Henrik Ibsen
John Gabriel
Borkman
(John Gabriel Borkman)
Traduction française
de Maurice Prozor
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
John Gabriel Borkman, ancien directeur de banque
|
Gunhild Borkman, sa femme
|
Erhart, étudiant, leur fils
|
Mlle Ella Rentheim, sœur jumelle de Mme Borkman
|
Mme Fanny Wilton
|
Vilhelm Foldal
|
Frida Foldal, sa fille
|
La femme de chambre de Mme Borkman
|
L’action se passe, un soir d’hiver, dans la demeure familiale des Rentheim, aux environs de la capitale.
Acte premier
Au rez-de-chaussée. Ameublement cossu, mais défraîchi. Une porte à coulisses fait communiquer le salon avec une pièce vitrée située au fond et donnant, par une porte-fenêtre, sur le jardin, qu’on distingue dans le crépuscule : la neige y tombe à petits flocons. À droite, la porte du vestibule. Plus près, un vieux poêle de fer, où brûle un brasier. Au second plan à gauche, une petite porte. Sur le devant, du même côté, une fenêtre dont les épais rideaux sont baissés. Entre la porte et la fenêtre, un canapé défraîchi. Devant le canapé, une table couverte d’une nappe en grosse toile. Sur la table, une lampe allumée et coiffée d’un abat-jour. Près du poêle, un fauteuil à haut dossier.
Mme Gunhild Borkman, assise sur le canapé, fait du crochet. C’est une personne âgée, aux traits figés, raide, l’air distingué mais froid. Chevelure épaisse et blanchissante. Mains fines et diaphanes. Elle porte une robe sombre, en soie épaisse, d’une élégance un peu démodée, et, sur les épaules, un fichu de laine. Après un instant de silence et d’immobilité, on entend le grelot d’un traîneau qui passe : Mme Borkman tend l’oreille ; ses yeux brillent de joie.
Madame Borkman, murmurant, comme malgré elle. — Erhart ! Enfin !
Elle se lève, écarte un peu les rideaux, regarde par la fenêtre et paraît déçue. Puis elle se rassied et reprend son ouvrage. Entre la femme de chambre, venant du vestibule. Elle apporte une carte de visite sur un plateau.
Madame Borkman, vivement. — L’étudiant est rentré ?
La femme de chambre. — Non, Madame. Mais il y a une dame qui...
Madame Borkman, déposant son ouvrage. — Madame Wilton, probablement...
La femme de chambre, s’approchant. — Non. Une dame inconnue.
Madame Borkman, prenant la carte. — Voyons... (Elle lit le nom, se lève d’un bond et regarde fixement la femme de chambre.) Vous êtes sûre que cette dame vient chez moi ?
La femme de chambre. — Oui, Madame.
Madame Borkman. — Est-ce bien à madame Borkman qu’elle demande à parler ?
La femme de chambre. — Mais oui, Madame.
Madame Borkman, d’une voix brève et décidée. — C’est bien. Faites entrer.
La femme de chambre ouvre la porte et se retire. Entre Mlle Ella Rentheim. Elle ressemble à sa sœur, mais son visage trahit plutôt de la souffrance que de la dureté. Il porte encore les marques d’une beauté expressive. Sa lourde chevelure, d’un blanc d’argent, boucle naturellement au-dessus de son front dégarni. Elle porte un chapeau de velours, une robe et un manteau fourré de la même étoffe. Les deux sœurs se dévisagent un instant en silence. Chacune d’elles attend manifestement que l’autre parle la première.
Ella Rentheim, près de la porte, sans s’avancer. — Oui, c’est moi, Gunhild. Tu es étonnée de me voir ici.
Madame Borkman, debout, immobile, entre le canapé et la table, les bouts des doigts sur le napperon. — Tu ne t’es pas trompée de porte ? L’intendant demeure à côté.
Ella Rentheim. — Ce n’est pas chez l’intendant que je viens aujourd’hui.
Madame Borkman. — Tu as donc quelque chose à me dire ?
Ella Rentheim. — Oui. Je désire te parler un instant.
Madame Borkman, s’avançant. — Allons ! En ce cas, assieds-toi.
Ella Rentheim. — Merci. Je peux rester debout.
Madame Borkman. — À ton aise. Déboutonne au moins ton manteau.
Ella Rentheim, déboutonnant son manteau. — Merci ; il fait bien chaud ici.
Madame Borkman. — Moi, j’ai toujours froid.
Ella Rentheim, la regardant, le bras posé sur le dossier du fauteuil. — Oui, oui, Gunhild... Voilà bientôt huit ans que nous ne nous sommes vues.
Madame Borkman, froidement. — Ou du moins que nous ne nous sommes parlé...
