Le rideau s’ouvre sur un salon au dernier étage d’un théâtre. Au fond, une vue sur les toits de Londres. À cour, une porte mène, hors scène, à un bureau donnant sur le balcon visible à l’arrière-scène. À jardin, une porte mène, hors scène, à la grande salle de réception du théâtre.
Au centre de la scène se trouvent des fauteuils et un canapé confortable. On remarque aussi une table basse sur laquelle repose une bouteille de champagne dans un seau à glace entourée de coupes, ainsi qu’un large plateau de madeleines aux fruits rouges.
Une femme, Miss Belgrave, chante alors que trois hommes, Bernard Shaw, Bram Stoker et Hartford, l’écoutent avec attention. Lorsqu’elle semble terminer sa chanson, on l’applaudit.
	BRAM STOKER 	Bravo !
	HARTFORD 	C’est prodigieux…
Elle reprend sa chanson, à la surprise générale. Quelques instants plus tard, elle s’arrête de nouveau. Après une seconde de doute, les applaudissements redoublent.
	BRAM STOKER 	Quel enchantement !
	HARTFORD 	C’est vous qui devriez jouer Peter Pan ce soir.
	MISS BELGRAVE 	Flatteur !
	BRAM STOKER 	Oh oui ! Vous surpassiez largement Miss Chase lors du récital de tout à l’heure.
	MISS BELGRAVE 	Oh ! ce n’était qu’une modeste première partie. Un petit cadeau de mon frère. Et vous, monsieur Shaw, vous ne dites rien ?
Bram Stoker, inquiet, devance la réponse.
	BRAM STOKER 	Oh ! il a trouvé ça très bien ! N’est-ce pas, George ?
	BERNARD SHAW 	Je vous ai trouvé très « juste ».
	MISS BELGRAVE 	Est-ce que c’est un compliment ?
	BERNARD SHAW 	Pleine de justesse, très agréable. (Le soulagement est palpable.) Beaucoup pensent que vous chantez parce que votre frère est riche ; je pense que vous chantez et que votre frère est riche.
	BRAM STOKER 	(Mal à l’aise.) Il est conquis.
	HARTFORD 	Vous n’êtes pas très doué pour parler aux dames, hein ?
	BERNARD SHAW 	Je ne suis doué pour rien, c’est pour ça que j’écris. (À Miss Belgrave.) Votre Bellini était charmant, votre Donizetti plus… folklorique.
	BRAM STOKER 	J’ai adoré quand vous avez soufflé la farine vers la salle.
	BERNARD SHAW 	Voilà…
	MISS BELGRAVE 	La « poussière de fée », monsieur Stoker. Celle qui permet de s’envoler vers le Pays imaginaire. Un clin d’œil à la suite de la soirée.
	BERNARD SHAW 	C’est le premier rang qui a dû être content.
	BRAM STOKER 	C’était ravissant, comme si… (Soudain, Bram Stoker se fige en regardant dehors.) Il y a un homme sur le balcon. Là ! Vous avez vu ? Vous avez vu ?
	MISS BELGRAVE 	Oui, c’est Philip.
	BRAM STOKER 	Vous êtes sûre ?
	MISS BELGRAVE 	Ah oui ! Je vous assure que c’est bien mon frère.
	HARTFORD 	Qu’est-ce qui vous arrive, monsieur Stoker ? Vous voyez des fantômes ?
	BRAM STOKER 	Je… Il y a quelqu’un qui rôde autour du théâtre. Autour de moi.
	BERNARD SHAW 	Ah ! il y avait longtemps ! Racontez-nous ça !
	BRAM STOKER 	George, ce n’est pas une histoire. C’est la réalité, cette fois. Je l’ai vu. (Il prend une inspiration.) Avant-hier, la nuit tombe à peine et les crieurs de journaux viennent d’arriver. Je sors plus tôt que d’habitude. Je m’arrête un instant pour mieux fermer mon manteau, et c’est là que je sens sa présence pour la première fois. Il me fixe du regard.
	BERNARD SHAW 	À quoi ressemblait-il ?
	BRAM STOKER 	Rien qu’une silhouette lugubre dans un renfoncement de la façade. Et en un instant, envolé !
	HARTFORD 	Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’il vous surveille ?
	BRAM STOKER 	Je suis sorti plusieurs fois dans la semaine, et toujours cet homme est quelque part. Derrière les chevaux du tramway, à une fenêtre de pub, sur un banc du square. Toujours là, à observer.
	MISS BELGRAVE 	Oh ! c’est follement romanesque ! Vous lui avez parlé ?
	BRAM STOKER 	J’ai essayé d’approcher, mais toujours il disparaît.
