PROLOGUE
Carmen entre dans la salle avec son aspirateur. Elle le branche et commencer à le passer devant le public. Elle chante une chanson en espagnol.
Elle demande aux spectateurs du premier rang de lever les pieds pour passer son aspirateur. Une sonnerie retentit. Elle éteint son appareil. Un téléphone est sur scène devant le rideau.
Elle va décrocher comme si de rien n’était.
Carmen s’exprime en français avec un fort accent espagnol qui est présenté en phonétique dans le texte.
Carmen :
Ola ! Fous foulez parler à la Señorita Amannedine ? Dé la part dé ? Dou Señor Doulac ? No Señor, cé pas possiblé Señor. La Señorita elle est encore dans la salle dé bain cé matin, yé né pé pas fous la passer. Yé soui muy déssolé. Le Señor, il doit rappeler après la salle dé bain. Dans combienne dé temps ? (Elle rit) Oh Madre de Dios avec la Señorita Amannedine, il faut mieux appeler cet après-midi Señor c’est plouss soûr ! Voilà. Si Señor. Adios Señor.
(Elle raccroche).
(Au public)
Oh Madre de Dios, Dios mio, si yé poufais couper cé téléfono qui saunne touté la yournée ! Comment yé fé mon trabail si tout le monde il appelle ! Comment yé fé ? Bienne, il faut qué yé m’occoupe dou saloune.
(Le rideau s’ouvre. Elle monte sur scène et continue de passer l’aspirateur dans le salon).
ACTE I
Scène 1
Paul Mercier :
(Hors scène) Norbert ! Norbert !...
(Entre Paul Mercier)
(À Carmen)
Carmen, vous n’avez pas vu Norbert ?
Carmen : (toujours affairée avec son aspirateur)
Si Señor.
Paul Mercier :
Et où est-il ?
Carmen : (avec un grand sourire)
Si Señor.
Paul Mercier :
En fait vous n’entendez pas un traître mot de ce que je vous dis Carmen ?
Carmen :
Si Señor.
(Paul va débrancher l’aspirateur).
Paul Mercier :
Carmen, je vous demande si vous avez vu Norbert ?
Carmen :
No Señor, yé né l’é pas fou. yé passe l’aspirador.
Paul Mercier :
Oui Carmen, ça je peux le voir que vous passez « l’aspirador ». Écoutez, vous terminerez plus tard, on ne s’entend plus penser dans cette maison.
Carmen :
La Señora Mercier, elle né fa pas être connetenté si yé fé pas mon trabail.
Paul Mercier :
Vous n’aurez qu’à revenir tout à l’heure pour terminer.
Carmen : (range son aspirateur en râlant)
Oh Dios mio. Abéc les patronnes, cé touyours la même !
(Carmen range l’aspirateur puis sort)
Paul Mercier :
Norbert ! Norbert ! Où est-il encore fourré celui-là ? Si ça continue je vais être en retard chez Maître Plantard. Par tous les Saints, Norbert !
(Entre Norbert)
Ah vous voilà enfin. Mais quel est cet accoutrement ?
(Norbert passe sans répondre.
Il porte une chemise à fleurs ample et son pantalon est retroussé comme pour mettre les pieds dans l’eau)
Norbert ! (en aparté) Mais quelle mouche l’a piqué ? Norbert !
(Entre Colette Mercier)
Colette Mercier :
Paul, pourquoi hurles-tu sur Norbert de si bon matin ? D’habitude Tu attends au moins le déjeuner avant de lui crier dessus. Tu es bien matinal aujourd’hui !
Paul Mercier :
Que veux-tu, lorsque mon majordome file à l’anglaise sous mon nez, j’ai tendance à avoir la moutarde qui y monte !
Colette Mercier :
Ce que tu peux être émotif mon pauvre Paul.
Paul Mercier :
Emotif, moi ?
Colette Mercier :
Avoue qu’il ne te faut pas grand-chose pour avoir « la moutarde qui te monte au nez ». C’est sans doute dû à tes origines dijonnaises. Quant à Norbert, tu te fatigues pour rien, tu sais bien qu’il est « absent » aujourd’hui.
