Ce qui arrive à Francis Lhomme

Francis Lhomme, expert psychiatre auprès des tribunaux, se réveille un matin atteint de troubles mentaux non répertoriés : il n’est plus capable de faire le plus petit choix, n’a plus d’opinions, plus de préférences. La solution, pour lui, est de s’en remettre à ceux qui l’entourent. Réagissant à tous types d’injonctions, il se lance peu à peu dans un dangereux périple en ville, faisant de déroutantes et mauvaises rencontres, déambulant au bord de gouffres mentaux…

Ecriture accompagnée par le collectif A Mots Découverts. Sélection : A Mots Découverts 2020-21 ; Bureau des lectures de la Comédie-Française 2021-22

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Liste des personnages (11)

Francis Homme • Adulte
quinquagénaire
Adelaïde Femme • Adulte
quinquagénaire
Dorine Femme • Adulte
trentenaire
Anne Femme • Âgé
septuagénaire
Bertrand Homme • Âgé
septuagénaire
Jean Homme • Adulte
quinquagénaire
Maryse Femme • Adulte
quadragénaire
Mélina Femme • Adulte
trentenaire
Alaric Homme • Adulte
trentenaire
Narratrice Femme •
Psychiatre Non genré • Adulte

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Les retours à la ligne à l’intérieur d’une réplique invitent à une courte pause, les points de suspension à une pause plus longue.

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Alaric, la trentaine, chez lui.

NARRATRICE. Voici un individu qui devrait avoir une grande importance dans cette histoire. Mais pas tout de suite. Vers la fin. Une importance cruciale à un instant crucial. À moins, à moins qu’il ne se trouve pas au bon endroit à cet instant crucial – il y a environ dix pour cent de risque qu’il ne s’y trouve pas. Et s’il s’y trouve, nous n’avons pas l’entière certitude qu’il fera le choix que nous espérons le voir faire – de nouveau dix pour cent de risque, environ ; c’est beaucoup ; nous avons affaire à un individu qui parfois a des réactions qui ne lui ressemblent pas. Les deux probabilités cumulées portent à dix neuf pour cent – environ – le risque que cet individu ne joue aucun rôle. Dans ce cas, l’instant crucial se montrera anecdotique, cette histoire perdra pas mal de sa pertinence, et vous devrez nous en excuser. Bien sûr, on pourrait ne pas prendre le risque, et vous raconter plutôt une autre histoire, une histoire qui aurait au minimum quatre-vingt quinze pour cent de chance d’être pertinente – il en existe. Mais celle-ci nous tient particulièrement à cœur donc nous avons décidé de prendre le risque, et par là même de vous faire prendre ce risque. Notre individu ne sait pas qu’il va certainement avoir une grande importance dans cette histoire. Pour le moment il a une grande importance dans d’autres histoires, qui ne seront pas du tout développées ici. Il ne rechigne pas en général à avoir de l’importance dans les histoires. En général. Croisons les doigts.

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Francis, la cinquantaine, chez lui.

NARRATRICE. Voici un individu qui va obligatoirement avoir une grande importance dans cette histoire, durant toute cette histoire, c’est certain, puisqu’il va en être le protagoniste principal. Il se prénomme Francis. Et pour que l’histoire soit pertinente, il faudra que lui aussi, à l’instant crucial, se trouve au bon endroit, au même endroit que le premier individu. Le risque qu’il ne s’y trouve pas est beaucoup moins élevé que pour le premier mais non négligeable : cinq pour cent. En revanche, s’il s’y trouve, au bon endroit, et que l’autre individu s’y trouve et y joue correctement son rôle, aucun risque du tout en ce qui le concerne qu’il ne joue pas correctement le sien. Il le jouera correctement, c’est absolument garanti, à cent pour cent. Concernant les autres protagonistes : il existe également un risque qu’ils agissent au détriment de la pertinence de l’histoire, mais ce risque est très faible : deux pour cent seulement pour l’ensemble de ces autres personnages. En conclusion, dix-neuf pour cent de risque concernant le premier individu, cinq pour cent concernant Francis, deux pour cent pour tous les autres : après calcul et en arrondissant, cela nous donne vingt-cinq pour cent de risque que cette histoire ne soit pas pertinente. À plus tard.