	BERNARD SHAW 	(Dubitatif.) Et pourquoi diable est-ce que ce bonhomme vous observerait, Bram ?
	BRAM STOKER 	Mais je n’en sais rien ! C’est là tout le mystère.
	HARTFORD 	Vous êtes sûr que c’est vous qu’il regarde ? Ce n’est pas plutôt une petite ouvreuse ?
	MISS BELGRAVE 	John ! Surveillez votre langue.
	HARTFORD 	Eh bien, quoi ? Il y a plus de chance qu’il s’agisse d’un amoureux timide que d’un fou sanguinaire. Vous ne pensez pas, monsieur Shaw ?
	BERNARD SHAW 	Le passage de l’un à l’autre est parfois rapide.
	MISS BELGRAVE 	Vous m’emmènerez tout à l’heure, je brûle de voir à quoi il ressemble.
	BRAM STOKER 	(Viril.) Il peut y avoir du danger.
	HARTFORD 	Alors, c’est moi qui vous accompagnerai.
	BRAM STOKER 	(Déçu.) Ah…
	HARTFORD 	On attrapera le gaillard et on lui souhaitera une bonne année.
	BERNARD SHAW 	Mais c’est un journaliste ! Il guette Pauline Chase pour noter au bras de qui elle rentre le soir.
	MISS BELGRAVE 	Alors j’espère qu’il a pris deux ou trois carnets.
	HARTFORD 	Et c’est moi qui dois surveiller ma langue ?
	BERNARD SHAW 	Ça ne compte pas, monsieur Hartford. Dans le West End, la médisance est une des traditions du Nouvel An. Avec le champagne et les vœux.
	BRAM STOKER 	D’ailleurs, il va être l’heure de retourner dans la salle ! (Bas, toujours tendu par la présence d’un homme sur la terrasse.) Il est toujours sur la terrasse ?
	HARTFORD 	Qui ? Votre fantôme ?
	BRAM STOKER 	M. Somerset.
	HARTFORD 	Toujours.
	BRAM STOKER 	(Bas.) Mais qu’est-ce qu’il fait ?
	HARTFORD 	Il relit un contrat.
	MISS BELGRAVE 	(Agacée.) Un contrat ? Ce soir ?
	HARTFORD 	Il prend de l’avance. Je crois qu’il sera absent plusieurs jours.
Miss Belgrave s’approche du balcon et parle à son frère qui est hors scène.
	MISS BELGRAVE 	Philip ! Est-ce bien le moment ? Vous aviez promis !
Elle sort.
	BERNARD SHAW 	Savez-vous quelque chose sur ce dernier acte mystérieux que Barrie a ajouté à la représentation de ce soir ?
	BRAM STOKER 	Non. Mais tout le monde est impatient.
	BERNARD SHAW 	Vous n’avez pas lu le nouveau texte ? Je croyais que c’était votre rôle ici.
	BRAM STOKER 	Eh bien… Je suis le directeur, je ne peux pas m’occuper de tout, j’ai surtout préparé l’inauguration. C’est tout de même une grande date : un nouveau théâtre, un nouvel espace pour l’imagination.
	BERNARD SHAW 	L’imagination peut devenir dangereuse entre les mains de gens qui veulent dominer vos rêves et vous dire ce que vous devez penser.
	BRAM STOKER 	Mais n’est-ce pas ce que vous faites dans vos pièces, George ?
	HARTFORD 	Ah ! ah !
	BERNARD SHAW 	(Échauffé.) Je laisse toujours le public juge de ce que je dis ou de ce que je fais dire à mes personnages. Parce que le théâtre sans le public, ça s’appelle la schizophrénie.
	BRAM STOKER 	Vraiment ? La dernière fois qu’un spectateur vous a fait une remarque, vous lui avez jeté un pamplemousse à la figure.
	BERNARD SHAW 	Ce n’était pas un spectateur, c’était un critique !
	HARTFORD 	Quelle différence ?
	BERNARD SHAW 	L’un paie pour voir le spectacle, l’autre se fait payer.
Miss Belgrave revient.
	MISS BELGRAVE 	Ah ! messieurs, messieurs, nous ne sommes pas au théâtre pour débattre de thèmes compliqués et désagréables. Nous sommes ici pour nous divertir et pour rêver.
	BERNARD SHAW 	Quelle horrible soirée vous nous préparez !
	MISS BELGRAVE 	Ne me taquinez pas, monsieur Shaw. Je suis sûre que vous aussi vous avez besoin d’évasion et de redevenir le petit garçon que vous étiez.
	BERNARD SHAW 	Le petit garçon que j’étais ne rêvait que d’une seule évasion : celle du parc en bois où l’on tentait de me maintenir prisonnier.