Ella Rentheim. — ... Que nous ne nous sommes parlé. C’est vrai. Tu m’as vue, de temps en temps, quand je venais chez l’intendant. Une fois l’an.
Madame Borkman. — Je t’ai vue une ou deux fois.
Ella Rentheim. — Moi aussi, une ou deux fois, je t’ai entrevue là, à la fenêtre.
Madame Borkman. — À travers les rideaux. Oh ! Tu as de bons yeux, toi ! (D’une voix dure et tranchante :) Mais la dernière fois que nous nous sommes parlé, c’était ici, dans ce salon.
Ella Rentheim, évasivement. — Oui, oui, Gunhild, je m’en souviens.
Madame Borkman. — Une semaine avant sa... sa remise en liberté.
Ella Rentheim, faisant quelques pas. — Ne réveille pas ces souvenirs.
Madame Borkman, d’une voix sourde, mais ferme. — Une semaine avant la libération de... du directeur de banque.
Ella Rentheim, s’avançant vers le premier plan. — Oui, oui, oui ! Je n’ai rien oublié. Mais ça fait trop mal... Oh !
Madame Borkman, sourdement. — Et pourtant, on ne peut oublier ces souvenirs ! On y revient toujours ! (Avec éclat, joignant les mains :) Non, c’est impossible ! Je ne m’y ferai jamais ! Qu’une chose aussi... monstrueuse ait pu frapper une famille... une famille comme la nôtre... Pense donc ! Une bonne famille comme la nôtre ! Dire qu’une telle horreur a pu s’abattre sur notre famille !
Ella Rentheim. — Ah ! Gunhild ! Elle n’a pas été la seule atteinte. Bien d’autres ont été frappés avec nous.
Madame Borkman. — Mon Dieu, oui ! Mais tous ces autres ne m’importent guère. De quoi s’agissait-il pour eux ? D’un peu d’argent, de quelques valeurs. Tandis que nous !... Moi ! Erhart ! Erhart, qui n’était encore qu’un enfant ! (S’exaltant de plus en plus :) La honte, le déshonneur fondant sur des têtes innocentes ! L’odieux déshonneur, si terrible à porter ! Et la ruine, par surcroît !
Ella Rentheim, avec précaution. — Dis-moi, Gunhild, comment supporte-t-il tout ça ?
Madame Borkman. — Qui, Erhart ?
Ella Rentheim. — Non, le directeur. Comment supporte-t-il cela ?
Madame Borkman, avec une moue d’ironie et de mépris. — Crois-tu que je m’en inquiète ?
Ella Rentheim. — Que tu t’en inquiètes ? Mais tu n’as pas besoin de t’en inquiéter. Tu...
Madame Borkman, la regardant avec étonnement. — Ah ça ! Tu ne vas pas croire, au moins, que je vis avec lui. Que je vais le voir. Que nous nous rencontrons.
Ella Rentheim. — Même pas !
Madame Borkman, continuant du même ton. — Un homme qui a été cinq ans sous les verrous ! (Se couvrant la figure de ses mains :) Quel avilissement, quelle honte ! (Se redressant :) Quand on pense à ce que signifiait jadis le nom de John Gabriel Borkman !... Non, non, non... jamais, jamais plus je ne veux le revoir ! Jamais !...
Ella Rentheim, la regardant un instant. — Tu as l’âme dure, Gunhild.
Madame Borkman. — Pour lui, oui.
Ella Rentheim. — N’est-il pas cependant ton mari ?
Madame Borkman. — Tu sais bien ce dont il m’a accusée devant les juges : j’aurais été la première cause de sa ruine. Il a parlé de mes dépenses.
Ella Rentheim, avec précaution. — N’y avait-il pas un peu de vrai dans ce qu’il a dit ?
Madame Borkman. — Et qui donc poussait à la dépense, si ce n’est lui ? Rien n’était assez magnifique à son gré.
Ella Rentheim. — Je le sais bien. Mais tu aurais dû y mettre le holà, et tu ne l’as pas fait.
Madame Borkman. — Est-ce que je savais, moi, que l’argent qu’il me donnait à gaspiller n’était pas à lui ? D’ailleurs, il en a gaspillé dix fois plus que moi.
Ella Rentheim, doucement. — Mon Dieu ! Sa position l’exigeait peut-être... jusqu’à un certain point.
Madame Borkman, avec une amère raillerie. — Ah oui ! Nous devions en imposer, paraît-il. Oh ! Quant à ça, il en imposait, j’en réponds. Il avait un attelage à quatre chevaux, comme un roi. Il voulait qu’on se courbe et qu’on rampe devant lui, comme devant un roi. (Riant :) Et, d’un bout à l’autre du pays, on ne le désignait que par son petit nom, comme on fait pour le roi : John Gabriel... John Gabriel... Tout le monde savait qui était le grand « John Gabriel ».