Paul Mercier :
Comment ça, « absent » ? Je viens de le voir à l’instant.
Colette Mercier :
Non Paul, Norbert est « absent » (Paul ne comprend pas) pour la simple raison que c’est son jour de repos ! Après plus de vingt ans à notre service, tu sais le mal que j’ai eu à lui faire accepter l’idée qu’il aurait une journée libre par semaine, alors ne complique pas les choses, veux-tu ?
Paul Mercier :
Encore ce satané jour de repos ! Je me demande d’ailleurs si tu as bien fait de le lui donner. Norbert ne s’est jamais plaint de rien que je sache. Rien ne nous y obligeait.
Colette Mercier :
Si, Paul, la loi française.
Paul Mercier :
La loi française, la belle affaire ! C’est dans ce genre de circonstances que l’on voit à quel point nos parlementaires sont éloignés des réalités de leurs électeurs… (Temps de silence) Obliger un homme à changer brutalement les habitudes de toute une vie, c’est vraiment très cruel !
Colette Mercier :
Figure-toi que le pauvre homme ne sait pas comment occuper son jour de repos. Alors je l’ai autorisé à rester à la maison à la condition qu’il fasse comme si nous n’étions pas là. Après tout, il est en congé.
Paul Mercier : (il a une idée)
En congé ? C’est ce que nous allons voir ?
(Norbert passe dans l’autre sens)
Paul Mercier :
Ah Norbert, vous tombez bien ! Je souhaitais m’entretenir avec vous de l’augmentation de vos gages. Je crois savoir que vous en avez formulé la demande auprès de Colette…
(Norbert s’arrête brusquement et se dirige vers Paul)
(en aparté) Je savais bien qu’il tomberait dans le panneau !
(Norbert passe juste devant Mercier, jette un regard malicieux à Paul, récupère un chapeau de paille qu’il met sur sa tête, avant de repartir vers le Jardin comme si de rien était)
Colette Mercier :
Bien essayé, Paul, mais il ne risquait pas de mordre à l’hameçon.
Paul Mercier :
Et pourquoi ça ?
Colette Mercier :
Te souviens-tu quand Norbert nous a fait cette demande ?
Paul Mercier :
J’avoue que je n’y ai pas prêté beaucoup d’attention… Il y a 4 ou 5 mois si je me souviens bien ?
Colette Mercier :
C’est presque ça Paul : mais c’était il y a 3 ans !
Paul Mercier :
3 ans ? Tant que ça ? Le temps passe vite…
Colette Mercier :
Oui tant que ça, alors depuis le temps je crois que Norbert ne se fait plus beaucoup d’illusions.
Paul Mercier :
C’est fâcheux…
Colette Mercier :
Qu’est-ce qui est fâcheux, que tu ne l'aies pas augmenté depuis des années ou qu’il ne se fasse plus d’illusion ?
Paul Mercier :
Ce qui est fâcheux, c’est que maintenant mon appât tombe à l’eau. J’ai besoin de Norbert ! Il n’est pas question qu’il soit en congé aujourd’hui. D’abord, qui a autorisé ça ? Son jour de repos est uniquement le samedi, il me semble. Alors voilà, c’est toujours comme ça. Je suis systématiquement le dernier informé dans cette maison. Même mon majordome n’en fait qu’à sa tête…
Colette Mercier :
Paul.
Paul Mercier :
…Et puis tu n'as qu’à doubler ses gages pendant que tu y es…
Colette Mercier :
Paul.
Paul Mercier :
…Après tout ce n’est pas comme si j’étais le chef de cette famille…
Colette Mercier :
(Élevant la voix) Paul !
Paul Mercier :
(Avec un ton doucereux) Oui, mon sucre d’orge ?
Colette Mercier :
Tu sais combien j’ai horreur de devoir hausser le ton ! Norbert est en congé pour la simple et bonne raison que, justement, nous sommes samedi, le jour de son repos.
