Le Dépôt de grain

Le Dépôt de grain est une pièce sur les événements tragiques de 1933 en Ukraine, lorsque les autorités soviétiques ont créé une famine génocidaire artificielle, l’Holodomor, lors de laquelle plusieurs millions d’Ukrainiens sont morts. La pièce est basée sur l’étude de documents historiques et d’histoires familiales personnelles de l’autrice, et vise à raconter cette tragédie au monde et à nous-mêmes, à analyser, à considérer ses conséquences et à trouver d’éventuels parallèles dans les sphères politiques et sociales de l’Ukraine moderne, avec l’espoir d’en tirer des leçons et de surmonter le traumatisme national.

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Acte I

16 août 1926

La cour de la maison de Feodosiy, un paysan ordinaire.

Une longue table en bois dans une cerisaie, bordée de bancs. La table est remplie : des pastèques ouvertes, des pommes de terre cuites, des légumes tirés du champ, de la viande grillée. Il n’y a personne autour de la table. Au-dessus, un essaim de mouches qui se posent, indolentes, sur les victuailles.

Tout le monde a le dos tourné à la table et regarde la représentation de la brigade de propagande.

Le spectacle est intitulé : « Craignez le Seigneur ! »

Sur la scène imaginaire, il y a une grande pancarte représentant une icône.

Ivan Ivanovytch — Miracle au village Zamorylivka !

L’icône de la Vierge s’est mise à parler.

De partout le peuple se bouge

Pour la regarder dans la bouche.

Les propagandistes représentant les paysans entrent en scène.

Ils font des signes de croix à tour de rôle devant l’icône.

Vasyl, dans le rôle du paysan — Seigneur, donnez-moi la santé, à moi, à mes enfants et à ma femme.

Yourko, dans le rôle de l’icône — Donne un rouble neuf

Tu seras fort comme un bœuf !

Machka, dans le rôle de la paysanne — Mon fiancé ne m’aime pas,

Seigneur, aide-moi !

Yourko, dans le rôle de l’icône — Dépose quelques sous et va.

Vasyl, dans le rôle du paysan — Ma vache est couverte de plaies

Mon Dieu, qu’est-ce que je fais ?

Yourko, dans le rôle de l’icône — Si tu veux que ça marche, mets l’argent sur la planche.

Ivan Ivanovytch — Arrive un athéiste qui repousse l’icône : on découvre derrière le prêtre avec sa femme en train de compter l’argent.

Machka, dans le rôle de l’épouse du prêtre — Ça, c’est pour ma dentelle, ça, c’est pour mes petites cuillères.

Vasyl — Le prêtre frappe sa femme au front.

Elle s’étend au sol de tout son long.

Le prêtre dissimule l’argent sous sa soutane.

C’est plus simple de ne pas partager l’argent.

Yourko — Croyez bien, bonnes gens, il n’y a pas de Dieu.

Il faut croire au 1er Mai, fête des travailleurs !

Chers camarades ! Ne soyez pas bêtes !

Demandez le bonheur au pouvoir des soviets !

La jeunesse rigole et applaudit les artistes agitateurs. Les vieux se signent discrètement.

Horobets — Bravo, les artistes ! On dirait qu’ils parlent de notre femme de prêtre.

Samson — Que la terre lui soit légère.

Samson se signe trois fois. L’agitatrice Machka le remarque.

Machka — Eh, le taureau ! Et quand tu couches avec ta femme, tu te signes aussi ?

Samson — Bien sûr ! Trois fois avant et trois fois après. Et je la signe aussi. C’est comme ajouter du piment au borchtch.

Machka, l’aguichant — Moi, du piment, je n’en manque pas, sache-le.

Horobets — Mais regarde-moi ça, Samson, l’artiste te fait de l’œil. T’en as de la chance.

Samson — Que le diable l’emporte, que Dieu me pardonne. Pour moi, peu importe, une artiste ou Teklia la bossue. L’essentiel est qu’elle me nourrisse bien. Je me demande : est-ce vrai que le nouveau pouvoir va abattre les églises et construire des maisons rouges à la place ? Qu’en penses-tu, Horobets ?

