1.
Dans une usine désaffectée.
Elvis :
C’est moi.
L’autre :
Entre. Vite. Mais referme derrière. Tu refermes.
Elvis :
Je vois rien merde.
L’autre
Ferme ! Merde.
Elvis :
Ca y est. Ca y est. Tu m’éclaires ?
L’autre :
T’as refermé ?
Elvis :
Oui. Tu m’éclaires ?
L’autre :
Fermé, fermé ? Bien fermé ?
Elvis :
Fermé c’est fermé.
L’autre :
Tu me vois ? Je lève la lampe.
Elvis :
T’es loin. T’es où ?
Je te vois pas.
L’autre :
Je suis dans le bureau. Ici.
Elvis :
Ah.
L’autre :
T’arrives ?
T’as bien fermé ?
Y a personne qui t’a vu ?
Qui t’a suivi ?
Si on voit la lumière. Faut pas. T’entends ? T’es où ? Tu me vois ?
Elvis :
J’arrive !
Mais éclaire !
Je vois rien.
Je me suis pété le pied sur le parking. Un putain de trou. Cassé la cheville si ça se trouve. Des trous. Je l’ai pas vu dans le noir. Connerie de trou ça fait mal.
L’autre :
Ah t’es là. T’en as mis du temps.
Elvis :
Mon pied. Et j’ai froid. Putain ce que j’ai froid.
L’autre :
Il y a de la moquette. Enroule-toi.
Elvis :
Mais elle est toute raide, cette moquette !
L’autre :
Tu t’enroules. Regarde-moi. Je suis bien enroulé. J’ai pas froid.
Elvis :
T’as l’air con.
Une saucisse.
Y avait des trous hier ?
L’autre :
Oui. Avant même.
Elvis :
Pas vu. J’ai mal.
L’autre :
T’as ramené ?
Elvis :
Un peu.
Elle est où ?
L’autre :
A côté.
Elle dort.
Tout à l’heure elle pleurait. Là je crois qu’elle dort.
Elvis :
Elle dort. Elle pleurait. Et ...?
L’autre :
Elle pleurait. Encore. C’est tout. Toujours pareil. Elle a reparlé de sa pente… Une pente obscure… Qu’elle glissait dedans. Elle pleurait en parlant de sa pente obscure et là elle dort. Dans sa moquette. Elle dort.
Elvis :
Et c’est tout ?
L’autre :
Oui.
Elvis :
T’as rien fait. Pendant que j’étais pas là. T’as rien fait ? Pendant que je cherchais à bouffer. T’as pas. Hein t’as pas ?
L’autre :
Merde non.
Elle a pleuré. C’est tout. Elle a reparlé de sa pente obscure, qu’elle glissait, qu’elle voulait pas glisser dans le noir. Comme d’habitude quoi merde. Et après, après, elle dort.
T’as ramené ?
Quoi ?
Elvis :
Des boites. Du pain. Un lait.
Elle a pleuré. Elle dort. Et sa pente obscure. Et c’est tout ?
L’autre :
Oui. Rien. J’ai rien fait. Je l’ai serrée contre moi, un tout petit peu, dans sa moquette. Et elle dort. Elle parle plus de sa pente obscure.
Elvis :
Bon.
L’autre :
Ca a été long.
Elvis :
C’est loin. La mairie. Et l’annexe alors ! C’est encore derrière. Ils éclairent pas. Faut faire le tour. Ils éclairent pas. Pas de lumière. La bouffe c’est pour les aveugles. Ils éclairent pas pour nous. Tout le reste oui, mais pour nous pas de lumière. Faut se glisser dans le noir comme une taupe. Et en plus au retour ces saletés de trous dans le parking. J’ai mal au pied. Cassé. Il doit être cassé. Fallait faire la queue. Mais elle était gentille celle qui m’a donné. Raide. Comme la moquette. Mais un peu gentille. Un peu.
L’autre :
Ah. Comment, quel âge, elle était comment ?
Elvis :
Ta gueule avec ça.
C’était une nouvelle c’est tout. Elle sait pas. Encore. Elle est un peu, oui, gentille. On peut pas dire, son âge. Moyenne.
