Ciel nocturne
PERSONNAGES
Arthur, le fils, 13 ans
Olga, la fille, 16 ans
Nora, la mère, 50 ans
Roland, le père, 50 ans
Lou, Niki, Vic, 15, 16, 17 ans
La Dame de la Forêt, 70 ans
Merlin, 70 ans
« Vous avez peut-être raison.
Un adulte, ça n’existe pas. »
Éloge de l’amour, Jean-Luc Godard
À Luca Giosuè
ACTE I
Fin d’après-midi.
VIC : Le minable qui me cherchera cette nuit, je lui en collerai une. Et les bras - elle imite le bruit d’un craquement - je les lui tordrai. Les os qui craquent, je traque.
Hey, Madame la Lune, je te décroche ! Elle mime une lune ronde qui roule. À ta santé ! Pas de sainte qui couche. Elle boit au goulot d’une bouteille de vin. Finie la solitude, promis. Cette nuit sera la plus lumineuse des nuits. Toi, petite sainte toute blanche, tu sortiras de ton orbite et tu seras étoile, soleil.
Niki apparaît.
NIKI : Rien, personne pour lâcher un sou.
VIC : Rien et en plus, tu ramènes tes râles.
NIKI : Même pas une pomme, un croissant, de leur cabas tout gros de courses.
VIC : Personne n’a jamais eu pitié de personne. Tu te réveilles juste maintenant ?
NIKI : La pitié, ça marchait bien. J’ai faim.
VIC : Si j’entends encore tes pleurs, je te fais en méchoui. Les fêtards arrivent et il y aura assez de broches sous la main. Je te pique là. Elle lui donne une tape au coccyx.
NIKI : Moque-toi, ça ne change rien : toi et moi, on doit manger.
Silence.
Lou aura peut-être plus de chance.
VIC : À la Saint-Jean, qui vole une pomme en vole cent. L’an passé, les fêtards sont arrivés dans l’après-midi, ils étaient déjà ivres et ça a fait notre affaire. Il suffisait de tendre la main pour avoir de la nourriture et de l’argent. Dans la nuit, même les arbres dansaient. Elle imite des tremblements. Les nuits suivantes, c’était encore plus le délire.
Vic saisit Niki et l’entraîne pour danser.
NIKI : Laisse-moi.
VIC : Une vraie tête de truie.
NIKI : J’ai faim, je n’ai pas le cœur à la fête.
On fait comment pour ce soir ?
VIC : Tu ne peux pas attendre, non ? Bois, ça va passer.
NIKI : Non, je ne veux pas.
Des hululements.
Lou, ça sonne tellement faux que tu vas être couverte de fiente. Autres hululements. C’est bon, on a compris, sors de ton trou.
Lou apparaît.
LOU : Vous en faites une de ces têtes. Quelqu’un est mort ?
VIC : Pour le moment, personne. Moi, je troque la mort contre du venin. Niki, tu troques ta faim contre quoi ?
NIKI : Rien. Lâche-moi.
Tu as pu avoir au moins un petit pain ?
LOU : Toi, tu n’as rien eu ?
Vic imite l’attitude de Niki.
NIKI : Rien et rien, deux fois rien. Vic ricane. Vic, calme ta joie.
VIC : Je vais me calmer autrement. Elle saisit le bras de Niki, fait mine de mordre dedans. Quoi, que ça ? Misérable bout de viande.
Lou sort de ses poches des sandwichs.
LOU : Tenez les invendus de la boulangerie. Il y avait du monde et c’est chaque jour un peu plus de jeunes qui ont besoin de manger, on n’est pas les seules.
Silence.
Ça m’inquiète.
Vous pouvez me dire au moins merci.
Un sandwich, une main aux fesses, va que tu encaisses.
NIKI : Deux fesses et trois sandwichs, le compte n’y est pas. Pour le troisième sandwich, tu as dû faire quoi ?
LOU : La troisième fois que le petit étudiant a tendu sa main, il s’est ramassé mon poing sur le nez. Le patron a ri, le petit étudiant était tout cramoisi, déjà violet quand je suis repartie.