Horobets — Que Dieu nous en garde, Samson.

Horobets crache trois fois derrière chaque épaule.

Feodosiy regarde avec réprobation sa fille, Mokryna, qui rit avec tout le monde.

Arsey, un beau garçon, essaye d’attirer l’attention de Mokryna.

Arsey — Mokryna, quand tu seras plus grande, on s’enfuira ensemble avec la brigade des agitateurs ? On verra l’Ukraine soviétique.

Mokryna — Je n’irai nulle part avec toi.

Arsey — Mais tu m’aimes.

Mokryna — Comme le chien le bâton.

Arsey — Alors, on s’enfuit ?

Mokryna — Mais ils ne nous ont pas invités.

Arsey — J’ai parlé avec le chef, il a promis de nous prendre.

Mokryna — J’ai peur.

Arsey — De moi ? Kylyna, elle, n’a pas peur.

Mokryna, vexée — Quoi ?! Alors tu peux t’enfuir avec ta Kylyna.

Elle s’éloigne en courant.

Arsey, dans son sillage — Pourquoi es-tu si explosive ?! Je plaisantais ! Je ne veux pas de Kylyna.

Dans sa fuite, Mokryna se retrouve sans le vouloir sur la scène improvisée.

Ivan Ivanovytch l’attrape par la taille.

Ivan Ivanovytch — Et maintenant, une belle fille vous racontera ce qu’elle sait de Dieu et du kolkhoze.

Mokryna hurle et se débat.

Mokryna — Grand Dieu, mais laissez-moi tranquille…

Ivan Ivanovytch — Mais je ne suis pas le Grand Dieu ! Je suis Ivan Ivanovytch. Donc, jeune fille, est-ce que Dieu existe ?

Mokryna est encore confuse, mais déjà ses yeux noirs deviennent malicieux.

Mokryna — Mais qui a pu le supprimer, mon bon monsieur ?

Les gens rient de bon cœur.

Ivan Ivanovytch, riant — Qui ? Le pouvoir soviétique.

Mokryna — Et vous lui avez posé la question, à Dieu ?

Ivan Ivanovytch — Mais bien sûr. Je lui ai écrit une lettre qui m’est revenue, sans être ouverte. Ce qui signifie qu’il n’existe pas, puisqu’il ne l’a pas lue.

Mokryna — Mais peut-être qu’il a vu que la lettre venait de vous et n’a pas voulu la lire ?

La foule et les agitateurs rient.

Ivan Ivanovytch — Mais peut-être qu’il ne sait pas lire ?

Mokryna — Il faut le prier et pas lui écrire.

Ivan Ivanovytch, gentiment — Une jeune fille aussi belle et intelligente ne peut pas dire pareilles bêtises. Pas grave, je viendrai te voir dans quelques années. Que diras-tu alors ?

Mokryna — Je dirai : « Bien le bonjour, Ivan Ivanovytch, à la bonne heure. »

Ivan Ivanovytch — À toi aussi, beauté. Qu’est-ce qu’on peut te demander ? Tu sais chanter, au moins.

Une vieille femme — Chante, Mokryna. Elle chante très bien.

Tous — Chante !

Mokryna réfléchit un instant, puis entame un chant triste, aux antipodes de la joie ambiante et de la table croulant sous les victuailles.

Mokryna — Malheur à cette mouette

Malheur à la pauvre

Qui a fait son nid près de la route

On l’a chassée et on a pris ses petits.

Et la mouette se lamente, se cogne contre la route,

Touche la terre et demande au cosaque :

« Mon jeune cosaque tchoumak 1, tu es encore jeune !

Rends mes petits qui étaient encore dans le nid !

– Je ne te les rendrai pas, jamais

Tu vas les prendre et partir loin dans le pré.

– Je n’irai pas, je resterai ici,

Je veillerai sur les bœufs et sur les petits !