	MISS BELGRAVE 	Savez-vous où est Miss Lime ? Philip la demande.
	HARTFORD 	Elle est à côté du buffet, près de l’escalier.
	BRAM STOKER 	Je vais la chercher… avant que George ne redevienne sérieux.
Bram Stoker sort.
	MISS BELGRAVE 	Allons, monsieur Shaw, pouvons-nous juste rêver aimablement pour une heure ou deux ?
	BERNARD SHAW 	« Rêver aimablement ? » Avec cette pièce-là ?
	MISS BELGRAVE 	N’est-ce pas Peter Pan ?
	BERNARD SHAW 	Oui, une pièce qui ne parle que d’enlèvement d’enfants, de violence et de mort.
	HARTFORD 	Ah ! voilà qui pourrait m’intéresser !
	MISS BELGRAVE 	(Bienveillante.) Sottise. Vous allez voir, John, il y a une petite fée absolument charmante même si elle ne parle pas.
	HARTFORD 	C’est sans doute pour ça qu’elle est charmante.
	MISS BELGRAVE 	Vous êtes un goujat.
	BERNARD SHAW 	Non, un Américain. Vous n’aimez pas le théâtre ?
	HARTFORD 	Si, si. Mais je préfère le cirque : au moins, on peut manger en regardant le show.
	MISS BELGRAVE 	John, ne provoquez pas, vous êtes en Europe.
	HARTFORD 	Et quoi ? On ne peut pas dire ce que l’on pense, en Europe ?
	BERNARD SHAW 	Nous préférons dire ce qu’il serait bon que nous pensions.
	MISS BELGRAVE 	(Vers le balcon.) Bon, Philip !
	HARTFORD 	Il savoure son triomphe, laissez-le.
	MISS BELGRAVE 	Monsieur fait construire le théâtre le plus moderne d’Europe et reste sur son balcon à lire des paperasses le soir de la première ! Il va surtout savourer un bon rhume.
	HARTFORD 	Ça lui gâcherait son week-end à l’île de Wight.
	MISS BELGRAVE 	L’île de Wight ?
	HARTFORD 	(Gêné de la bévue.) Oh ! j’avais cru que…
	BERNARD SHAW 	Oh ! oh !
	MISS BELGRAVE 	C’est pour ça qu’il sera absent ?
	HARTFORD 	J’ai dû mal comprendre son accent.
	MISS BELGRAVE 	(Amusée.) Oui, sans doute. J’aurai tout de même deux mots à lui dire, à l’aventurier.
Miss Belgrave se dirige vers le manteau de Somerset pour le lui apporter. Une jeune femme entre, c’est Miss Lime.
	MISS LIME 	On m’a dit que M. Somerset me cherchait…
	BERNARD SHAW 	Il est sur le balcon.
	MISS BELGRAVE 	Sans manteau.
Miss Lime prend le manteau et va vers le balcon.
	MISS LIME 	Laissez, je m’en charge.
	MISS BELGRAVE 	Merci. Oh ! prenez quand même une minute pour trinquer avec nous !
	MISS LIME 	Mais je ne peux pas le faire attendre…
Hartford ramasse une coupe sur la table et la tend à Miss Lime.
	HARTFORD 	Ta-ta-ta, vous n’allez pas refuser de partager un toast un soir comme celui-là !
Miss Lime prend la coupe qu’on lui tend. Elle est gênée par le manteau qu’elle tient à la main.
	MISS LIME 	C’est que la soirée va reprendre, nous sommes en pleins préparatifs.
	MISS BELGRAVE 	Prenez le temps de vivre, Miss Lime, sinon vous allez nous refaire un malaise.
	MISS LIME 	Ce n’était qu’un vertige.
	HARTFORD 	Allez, au succès !
Miss Lime trinque mais ne boit pas. Elle est mal à l’aise face à la familiarité et la proximité d’Hartford.
	MISS LIME 	Merci.
Elle s’esquive et sort en emportant le manteau en plus de sa coupe de champagne.
	HARTFORD 	(À Miss Belgrave.) Je vais voir si le vieux grigou en a enfin terminé.
Il sort à son tour vers le balcon.
Stoker revient précipitamment de la salle de réception.
	BRAM STOKER 	George, promettez-moi de rester calme.
	BERNARD SHAW 	Pourquoi ? Vous comptez m’énerver ?
	BRAM STOKER 	Je n’étais au courant de rien, je pensais qu’il venait demain.
	MISS BELGRAVE 	Mais de qui parlez-vous ?
	BRAM STOKER 	Ce n’est pas ma faute. J’ai tout fait pour éviter ça.
	BERNARD SHAW 	Mais de qui...