L’autre :
Et comment elle est ?
Elvis :
Oh ta gueule avec ton cul. Moyenne. J’en sais rien.
Elle est vivante.
L’autre :
Oui, oui. J’ai faim. Passe une boite.
Elvis :
Ca se mange.
L’autre :
Oui.
Elvis :
Mais c’est pas très bon.
L’autre :
Non.
Elvis :
Ca me rappelle...
L’autre :
Quoi ?
Elvis :
Je ne sais plus.
L’autre :
Moi non plus.
Je vais dormir.
Elvis :
Dormir.
Moi aussi.
L’autre :
T’as bien fermé ?
Elvis :
Merde.
Ils s’allongent, s’endorment.
ELLE se réveille.
Elle :
Je les entends.
Ils pensent mais non, je ne dors pas, je les entends.
Je ne pleure plus.
Elle est raide cette moquette.
Quand c’est ? Qui c’est qui a dit...
C’est vraiment deux clodos. Je suis avec deux clodos. Lui. L’autre.
J’avais un chien avant. Il s’appelait... Bijou. Le chien bijou. Le chien bijou qui sautait partout et qui...
Il est mort. Il est mort... ?
Je ne prendrai plus rien.
Je ne prendrai plus d’animaux. Plus rien. C’est trop triste quand ils s’en vont.
Je ne prendrai plus d’animaux, pas de chien, rien. Même pas une mouche. Rien.
De la moquette.
Heureusement je suis belle.
Et mes ongles rouges étincellent. Comme dix étoiles dans la pénombre.
Je suis belle et je sens bon et l’univers tourne autour de moi.
Trop belle. Je devrai être généreuse. Généreuse, oui et donner un peu de cette beauté à d’autres. Mais je garde tout. J’ai besoin de tout. C’est moi ce tout.
Mais promis, demain je partage ! Le monde est tellement injuste. A mon tour d’être généreuse. Et de partager un peu. De donner un peu. Aux moches, aux laiderons, un peu de ma beauté, une infime parcelle, ça ne me coûterait rien et elles seraient tellement heureuses d’être durant quelques secondes légèrement plus belles, légèrement moins moches, oh les pauvres.
C’est quoi, ça !
Les salopes elles m’ont cassé un ongle.
Un ongle. Elles m’ont cassé. Un ongle si beau.
Je ne peux pas dans un tel état rentrer dans mon bureau. C’est impossible. Non, Kevin, n’insistez pas. Je ne suis pas présentable. Je dois être parfaite et cet ongle cassé me défigure mais mon pauvre ami vous ne comprendrez jamais les femmes. Et vous oubliez que je suis votre supérieure hiérarchique mon petit Kevin. C’est quoi, cette familiarité ? Allez foutez-moi le camp. Et je vous en prie faites quelque chose pour votre haleine. Non mais quel abruti.
Et cette moquette.
Raide.
Et qui sent mauvais.
Mauvais.
Mauvais.
Mauvaise. Mauvaise...
Et je suis fatiguée.
Fatiguée si fatiguée...
Elvis et l’autre la regardent.
Elvis :
Ca va ?
L’autre :
Ca va ?
Elvis :
Elle dort.
L’autre :
Oui, on dirait. Elle ne répond pas.
Elvis :
Tu crois qu’elle pleure ?
L’autre :
Non elle dort.
On ne l’entend pas.
T’as fermé ?
Elvis :
Merde.
L’autre :
D’accord.
Elle est gentille comment, la nouvelle ? Comme une belle femme ? Et ses yeux quelle couleur ils ont quelle couleur ses yeux ?
Elvis :
Merde.
L’autre :
Oui. D’accord.
Elvis :
Des yeux couleur d’yeux. La couleur que tu veux.
L’autre :
Ah oui.
C’est bien comme ça. La couleur que je veux.
Gris, non ?
Elvis :
Je sais pas, peut-être.
L’autre :
Ou bleu, gris-bleu, c’est ça gris-bleu… Comme un lac.
Elvis :
Peut-être.
L’autre :
T’en sais rien. Tu causes mais tu sais rien. Moi, je sais. Gris-bleu comme un lac, je le sais. Comme un lac…
2.