– Envole-toi, mouette, vers le champ

Car tes oisillons sont déjà dans la kacha 2 !

– Que ne puissiez-vous aller en Crimée

Pour avoir mangé ma portée.

Que vos bœufs tombent et ne se relèvent plus,

Car à cause de vous mes petits sont perdus ! »

Tout le monde apprécie le chant de Mokryna, en particulier Arsey. Et surtout le plus jeune des propagandistes, Yourko. Il la regarde avec joie et curiosité. Mokryna termine son chant, le regard triste perdu au loin, comme si à ses treize ans elle savait quelque chose de grave.

Certains sont pensifs, d’autres soupirent. Ivan Ivanovytch sourit.

Ivan Ivanovytch — D’où viens-tu ?

Feodosiy, fier comme d’habitude — C’est la mienne. Elle est aussi la meilleure à l’école. Les garçons lui tournent déjà autour, mais je ne la donnerai pas en mariage tant qu’elle ne deviendra pas quelqu’un.

Mokryna, rougissant — Papa, voyons !

Mokryna s’enfuit de la scène, le visage dissimulé dans ses mains.

Yourko se précipite sur la scène et fait un numéro de claquettes pour changer l’ambiance.

Les animaux entrent dans la cour : les vaches, les chevaux, les chèvres, les moutons. Bien nourris et bien beaux.

La maîtresse de maison met du sel sur le pain et nourrit sa vache préférée.

Le pâtre s’installe à table et mange de bon appétit après une journée de labeur.

12 janvier 1931

La Maison de lecture. Un grand local avec des bancs et l’unique étagère, où sont disposés les journaux et quelques livres. Les gens sont assis sur les bancs. Sans savoir où mettre leurs mains, les gens les posent sur leurs genoux les paumes vers le haut. Le lecteur se promène à l’avant-scène, un numéro de la Pravda dans la main. Il lit à haute voix un article.

Le lecteur — « Le parti a réussi un tournant historique dans le développement de notre agriculture. Le mouvement kolkhozien se développe à grande vitesse, en devançant dans sa dynamique même la grande industrie. C’est le début du mouvement kolkhozien de masse. »

Feodosiy entre le dernier. Il ne s’assied pas et reste à l’écart. Il croise le regard d’Arsey qui se tient à côté.

Feodosiy, tout bas — Qu’est-ce que tu as à me regarder comme un Moscovite ? Elle est encore trop jeune pour se marier. Ne le prends pas mal. Et pas que ça. Mais quelle fiancée ferait-elle, pour toi ? Et toi, quel fiancé tu ferais, pour elle ? Fiston, mais t’es un gueux, tu comprends ? Est-ce que je peux marier ma fille avec un gueux ? Va voir ailleurs, on verra plus tard.

Arsey se détourne, feignant l’indifférence, crache au sol et écrase du pied.

Le lecteur — « Ce qui est nouveau et décisif dans le mouvement kolkhozien réside dans le fait, dit camarade Staline, qu’aujourd’hui les paysans ne rejoignent pas les kolkhozes par groupes, comme par le passé, mais par villages entiers, par districts et même par régions. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le paysan moyen a rejoint le kolkhoze. Et c’est là que réside la base de ce tournant historique dans le développement de l’agriculture qui constitue le principal acquis du pouvoir soviétique… »

Horobets — De qui parle-t-on, compère ?

Samson — De nous, compère, de nous.

Horobets, admiratif — Quels putains de menteurs.

Samson — Des menteurs.

Le lecteur — Voilà notre peuple. Jamais vu un peuple aussi têtu. Il ne croit pas, rien à faire ? Mais c’est la Pravda !

Le lecteur agite son journal. Les paysans ne l’écoutent pas et se dirigent vers la sortie.

Ne restent que les jeunes.

Arrêtez ! Il y a autre chose… Une annonce. Comme vous savez, Yanyk Prokopenko est parti à la construction du chemin de fer. Donc, notre Maison de lecture a besoin d’une nouvelle recrue. Je propose la candidature d’Arsey Petcherytsia. C’est un garçon intelligent et qui est issu des paysans pauvres.