Adélaïde, la cinquantaine, entre dans la pièce.

FRANCIS. Je voudrais te demander un service, Adélaïde. Une décision que j’arrive pas à prendre. À propos d’un prévenu.

ADÉLAÏDE. À propos d’un prévenu ?

FRANCIS. Je suis bloqué. Je parviens pas à prendre la décision de le déclarer responsable de son acte. Je me dis que je pourrais aussi bien opter pour l’altération du discernement. Pareil pour le risque de récidive : je ne sais pas ce que je dois déclarer, qu’il risque de récidiver ou bien non.

ADÉLAÏDE. Mais Francis, pourquoi tu me demandes ça à moi ?

FRANCIS. Parce que je suis bloqué.

ADÉLAÏDE. Si tu es bloqué, demande à l’un de tes confrères, enfin voyons. Voilà que tu me demandes mon avis sur tes expertises ! Demande à Brigitte.

FRANCIS. Elle va trouver ça très bizarre.

ADÉLAÏDE. Elle trouverait ça encore plus bizarre que tu demandes à ta femme, qui n’est pas psychiatre.

FRANCIS. Brigitte, elle est capable de le répéter.

ADÉLAÏDE. Alors demande à quelqu’un d’autre qu’à Brigitte, si tu lui fais pas tout à fait confiance, mais demande à quelqu’un qui est comme toi expert psychiatre, ou au minimum psychiatre, pas à ta femme qui est professeure d’arts plastiques.

Si tu parviens pas à te prononcer, comment tu voudrais que moi j’y parvienne ?

FRANCIS. Ça n’est pas un cas difficile du tout.

ADÉLAÏDE. Tu me fais marcher.

FRANCIS. Non.

ADÉLAÏDE. Francis, explique-moi : pourquoi as-tu besoin d’aide sur un cas qui n’est pas difficile du tout ?

FRANCIS. Je bloque.

ADÉLAÏDE. C’est un prévenu auquel tu t’es attaché ?

FRANCIS. Il n’est guère attachant.

ADÉLAÏDE. Eh bien alors ? pourquoi est-ce que tu bloques ?

FRANCIS. J’en sais rien.

ADÉLAÏDE. Si c’est pas un cas difficile, c’est donc qu’il est facile d’arriver à une conclusion.

FRANCIS. Tout à fait.

ADÉLAÏDE. Eh bien alors ?

FRANCIS. Eh bien alors, le problème, c’est que je suis incapable de la formuler, cette conclusion.

ADÉLAÏDE. Tu veux dire que tu sais pas comment rédiger ton argumentation ?

FRANCIS. Si si, je saurais très bien, je saurais. Mais je me dis : d’accord, j’arrive à la conclusion que ce type est totalement responsable de son acte, c’est un crime crapuleux, d’accord, ça ne fait aucun doute, mais est-ce que je pourrais pas plutôt déclarer que son discernement était altéré ? Et je me dis : d’accord, j’arrive à la conclusion qu’il se gênera sûrement pas pour récidiver, très bien, mais est-ce que je pourrais pas plutôt affirmer le contraire ?

ADÉLAÏDE. Je peine un tout petit peu à comprendre.

FRANCIS. Je suis bloqué.

ADÉLAÏDE. Tu es bloqué. Dans ce cas, consulte un de tes confrères pour savoir pourquoi tu es bloqué, Francis.

Je sais pas quoi te répondre de plus. C’est très curieux, ce que tu me racontes là.

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Soir. Dorine, la trentaine, en robe de chambre, dans sa chambre, toutes lumières allumées. Elle se comporte comme lorsqu’on cherche un moustique dans une pièce, qu’on attend qu’il se montre (c’est peut-être ce qu’elle fait). Elle observe, tourne la tête, écoute, se dispose autrement.

_______

Soir. Francis et Adélaïde, dans leur chambre.

ADÉLAÏDE. Moi, je pourrais pas faire ton métier, tu le sais bien, tu sais ce que j’en pense. Quelqu’un qui viole ou qui assassine, pour moi c’est quelqu’un qui est malade. La maladie ne porte pas de nom et elle figure pas dans la nomenclature ? eh bien il faut lui en donner un, un nom, à cette maladie, et la faire figurer dans la nomenclature. Et réfléchir éventuellement à comment on pourrait la soigner.

