Le Voyage de Paula S.

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Paula S., officiellement décédée, n’entend pas se soumettre à son nouveau statut de défunte.
Dès lors, bénéficiant de l’assistance plus ou moins consentie de Mathieu, elle mettra tout en œuvre pour échapper à son triste destin. D’abord en déjouant l’assiduité des services funéraires, ensuite en fomentant une fugue désespérée qui mènera mère et fils par-delà le périphérique, dans un périple burlesque et fantastique censé les soustraire aux poursuites de la police mais aussi d’autres instances bien plus ésotériques…

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I. La Chambre et les souvenirs

Mathieu, la cinquantaine, face au public, le regard fixe, dans une forme de stupéfaction.

Mathieu — Il était certain que la sonnerie du portable à 6 h 30 du matin ne présageait rien de bon.

Les mots « Résidence du Marais » surgissaient de l’écran.

Je choisis de ne pas décrocher, ou plutôt lorsque je choisis de décrocher, il était trop tard, l’appel avait basculé sur la messagerie.

Le téléphone fixe de la maison sonna à son tour.

Hannah sortit du lit, prit la communication, échangea quelques mots que je n’eus pas besoin d’entendre pour en saisir la teneur. Elle me tendit le combiné.

Je bredouillai un « oui », ou peut-être un « allô », ou peut-être les deux.

« Votre maman est décédée. »

(S’adressant au public.)

Alors, d’emblée, le mot « maman » me fut désagréable à l’oreille. J’aurais préféré « Votre mère est morte » et, peut-être, après un petit temps : « Désolé… »

Je me méfie des gens qui disent « maman » ou « papa » à tout bout de champ. Moi, je ne dis jamais « maman », je dis « ma mère ». Excepté à ma sœur. Il ferait beau voir que je dise « ma mère » en parlant à ma sœur de maman…

Bref, ma mère était morte, sauf à considérer qu’il s’agissait d’une mauvaise blague ou d’une erreur de diagnostic.

Je ne m’étais jamais retrouvé dans cette situation. Je l’avais déjà envisagée, bien entendu, dans la mesure où, depuis des mois, elle ne flottait plus que dans cet entre-deux mystérieux et léthargique au sein duquel on croyait déceler, faute de mieux, une maladie d’Alzheimer, mais entre envisager une possibilité et emplafonner le réel…

Je ne sus comment réagir. Je n’avais jamais su comment réagir face à ce qu’il est convenu d’appeler les « moments de vérité ». Les seuls que j’avais su appréhender, je veux dire suffisamment pour pouvoir en témoigner, avaient été ceux passés sur des scènes de théâtre.

Là, la vérité me semble être dignement représentée. Vu de la place que j’occupe, bien sûr : debout, sommé d’être un minimum actif face à des gens le plus souvent assis, le pacte de vérité que nous nous proposons les uns aux autres, pour un moment suspendu et écrit sur du sable, n’offre pas trop d’alternative et, dès lors que l’on parvient à surmonter la peur de déplaire, le trac et toutes ces choses, je ne connais pas vraiment de planque plus confortable…

Évidemment, ce matin-là, au moment où je raccrochais, je ne pensais pas à tout ça, c’est à présent que je digresse, que je tourne autour du pot, que je retarde un peu l’échéance de vous peindre l’effroi de la confrontation…

(La lumière se fait sur une chambre d’Ehpad aménagée avec goût. Au fond, un lit où l’on devine la forme d’un corps recouvert d’un drap blanc. Mathieu se dirige vers le lit, contemple le visage de sa mère.)

Plus tard, il y aurait les contingences, les papiers à remplir, les condoléances rapides formulées par les employés des diverses administrations jointes par téléphone, l’enterrement au village, le discours prononcé — paradoxal, le discours, suffisamment serti dans sa forme pour qu’il puisse constituer un hommage digne de ce nom et probablement narcissique jusqu’à la nausée, mais bon, on perd sa mère, on parle de soi, non ?

(Mathieu retourne en avant-scène.)

Il y aurait aussi l’épreuve de la mise en bière, le regret d’avoir coché l’option « maquillage », on avait dû, je ne sais pas… procéder à des injections, tendre les chairs du visage jusqu’à lui dessiner un sourire inconnu, rehaussé par un rouge à lèvres absurde, le tout évoquant plus le Joker de Batman que la tendresse habituelle de ses expressions.