Même endroit, dans l’usine.
Elvis :
Non mais moi, moi tu vois, je m’en fous de tout ça. Tout ça c’est pas moi. Il n’y a rien de moi dans ça, dans ce tout ça, là. Oui, j’en sûr maintenant. Et plus j’y pense et moins je regrette. Non je regrette pas parce que c’était pas moi. Cette vie c’était pas moi, c’était pas la mienne. Et tu peux dire ce que tu veux, j’ai raison, et c’est pas la peine d’insister ou de me contredire comme tu le fais tout le temps. Voilà ce que je te dis, ce que je pense, et toi tu peux rien dire.
L’autre :
Je dis rien.
Elvis :
Je t’entends penser et me contredire dans ta tête.
L’autre :
Je ne comprends rien à ce que tu dis. Comment je pourrais penser. Si je comprends pas je peux pas penser, c’est con ce que tu dis. Passe-moi un bout de moquette, j’ai froid à la tête.
Elvis :
Et voilà encore à pleurnicher. C’est ça le problème avec toi, tu pleurniches au lieu de penser. Moi je pense. Et je dis que tout ça c’est pas moi, il n’y a rien à faire, tout ça c’est pas moi.
L’autre :
Je comprends rien. Mais rien. Et mon bout de moquette. Mon bout de moquette il vient ?
Elvis :
Tiens, tu m’emmerdes avec ta moquette, au moment où je pense, que tout s’éclaire, il faut que tu me perturbes, que tu m’empêches avec une histoire de moquette à la con. Tiens le voilà ton bout de moquette puisque il n’y a que ça qui compte pour toi dans ta vie.
L’autre :
Merci. J’avais froid à la tête. Je vais me faire un chapeau comme une bigoudène. C’est chaud la moquette non ? Ca doit être chaud forcement, sinon… Pour la tête.
Elvis :
Oui, j’ai pas à regretter, ni à être en colère. J’ai plus de colère puisque c’était pas vie. Pourquoi je serai en colère ? Que je m’accrocherai à cette vie qu’était pas la mienne ? Mais j’ai plus de colère, je m’en fous, pas ma vie. Non c’est sûr maintenant c’était une autre vie, cette vie, mais pas la mienne, jamais, tu m’entends le pèquenot, jamais j’ai voulu ça moi, quand j’étais petit je voulais pas, je rêvais pas de ça moi non je ne rêvais pas de bosser comme un taré, c’était pas mon rêve, c’était pas ma vie, celle d’un autre type peut-être, mais pas la mienne, non, c’est sûr que non alors pourquoi je serais en colère, tu peux me le dire, c’est la vie d’un autre qui s’est cassée, mais pas la mienne, la mienne c’est pas celle là, alors, tout va bien, j’ai une autre vie maintenant, une vie mieux, plus à moi, une vraie vie à moi alors pourquoi pourquoi je serai en colère, en colère...
L’autre :
T’as froid ?
Merci pour la moquette.
J’ai plus froid.
Tu veux que je te fasse un chapeau ?
Je suis fort, moi, en chapeau bigouden.
Oui, je suis fort, fort, très fort.
En travail manuel avec mes mains, je suis fort.
Tu veux ?
Non ?
Oui j’ai un don dans ces mains-là. Tu sais.
On dirait pourtant que t’as froid.
Je peux t’en faire un.
Il tient bien mon chapeau. T’as vu ?
Sont quand même forts ces bretons.
C’est important la tête au chaud.
Je t’ai dit que j’étais breton ?
Oui il y a longtemps j’étais breton.
Quand j’étais petit.
Tu veux que je te fasse un chapeau ?
Je peux si tu veux.
Ca tient chaud tu sais.
Sont pas cons ces bretons.
Moi non plus je suis pas con. Et en plus j’ai un don.