Paul Mercier :
...Nous sommes samedi ?...
Colette Mercier :
Jusqu’à preuve du contraire, nous le sommes.
Paul Mercier :
Fichtre ! Mais c’est épouvantable !
Colette Mercier :
Tu peux bien te passer de Norbert une journée, quand même.
Paul Mercier :
Mais ça n’a rien à voir ! C’est ce soir que le Comte Philbert de Gascogne vient dîner à la maison.
Colette Mercier :
Première nouvelle et tu comptais m’en parler quand ? Tu voulais peut-être me faire la surprise ! Tu as de la chance, je suis disponible ce soir ! Qu’as-tu prévu pour le diner ? Parce que si Carmen doit préparer autre chose qu’une soupe, il faudrait peut-être commencer à s’en inquiéter, non ?
Paul Mercier : (comme s’il n’avait pas entendu)
Un homme de sa condition doit être reçu avec tous les égards dus à son rang. Colette, quelle image aurait-il de nous, si nous n’avions même pas de majordome pour nous servir ? Imagines-tu, un cousin de la lignée des rois de France avec une seule malheureuse bonne pour le recevoir !
Colette Mercier :
Cela dit, il paraît que ton comte n’a plus un sou en poche, alors une bonne suffira amplement.
Paul Mercier :
Peu importe sa situation financière, c’est un excellent parti et j’entends bien le convaincre d’accepter de devenir mon gendre. (Grandiloquent) Ainsi, du même coup, je fais de l’une de mes filles, une comtesse et j’inscris notre descendance dans l’Histoire de France !
Colette Mercier :
Que d’ambition ! Et laquelle de nos deux filles sera l’heureuse élue ?
Paul Mercier :
À vrai dire, je n’ai pas encore arrêté mon choix. On a dû normalement vanter au Comte les mérites d’Amandine, mais tu connais son caractère ! En cas de pépin, Suzanne fera aussi bien l’affaire.
Colette Mercier :
Tu parles de Suzanne, notre fille aînée ? Tu crois réellement que ton comte voudra épouser Suzanne ?
Paul Mercier :
Pourquoi diable ne le voudrait-il pas ?
Colette Mercier :
Je sais que ton Gascogne est sur la paille, Paul, mais l’argent ne fait pas tout !
Paul Mercier :
Suzanne est une jeune femme… Comment dire… Originale, unique sur bien des aspects et je ne doute pas qu’elle puisse faire un jour le bonheur d’un homme, n’aie aucun souci pour elle.
Colette Mercier :
Je ne me fais pas de souci pour Suzanne, plutôt pour ton futur gendre !
Paul Mercier :
De toute façon, nous verrons en temps voulu laquelle des deux fera le mieux l’affaire. Au pire, Suzanne ne dira pas non.
Colette Mercier :
Depuis le temps qu’elle attend que quelqu’un s’intéresse à elle, je ne peux pas te donner tort.
Paul Mercier :
Tu verras, quand elles entendront parler du Comte elles se battront pour le fréquenter.
Colette Mercier :
Espérons que la bataille ne fera pas trop de victimes ! Tu as l’air bien sûr de toi, pour quelqu’un qui n’a jamais rencontré ni ce comte, ni sa famille. En plus d’être sans le sou, tes Gascogne sont peut-être très laids.
Paul Mercier :
Penses-tu, une famille qui a du sang royal dans les veines, voyons… Ne dis pas de sottises !
Colette Mercier :
Je ne savais pas que la noblesse rendait beau.
Paul Mercier :
C’est parce que tu n’y connais rien, Colette ! « Bon sang ne saurait mentir ».
Colette Mercier :
(Montrant du doigt les tableaux du salon) Ton adage s’applique-t-il aussi à la galerie des horreurs accrochée aux murs de notre salon ? Ou peut-être que ceux-là sont l’exception qui confirme la règle !
Paul Mercier :
Colette, comment peux-tu parler ainsi de notre royauté française ! Il n’y a ici que d’illustres Rois dont nous ne pouvons qu’admirer l’œuvre.