FRANCIS. Tu continues de penser ça ?

ADÉLAÏDE. Pourquoi j’aurais changé d’avis ?

FRANCIS. Un viol ou un meurtre, c’est un acte.

ADÉLAÏDE. Un acte symptomatique.

FRANCIS. Non, Adélaïde, pas toujours. Ça peut aussi être simplement un acte – l’acte de quelqu’un qui n’est pas fréquentable.

ADÉLAÏDE. Un type revient vingt fois à sa porte d’entrée pour vérifier qu’il l’a bien fermée, c’est un symptôme : un autre type viole une femme, là c’est juste un acte ?

FRANCIS. Un criminel a souvent des problèmes psychiatriques, mais ses problèmes psychiatriques ne sont pas obligatoirement la cause de son crime.

ADÉLAÏDE. Ouais, eh bien moi je crois pas à ça.

Enfin, on est d’accord sur un point, c’est qu’il faudrait davantage de prisons-hôpitaux.

FRANCIS. Je ne sais pas.

ADÉLAÏDE. Comment ça, tu ne sais pas ? Tu n’es plus favorable aux prisons-hôpitaux ? Tu trouves maintenant satisfaisant que d’un côté les infirmiers-psy fassent un travail de maton et que de l’autre les détenus soient privés de soins ?

FRANCIS. Je ne sais pas, je ne sais plus.

ADÉLAÏDE. Tu ne sais plus ?

_______

Nuit. Dorine, dans son lit, endormie.

Brusquement, elle s’agite. Un cauchemar, semble-t-il.

DORINE. Non ! laisse-moi !

Arrête ! ne me touche pas !

Fous le camp.

Elle bouge encore un peu, puis se calme.

_______

Matin. Francis, dans le lit, éveillé. Adélaïde passe par là.

ADÉLAÏDE. Il est quelle heure ?

FRANCIS. 8h35.

ADÉLAÏDE. Tu vas être en retard.

FRANCIS. Oui.

ADÉLAÏDE. Tu t’es rendormi ?

FRANCIS. Non.

ADÉLAÏDE. Tu n’as pas vu l’heure ?

FRANCIS. Si.

ADÉLAÏDE. Alors pourquoi tu te lèves pas ?

FRANCIS. J’y arrive pas.

ADÉLAÏDE. Tu n’y arrives pas ?

FRANCIS. J’arrive pas à décider s’il faut ou non que je me lève.

ADÉLAÏDE. Tu ne te sens pas bien ? tu as de la fièvre ?

FRANCIS. Je vais très bien, sauf que j’arrive pas à choisir entre rester au lit ou me lever.

ADÉLAÏDE. Francis, qu’est-ce que tu racontes ?

FRANCIS. Je sais qu’on n’est pas dimanche, je sais qu’on est jeudi, je sais que j’ouvre le cabinet à neuf heures, mais j’arrive pas à choisir entre me lever ou rester au lit.

ADÉLAÏDE. Lève-toi, Francis.

Il se lève.

_______

Dorine est assise au bord du lit. Elle pleure.

_______

Adélaïde et Francis, dans la cuisine. Francis regarde la cafetière électrique qui fait son travail.

ADÉLAÏDE. Au téléphone.

Florence, c’est Adélaïde. Je vais être absente ce matin, peut-être même cet après-midi. Mon mari a un problème de santé, je sais pas ce qu’il a. Le temps qu’il voit un médecin je peux pas le laisser seul, c’est absolument pas envisageable. Je vous tiens au courant. Au revoir. Merci.

Maintenant que le café est passé, tu peux te le servir, dans un bol, comme tu fais tous les matins. Tu sors un bol du placard.

Tu refermes le placard. Sur la table, tu poses le bol. Tu verses le café dans le bol.

Pas de sucre.

Stop. Tu rends la carafe à la cafetière.

Tu peux à présent sortir le beurre du frigo, sortir un couteau à beurre du tiroir, te couper des tranches de pain avec le couteau à pain – ferme le frigo –, tu vas te faire des tartines...

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