Ils sont bien bons, ces sandwichs, non ?
NIKI : J’adore ce pain : il fond dans la bouche et son goût reste longtemps sur la langue. Dis, tu vas retourner dans cette boulangerie ?
LOU : Ce soir, il y aura la grande fête. On trouvera toutes sortes de sandwichs, certainement avec le même bon pain que tu aimes et on en mettra de côté pour les jours prochains.
NIKI : Tu crois vraiment ?
LOU : Il y aura les repas parfumés, encore chauds, que les fêtards abandonneront.
NIKI : On n’aura pas besoin d’aller aux champignons.
VIC : N’importe quoi, les champignons, c’est en octobre, pas en juin.
LOU : Si c’était toi, Vic, tu leur aurais raconté une belle histoire, ils auraient pleuré, ils t’auraient remercié de tant d’émotions en t’offrant tous les billets de leur portefeuille.
Niki, ou moi, on doit sourire et se taire. Moi, quand je souris, je ne montre jamais mes dents.
NIKI : En plus, Vic, toi, tu fais locale, pas nous.
VIC : En plus, en plus, oui, je sais, je suis « plus ». Cette nuit, je serai splendide.
C’est quoi, ce bruit ?
NIKI : Un autre pisseur – celui-là est déjà plein de bière.
Toutes trois entendent un bruissement, en cherchent la provenance. Niki saisit un caillou grand et pointu.
VIC : Par là. Tire, mais, vas-y.
Vic saisit le caillou de Niki, tire. Cri aigu.
LOU : Vous êtes toutes les deux des malades.
VIC : Pas de violon, je déteste ça.
Lou s’enfile dans le fourré, saisit les bras d’un garçon qui a perdu connaissance, le tire. Il s’agit d’Arthur.
LOU : Vic, tu as abattu un gamin. Niki, viens m’aider. Vic, dégage, c’est mieux pour toi.
Vic s’éloigne. Lou et Niki sortent entièrement Arthur du fourré, essaient de le réveiller. Lou siffle avec ses deux doigts. Pas de réponse.
Arthur est étendu près de la rivière du Flon, toujours dans le bois de Sauvabelin, à quelques centaines de mètres de l’usine de valorisation des déchets. Merlin met des bandelettes trempées sur la tête d’Arthur. Celui-ci a les yeux grands ouverts. Quelque peu hagard, il ne dit rien.
MERLIN : Vous vouliez le tuer ?
NIKI : C’est Vic quand elle explose.
MERLIN : Il a la tête dure.
LOU : Nous aussi, on a la tête dure.
Les beaux cheveux. On dirait le fils de la Dame de la Forêt, les mêmes cheveux qu’elle.
MERLIN : Quelle ineptie. La Dame a les cheveux tout gris et elle est particulièrement laide.
LOU : Ce n’est pas vrai. Tu lui en veux encore.
MERLIN : Tu vas te taire, oui ?
Lou caresse les joues d’Arthur.
NIKI : Pas touche, il n’est pas à nous.
MERLIN : Le gamin a besoin de repos. Il sort de sa besace de la viande séchée.
NIKI : Il va se reprendre ?
MERLIN : Oui, il ne se souviendra de rien, heureusement pour vous.
Il coupe la viande et en mange.
NIKI : Vic, elle n’arrive pas à se retenir.
Tu nous donnes un peu de ta viande ?
MERLIN : Il leur tend quelques fines tranches. Lou et Niki se précipitent sur les tranches, les mangent. Vous allez vous étouffer. Niki prend le couteau pour en avoir davantage. Merlin reprend son morceau de viande. Les voraces, ça suffit, la viande, elle est à moi. Le couteau, aussi. Niki lui lance le couteau par le manche.
MERLIN : Vilaine.
LOU : Dans le bois, tout disparaît.
MERLIN : La viande ne disparaîtra pas.
NIKI : Le bois de Sauvabelin, c’est le meilleur endroit pour la chasse aux trésors. Nourriture, sacs de couchage, drogue, et ta viande aussi. On aime...