Colette Mercier :
L’œuvre je ne sais pas, mais la plastique, ça me semble plus difficile ! J’espère que ton Comte n’a pas hérité de tous les traits caractéristiques de tes Rois (mimant le geste d’un nez très long), parce que dans le cas contraire, ce n’est pas un Dom Juan que tu veux offrir à tes filles, mais un Cyrano !
Paul Mercier :
Sois rassurée, Maître Plantard ne m’en a dit que du bien !
Colette Mercier :
Comment ça, Maître Plantard ? Pourquoi me parles-tu de ton avocat ?
Paul Mercier :
C’est lui qui supervise les négociations avec les Gascogne pour le moment. En parlant de Plantard, quelle heure est-il ?
Colette Mercier :
Près de neuf heures.
Paul Mercier :
Neuf heures ? Fichtre ! Je vais finir par être en retard ! J’ai justement rendez-vous avec lui pour faire le point sur tout ça.
Colette Mercier :
Un samedi ?
Paul Mercier :
Pour une affaire d’une telle importance, il n’y a pas de jour chômé ou férié ! Après tout Plantard ne va pas se plaindre, il double ses honoraires le week-end ! Neuf heures, il faut vraiment que je me sauve.
Colette Mercier :
A quelle heure est ton rendez-vous ?
Paul Mercier :
Huit heures.
Colette Mercier :
(Ironique) Oui, en effet, tu risques d’être un peu en retard…
Paul Mercier :
Tu connais Plantard. Jamais à l’heure ! Ce n’est pas pour rien que ses collègues du barreau l’appellent Maître « Plus Tard » ! Alors je me rends toujours à nos rendez-vous avec une heure de retard et généralement il n’y voit que du feu. Allez, je me sauve. (Juste avant de sortir) Fais-moi plaisir, offre à Norbert autant de jours de congés qu’il faudra, mais qu’il retrouve l’usage de la parole au plus vite, veux-tu ?
Colette Mercier :
Et si nous lui proposions d’augmenter ses gages, qu’en dirais-tu ?
Paul Mercier :
Non, il n’en est pas question ! Nos dépenses se sont envolées depuis que nous sommes obligés d’héberger Madame ma Mère sous notre toit, à ta demande d’ailleurs…
Colette Mercier :
Paul, enfin c’est ta Mère. Tu ne pouvais pas la laisser à la rue.
Paul Mercier :
A la rue ! Tu y vas un peu fort tout de même ! Ce que je sais c’est que nous ne pouvons pas nous permettre de jeter l’argent par les fenêtres.
Colette Mercier :
J’oubliais ton sens des affaires. Bon, pour Norbert, je verrai ce que je peux faire, même si… je ne suis pas très optimiste.
Paul Mercier :
Comment cela ?
Colette Mercier :
S’il n’était question que de le convaincre, tu te doutes bien qu’il nous rendrait ce service, mais contre le législateur suprême, Paul, il est plus difficile de lutter.
Paul Mercier : (qui a compris le petit jeu de sa femme)
Le législateur suprême, rien que ça… 2% et pas un sou de plus.
Colette Mercier :
2% sur les 5 dernières années, cela nous fait donc une augmentation de 10%, c’est parfait, je m’occupe de régler cette question avec lui.
Paul Mercier :
Comment ça 10% ? Ce n’est pas du tout…
Colette Mercier : (Elle le coupe et lui apporte sa mallette)
Paul, tu viens de me dire que tu es très en retard. Allez vite dépêche-toi !
Paul Mercier :
Mais je…
Colette Mercier : (Elle le pousse vers la sortie)
Ne dis plus un mot. Inutile de me remercier. Je me charge de tout, fais-moi confiance. A tout à l’heure.
(Paul sort malgré lui. Suzanne entre. Elle est vêtue tout en noir)
Colette Mercier :
(En aparté) Voilà une bonne chose de faite !
Suzanne Mercier :
Bonjour Mère.
Colette...