID, qui se retourne et fait coucou.) Qu’est-ce qu’il fout là ? Ben, il bronze pas, ça c’est sûr. (Il est pince-sans-rire, Gauthier.) Mais non… Arrête de pleurer. Arrête… Ils vont pas le tuer… Tu vas faire peur aux gosses. Attends, attends, il se passe un truc… Chut !

On entend une chorale qui résonne dans la cour.

Ô frère humain, ouvre ton cœur et ton esprit,

Rejoins-nous et tu ne seras plus jamais seul !

Non, jamais, jamais…

Ensemble, fuyons la manipulation,

Brisons les chaînes qui nous malmènent.

Ensemble, réenchantons le monde !

Ensemble, réenchantons le monde !

Voix dans le talkie-walkie — C’est quoi, ça ?

Le mec du RAID — C’est encore les Illuminés. Je les ai en visu. Je tire ? (Gauthier le regarde. Le flic tourne légèrement la tête vers lui.) C’est une blague !

Gauthier, au téléphone — Non, rien, encore les Illuminés. Bon, j’te laisse ! Et éteins les infos, c’est pas bon pour les gosses… Parce que… Laisse-les être des gosses…

Il raccroche. On entend quelqu’un parler dans un haut-parleur depuis la cour.

La voix du haut-parleur — Mesdames, messieurs, nous vous demandons de quitter les lieux.

Ô frère humain, ouvre ton cœur et ton esprit,

Rejoins-nous et tu ne seras plus jamais seul !

Non, jamais, jamais…

Ensemble, fuyons la manipulation,

Brisons les chaînes qui nous malmènent.

Ensemble, réenchantons le monde !

Ensemble, réenchantons le monde !

La voix du haut-parleur — Messieurs-dames, nous vous demandons de quitter les lieux.

Ô frère humain, ouvre ton cœur et ton esprit,

Rejoins-nous et tu ne seras plus jamais seul !

Non, jamais, jamais…

Ensemble, fuyons la manipulation,

Brisons les chaînes qui nous malmènent.

Ensemble, réenchantons le monde !

Ensemble, réenchantons le monde !

La voix du haut-parleur — Bon, les Hare Krishna de mes deux, bougez votre cul ou on vous plombe !

La chorale cesse aussi sec. On déconne pas avec les mecs du RAID.

Pendant tout ce temps, Gauthier a enfilé le pantalon et le pull posés sur la table, et s’est engouffré dans les toilettes.

Tout d’un coup, on entend le générique du Club Dorothée provenant de la chambre. La porte s’ouvre et le générique hurle dans tout l’appartement. Le mec du RAID tourne la tête vers le couloir.

Roulement de tambour. Bruit d’une foule d’enfants en délire. Voix d’un animateur hypersympa : « Et maintenant en direct du studio 7 de la Plaine Saint-Denis, voici le Club Dorothée avec tous vos animateurs préférés : Ariane, Jacky, Patrick, Corbier EEEEEETTTTTTTT DO-RO-THÉE ! »

Une femme d’une quarantaine d’années, en pyjama grenouillère, avec des couettes sur la tête, entre comme une furie dans la salle à manger.

Ariane, hurlant — Ça commence ! Gauthier, ça commence !!!

On entend la musique du générique, avec l’orchestre en direct, les gosses qui crient leur amour et Dorothée qui chante, bien sûr !

Ariane, au mec du RAID, surexcitée — C’est mercredi !!!

Elle va dans la cuisine. Sort un bol, y verse des céréales, du lait. Tout ça avec une rapidité époustouflante. C’est dingue, elle a quarante ans bien tapés et pourtant on dirait une gamine de dix ans. Comment elle fait ça ?

Ariane, tapant à la porte des toilettes — Gauthier, ça commence !

Voix de Gauthier, d’une voix désabusée — Profite, sœur, profite !

Elle court dans sa chambre avec son bol de céréales et referme la porte. Le son baisse.

La voix dans le talkie-walkie — C’était quoi, ça ?

Le mec du RAID — Putain, les mecs, j’ai une folle qui se mate le Club Dorothée !

Une autre voix dans le talkie-walkie — Arrête tes conneries, Carpentier !

Le mec du RAID — Je vous jure, les mecs.

Une autre voix dans le talkie-walkie — Putain, elle a les émissions ?

Le mec du RAID — Ben, faut croire !

Une autre voix dans le talkie-walkie — Putain, mais elle les a trouvées où ?

Gauthier, qui était sorti des toilettes, mais que le mec du RAID n’avait pas vu — Sur un site, y a toutes les émissions.

Le mec du RAID, répétant au talkie-walkie — Sur un site, y a toutes les émissions.

La voix du colonel Richer — Carpentier, c’est le colonel Richer !

Le mec du RAID — Oui, chef… Pardon, chef…

La voix du colonel Richer — Trouvez-moi l’adresse du site, Carpentier !

Le mec du RAID — Je fais le nécessaire, chef !

La voix du colonel Richer — Et fermez votre gueule, Carpentier !

Le mec du RAID — Oui, chef !

Gauthier a pris un post-it sur le buffet, écrit un truc dessus et le tend à l’agent du RAID.

Gauthier — L’adresse du site. (Très froid.) Ne traitez jamais ma sœur de folle.

Gauthier va se resservir un café dans la cuisine, revient dans la salle à manger, prend la télécommande de la télévision et met le son.

Le journaliste — En ce moment même sur nos images, la cité des Rosiers à Villetaneuse, où un forcené retient toujours en otage depuis hier soir le gardien de son immeuble et un plombier de cinquante-deux ans. Maryse Berthier, vous êtes sur place. Où en sont les négociations, Maryse ?

Maryse — Eh bien, Paul, la situation s’enlise. Pour rappel, hier à 17 heures, un plombier accompagné du gardien de l’immeuble est intervenu dans l’appartement du forcené après qu’un dégât des eaux important a été déclaré, la fuite provenant de...

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