Mais pour le moment, il n’y avait qu’elle, partie, et moi, demeurant, dans cette chambre qui avait abrité sa longue descente vers la fin et mes visites, quotidiennes, accomplies dans le silence et les rêvasseries.

Sur les dernières phrases de Mathieu, la mère s’est discrètement relevée. Elle se tient assise sur le lit.

La mère — Ça commence quand, en fait, là ?

Mathieu — Quoi ?

La mère — La vie.

Mathieu — Je te le demande.

La mère — Alors allons-y, si tu veux bien, mon petit garçon. Tu plombes un peu, là…

Mathieu — D’accord, maman, allons-y ! (La mère sort du lit prestement.) T’es jeune, dis donc, tu es belle…

La mère — En 1980, j’étais encore pas mal… De toute façon, je n’ai pas d’âge, je suis ta mère.

Mathieu et sa mère dans une voiture. La mère conduit, elle semble furieuse. Un temps assez long.

La mère — Mais c’est qui, exactement, cette fille ?

Mathieu — Je te l’ai dit, maman : c’est une copine qui avait peur de rentrer chez elle parce qu’elle croit qu’elle est enceinte. Tu étais d’accord pour qu’elle dorme à la maison…

La mère — Mathieu, je vous ai vus vous embrasser, ce matin, sur le perron ! Et dans ta chambre, j’ai trouvé des préservatifs partout sur le sol !

Mathieu, au public — J’avais à peine treize ans, je ne savais pas du tout comment on devait utiliser des préservatifs. J’en avais déroulé plusieurs et j’avais tenté ensuite de les enfiler comme des chaussettes… Face à l’absurdité — et la douleur — de l’entreprise, j’avais rendu les armes… Ce n’étaient tout de même pas des choses que l’on pouvait avouer à sa mère ! (À la mère.) C’était pour rigoler, on voulait faire une boum avec des ballons…

La mère — Donc, définitivement, Mathieu, tu me prends pour une chèvre.

Mathieu rit bêtement, puis, devant le regard ulcéré de la mère, cesse brusquement.

Mathieu — J’ai quand même le droit, je ne sais pas… J’ai un corps ! Il m’appartient !

La mère se tape violemment le front, la voiture fait une embardée, elle reprend le volant en catastrophe.

La mère — Mais qu’est-ce que tu racontes, bécasson ? Tu as douze ans…

Mathieu — Treize…

La mère — Elle est enceinte, est-ce que tu réalises ce qu’il va se passer si elle accouche ?

Mathieu, piteusement — Mais non, puisqu’on avait des préservatifs…

La mère, hurlant — Ils étaient vides ! Les préservatifs, par terre, dans ta chambre, ils étaient vides ! (Au bord des larmes :) Mon Dieu, je ne sais même pas comment je peux avoir cette conversation avec toi…

Mathieu — On n’a rien fait, voilà ! Je n’y suis pas arrivé ! De toute façon, je suis un nul ! On n’a rien fait, t’es contente ?

La mère — Encore heureux !

Un temps.

Mathieu — C’est vraiment bizarre…

La mère — Qu’est-ce qui est bizarre ?

Mathieu — J’ai l’impression que tu me fais une scène de jalousie.

La mère — D’accord… Mathieu, tu vas me faire le plaisir d’arrêter de fréquenter ta prof de dessin en dehors des heures de cours. Mme Tréfou, là…

Mathieu — N’importe quoi ! Qu’est-ce que ça a à voir avec Mme Tréfou ?

La mère — Je pense qu’elle a une très mauvaise influence sur toi.

Mathieu — N’importe quoi !

La mère — Tu peux m’expliquer pourquoi elle appelle à la maison à 22 h 30 ? Elle est vulgaire, Mathieu. Ne me réponds pas, mon petit garçon ! Je connais la vie, je n’ai pas trop envie d’en dire plus mais… elle est vulgaire. Je la vois, en salle des profs, elle lit du Freud, du Robbe-Grillet… Je suis sûre qu’elle n’y comprend rien, c’est juste pour nous épater. Elle va vouloir nous éloigner l’un de l’autre, et tu risques de le regretter. Moi, tu penses bien, à mon âge, j’ai pris l’habitude des déconvenues et des désillusions, mais toi… tu risques de te fourvoyer pendant des lustres avec des chimères. Concentre-toi sur le théâtre, Mathieu, j’ai monté ce club...

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