Elvis :
Oui la colère a disparu. J’en ai plus. Elle est partie. Puisque tout ça, là, avant, derrière, c’était pas à moi, c’était pas ma vie. Non. Tiens je suis léger. Avec cette nouvelle vie. Qui est là devant moi. Je la vois. Elle me tend les bras. Oui je me sens léger maintenant, et bien, dans cette nouvelle vie qui commence. Oui léger comme, comme un poisson qui sort de l’eau. Ou un oiseau qui… Je suis tout neuf. J’ai plus de vie. J’ai tout devant moi. Devant moi ça va être moi. Un type bien et pas en colère et un type qui sera bien dans sa vie. Tiens je vais partir. Demain je pars. A pieds, en voiture, en vélo je m’en fous. Et je vais sortir d’ici. Je vais aller voir... Je vais aller voir...
L’autre :
Concarneau.
Elvis :
Quoi ?
L’autre :
Concarneau.
Elvis :
Concarneau quoi ?
L’autre :
C’est beau. Concarneau.
Elvis :
Oui, et alors.
L’autre :
C’est beau. On pourrait y aller. Il y a la mer et tout.
Elvis :
Et c’est propre, c’est grand ?
L’autre :
Très.
Elvis :
Assez grand, assez propre, pour ma nouvelle vie ? Parce qu’il lui faut de l’air et du propre, tu piges ?
L’autre
Concarneau. Il y a tout.
Elvis :
Concarneau ?
L’autre :
Il y a tout c’est connu.
Elvis :
Connais pas.
L’autre :
Moi si.
Elvis :
Tu connais ?
L’autre :
Très bien.
Elvis :
Toi ?
L’autre :
Oui.
Elvis :
Et d’où tu connais ça puisque t’as l’air de connaître ?
L’autre :
Je te dis que je connais, je connais, je t’en pose des questions ?
Elvis :
Je demandai.
L’autre :
Tu m’emmerdes à la fin, je te demande rien moi, alors. Je connais oui je connais, ça va maintenant !
Elvis :
Si tu le dis.
De toute façon je crois que j’ai envie de rester. Faut que je reste là. Au même endroit et que je continue de penser, sans colère. Rester ici. C’est ici que je dois rester. Sans bouger. Avec ma colère. Ce qu’il en reste et la foutre dans un trou, l’enterrer. Tout sortir. J’ai presque tout sorti mais il en reste, et l’enterrer comme un vieux cadavre et attendre sur le bord les vautours ou les corbeaux, les vers et tout le fourbi, et attendre encore jusqu’à l’herbe qui poussera dessus ou un arbre ou tout ce que tu veux qui pousse. Et alors, oui, alors je pourrais partir, sans colère, et penser à ma vie de plus tard, droit dans mes godasses… Comme un homme.
Alors ton Concarneau de mes deux, moi je te dis qu’il attendra. Il y a plus important à faire. Oui bien plus.
L’autre :
Ca veut dire quoi penser comme un homme ? T’es pas une bête. Si ? T’es une bête ? C’est quoi ça, penser comme un homme ? Et puis je vois pas le rapport avec Concarneau. Mais pas du tout, du tout, du tout.
Elvis :
Parce que t’es trop con. T’es bas de plafond. Tu cherches pas à ... Non tu cherches pas. T’es content comme t’es. Avec ton petit paquet de merde en bandoulière et là-bas ton Concarneau.
L’autre :
C’est pas mon Concarneau.
Elvis :
C’est quoi alors ?
L’autre :
Je sais pas moi.
Elvis :
C’est ce que je dis tu sais rien et tu cherches pas. Voilà t’es content. T’es con et t’es content.
L’autre :
Et toi là... Comme un homme ! C’est la meilleure. Un homme tiens je rigole, je me marre, un homme ! Monsieur se prend pour un homme. T’as vu ta gueule ?
Elvis :
T’as de la chance que je sois plus en colère, sinon, t’as de la chance.
L’autre :
Ah oui la chance de quoi ?
Elvis :
De la chance.
L’autre :
De la chance.
Elvis :
De la chance.
L’autre :
La chance...
Elvis :
La chance...
L’autre :
Tu parles.
Elvis :
Tu parles.
L’autre :
Il y avait un bateau gonflable.
Elvis :
... ?
L’autre :
Dans le port.
Elvis :
Oui.
L’autre :
Dans le port. Il y avait les petits bateaux de pêcheurs, alignés sur...