Ella Rentheim, avec chaleur. — Oui, il était grand en ce temps-là. Tu le sais bien.
Madame Borkman. — Du moins, il en avait l’air. N’empêche qu’il ne m’a jamais dit un mot de sa vraie situation. Jamais il ne m’a laissé soupçonner d’où lui venaient ses ressources.
Ella Rentheim. — Non, non... personne ne s’en doutait.
Madame Borkman. — Que m’importent les autres ! Mais, à moi, il me devait la vérité. Et jamais, il ne me l’a dite. Il m’a toujours menti... menti effrontément.
Ella Rentheim, l’interrompant. — Il ne t’a pas menti, Gunhild ! Il a peut-être dissimulé ; mais il n’a pas menti.
Madame Borkman. — Oh ! Appelle ça comme tu voudras. Cela ne changera rien à la chose... Enfin, tout s’est écroulé. Tout. De tant de splendeur, il ne reste rien.
Ella Rentheim, à part. — Oui, tout s’est écroulé... pour lui... et pour d’autres.
Madame Borkman, se dressant, menaçante. — Mais je te le jure, Ella... je ne me rendrai pas ! L’heure du relèvement viendra. Je saurai la faire sonner !
Ella Rentheim, étonnée. — Du relèvement ?... Que veux-tu dire ?
Madame Borkman. — Le relèvement du nom, de l’honneur et de la fortune ! Le relèvement de tout mon être brisé ! Voilà ce que je veux dire ! Et j’ai quelqu’un par qui tout cela doit s’accomplir, Ella... qui lavera tout ce qui fut souillé par le directeur Borkman.
Ella Rentheim. — Gunhild ! Gunhild !
Madame Borkman, avec une exaltation croissante. — Un vengeur est là, qui saura réparer tout le mal que son père m’a fait.
Ella Rentheim. — Ainsi, c’est d’Erhart que tu parles.
Madame Borkman. — Oui, d’Erhart, de mon superbe garçon ! Il saura, lui, relever la famille, la maison, le nom qu’il porte, tout ce qu’on peut relever. Peut-être ira-t-il plus loin encore.
Ella Rentheim. — Par quels moyens fera-t-il tout cela ?
Madame Borkman. — Nous verrons. Je ne sais pas encore... Tout ce que je sais, c’est qu’il faut que cela s’accomplisse. Il le faut. (La regardant :) Écoute, Ella, n’as-tu pas eu la même idée, toi aussi, depuis l’enfance d’Erhart ?
Ella Rentheim. — Non, elle ne m’a guère préoccupée.
Madame Borkman. — Pourquoi donc t’es-tu chargée de lui quand la tempête s’est déchaînée sur cette maison ?
Ella Rentheim. — Tu n’étais pas en état de t’en occuper toi-même, Gunhild.
Madame Borkman. — Non, c’est vrai... je n’étais pas en état... Quant à son père, il avait une excuse légale. Il était retranché derrière la loi, oh, bien retranché !
Ella Rentheim, indignée. — Ah ! Comment peux-tu parler ainsi ? Toi !
Madame Borkman, avec une expression venimeuse. — Dire que tu n’as pas hésité à te charger d’un enfant de John Gabriel ! Tout comme si cet enfant avait été le tien... Tu n’as pas craint de me le prendre et de l’emmener chez toi... Puis, tu l’as gardé pendant des années. Il avait presque atteint l’âge d’homme quand il t’a quittée. (La regardant avec méfiance :) Pourquoi as-tu fait ça, Ella ? Dis ! Pourquoi l’as-tu gardé si longtemps ?
Ella Rentheim. — Je l’aimais si tendrement !
Madame Borkman. — Plus que moi... sa mère ?
Ella Rentheim, évasivement. — Je ne sais pas. Et puis, Erhart était d’une constitution un peu délicate.
Madame Borkman. — Délicate ?... Erhart !
Ella Rentheim. — Oui... il le semblait du moins... à cette époque. Et l’air, sur la côte ouest, est, comme tu sais, beaucoup plus doux qu’ici.
Madame Borkman, avec un sourire amer. — Vraiment ? Hum ! (D’une voix brève :) C’est juste. Tu as beaucoup fait pour Erhart. (Changeant de ton :) Mon Dieu, oui, tu en avais les moyens. (Souriant :) Tu as eu tant de chance, Ella ! Tout ce qui t’appartenait a été sauvé.
Ella Rentheim, blessée. — Je n’ai rien fait pour ça, je te le jure. Je n’ai appris que bien plus tard que mon dépôt était en sûreté.