Arsey — Je n’ai pas le temps.

Le lecteur — Ne t’avise pas de parler, bon à rien. Personne ne te le demande.

Feodosiy, placidement — Tu vois, tu iras loin. C’est peut-être moi qui vais te courir après, pour que tu veuilles bien marier ma petite Mokryna.

Il est évident que Feodosiy ne croit pas ce qu’il dit, pas plus qu’Arsey.

Le lecteur — Tout le monde est d’accord ? Adopté à l’unanimité.

Kylyna — Est-ce qu’on va danser ?

Le lecteur — C’est une Maison de lecture, pas un club 3. Où est votre conscience ? Ils ne pensent qu’à danser et chanter…

Les jeunes déplacent déjà les bancs le long des murs. Onysko, le frère de Mokryna, ouvre son accordéon. Kylyna s’avance vers le milieu de la pièce, une jeune fille belle et dans la fleur de l’âge. Le lecteur, comme beaucoup d’autres, ne la quitte pas des yeux, mais elle ne regarde qu’Arsey. Dans le coin de la pièce, au milieu des adolescents, se cache Mokryna.

Vous remettrez les bancs en place.

Onysko, comme sans faire exprès, joue une mélodie joyeuse. Kylyna entame une danse.

Les regards de Mokryna et d’Arsey se croisent. Arsey se détourne.

La discussion entre Mokryna et Arsey se déroule avec la danse en arrière-plan.

Mokryna — Cela fait longtemps que je t’attends, j’ai déjà froid.

Arsey — Cela fait longtemps que je suis arrivé. Je t’observais derrière l’arbre : est-ce que tu allais m’attendre ? Je me suis dit : si elle m’attend, je l’épouse. Sinon, non.

Mokryna — Si je l’avais su, je serais partie.

Arsey — Mais où pourrais-tu aller ? Tu ne m’échapperas pas.

Mokryna — Ne fanfaronne pas.

Arsey — Mais est-ce que je fanfaronne ? J’ai tellement peur de toi que j’ai même bu pour me donner du courage.

Mokryna — Est-ce bien de boire ?

Arsey — Tu sais quand je suis tombé amoureux de toi ? Quand tu ne savais pas encore marcher. Je te regardais et je me disais : quelle belle enfant, j’aimerais avoir une petite sœur. Et puis quand tu as commencé à grandir, ce n’est plus une sœur que je voulais mais une femme. Et toi, quand est-ce que tu es tombée amoureuse de moi ?

Mokryna, tout bas — Dès que je t’ai vu. Je ne m’en souviens pas. Toute ma vie.

Arsey — Je viendrai ce soir demander ta main.

Mokryna — Ne viens pas. On n’acceptera pas. Je le sais, pour sûr.

Arsey — Et si je couche avec toi, alors, on acceptera tout de suite.

Mokryna, avec défi — Alors, couche.

Arsey appuie sa tête contre l’épaule de Mokryna et respire fort.

Arsey — Mais est-ce que je pourrais te faire du mal, mon trésor ?

Mokryna — Ça se peut.

Mokryna caresse la tête d’Arsey. Celui-ci lève sa tête et ils s’embrassent.

Mais, à cet instant, Arsey danse avec Kylyna et regarde Mokryna avec défi.

PâqueS 1931

Le printemps. Les oiseaux chantent. La neige fond. La place devant l’église et la Maison du conseil. La foule est massée devant l’église et observe Arsey qui a grimpé sur le clocher avec une corde.

Odarka — Fiston, pourquoi tu as grimpé sur le clocher ?

Kylyna — Tu veux voir Moscou ?

Arsey — C’est cela ! Moscou.

Odarka — Descends, mauvaise graine. Tu vas tomber.

Arsey — C’est Arsey Petcherytsia qui parle. Un bon à rien et une mauvaise graine....

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