Madame Borkman. — Oui, oui... je ne m’entends pas à ces choses-là, moi. Tout ce que je dis, c’est que tu as eu de la chance. (Avec un regard interrogateur :) Mais voyons ! Quand, plus tard et de ta propre initiative, tu t’es chargée d’élever mon Erhart... quel était le mobile de ton action ?
Ella Rentheim, la regardant. — Le mobile ?
Madame Borkman. — Oui, tu devais bien avoir une intention, un but ? Que voulais-tu faire d’Erhart ? À quoi le destinais-tu ?
Ella Rentheim, lentement. — Je voulais en faire un homme heureux, le conduire dans la voie qui mène au bonheur.
Madame Borkman, avec une moue dédaigneuse. — Ah bah !... Des gens dans notre position ont bien autre chose à faire que de songer à leur bonheur.
Ella Rentheim. — Quoi donc ? Que veux-tu dire ?
Madame Borkman, le regard grave, les yeux agrandis. — Erhart doit, avant tout, répandre un tel éclat autour de lui que personne, dans tout le pays, n’aperçoive plus l’ombre jetée par son père et qui nous couvre, mon fils et moi.
Ella Rentheim, avec un regard scrutateur. — Dis-moi, Gunhild... ce but dans l’existence, Erhart se le propose-t-il lui-même ?...
Madame Borkman, frappée. — Oui. Je l’espère !
Ella Rentheim. — Ou n’est-ce pas plutôt toi qui le lui imposes ?
Madame Borkman, d’une voix brève. — Pour Erhart et pour moi, le but est le même.
Ella Rentheim, lentement, d’un ton soucieux. — Tu es donc bien sûre de ton fils, Gunhild ?
Madame Borkman, avec un triomphe mal dissimulé. — Oui, grâce à Dieu, je suis sûre de lui, va !
Ella Rentheim. — En ce cas, tu dois t’estimer heureuse, malgré tout.
Madame Borkman. — D’une certaine façon, je le suis... Mais l’orage gronde toujours, vois-tu... Et, de temps en temps, il se déchaîne.
Ella Rentheim, changeant de ton. — Dis-moi... Autant en parler tout de suite... puisque c’est pour ça que je suis venue...
Madame Borkman. — De quoi s’agit-il ?
Ella Rentheim. — De quelque chose dont il faut que je t’entretienne... Dis-moi... Erhart ne demeure pas ici... avec vous ?
Madame Borkman, d’un ton dur. — Tu sais bien qu’Erhart ne peut pas demeurer ici, avec moi. Il faut qu’il demeure en ville.
Ella Rentheim. — Il me l’a écrit.
Madame Borkman. — Ses études l’exigent. Mais il passe me voir un moment chaque soir.
Ella Rentheim. — Je le sais. Ne pourrais-je pas le voir maintenant et lui parler ?
Madame Borkman. — Il n’est pas encore arrivé. Mais je l’attends d’un moment à l’autre.
Ella Rentheim. — Mais si, Gunhild, il est là. Je l’entends marcher au-dessus de nous.
Madame Borkman, avec un rapide coup d’œil. — Là-haut, dans la grande salle ?
Ella Rentheim. — Oui. Je l’entends marcher depuis que je suis ici.
Madame Borkman, détournant les yeux. — Ce n’est pas lui que tu entends, Ella.
Ella Rentheim, surprise. — Ce n’est pas Erhart ? (Se doutant de quelque chose :) Qui donc est-ce, dis ?
Madame Borkman. — Le directeur Borkman.
Ella Rentheim, bas, réprimant un sentiment de douleur. — Borkman, John Gabriel Borkman !
Madame Borkman. — Il marche ainsi, de long en large. Il va et vient. Du matin jusqu’au soir. Tous les jours de l’année.
Ella Rentheim. — J’ai entendu dire, en effet, que...
Madame Borkman. — Je crois bien... On parle assez de nous à la ronde.
Ella Rentheim. — C’est Erhart qui m’en a parlé... dans ses lettres. Je savais, par lui, que son père était presque toujours seul... là-haut. Et toi ici, en bas.
Madame Borkman. — Oui, Ella... voilà notre existence... depuis qu’on me l’a renvoyé... Depuis sa mise en liberté... huit longues années durant.
Ella Rentheim. — Mais je n’ai jamais pensé que ce soit vrai à la lettre, que ce soit possible !...
Madame Borkman, hochant la tête. — C’est vrai. Et il ne pourra plus jamais en être autrement.
Ella Rentheim, la regardant. — Quelle affreuse existence, Gunhild !
Madame Borkman. — Oui, Ella, affreuse, en effet. Bientôt mes forces n’y tiendront plus.
Ella...