Nuit De Louves

Le temps est à la guerre. Dans ce coin de campagne, après un assaut de l’armée d’invasion, un jeune soldat a été abandonné sur place, blessé et inconscient.
Andrey, un jeune homme du même âge, esprit simple, l’a trouvé et rapporté en cachette chez lui, comme une prise de guerre. Sa mère, Alisa, une femme que le conflit en cours a rendue veuve et forte, impose à tous le secret autour de cette présence qui constitue, à présent, une sorte de secret de famille. Le soldat, Radimir, à la merci de ce groupe de personnes dont il ignore tout, va apprendre à survivre, terré au sein de ce milieu étranger et, à priori, ennemi.
Mais voici qu’une autre femme paraît, venue du camp adverse, en quête de son fils dont elle n’a plus de nouvelles. Cette mère-courage, Nadya, obstinée et résolue à parvenir à son but coûte que coûte, que rien n’arrête, trouvera-t-elle la force, la conviction, les pots qui portent pour obtenir satisfaction ?
Quel sort pour l’amour du prochain et l’amour des mères… quand les sentiments de fraternité de la famille humaine sont broyés par les rouages d’une guerre ?
Comment se dessine le destin des humains ballottés par les vicissitudes de l’histoire, la grande et la petite ?

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Le temps est à la guerre. L'action se déroule dans une maison paysanne plutôt isolée, à la limite du village, dans la zone de combat. La scène, qui est la même pour tous les épisodes, représente une grande pièce faisant office de cuisine et de salle de séjour. À l'extérieur, côté jardin, une barrière en bois délimite un jardin-potager, à cour s'élève une petite construction devant le mur de laquelle est placé un banc.

La pièce centrale est précairement meublée, d'éléments de récupération : au centre, une table en bois et des chaises ; à jardin, un petit meuble supportant un dispositif de cuisson au-dessous d'une étagère et de quelques casseroles pendues au mur ; à cour, un vieux fauteuil réservé au Grand-Père et un téléviseur tourné dans sa direction. Le long des murs, à ras de sol, sont alignés de grands bidons d'eau, des jerricans d'essence, des filets de pommes de terre, d'oignons, et d'autres réserves en boîtes ...

La pièce baigne dans une pénombre de crépuscule. De temps en temps, à l'extérieur, le ciel s'illumine des éclairs des bombes, soutenus, dans le lointain, par le fracas assourdi des bombardements. Malgré cela, l'ambiance paraît paisible.

PROLOGUE

À l'avant-scène, Andrey, un homme encore jeune est assis

à même le sol. Un fusil est posé à côté de lui. Il tient sa tête entre les mains et parle sourdement.

De temps à autre, les membres de sa famille vont apparaître à

l'arrière, dans une sorte de délire, comme pour lui donner les réponses qui lui manquent.

ANDREY

Qu'est-ce qui m'arrive ? Quelqu'un peut le dire ?

Au secours ! …Au secours !... La douleur habite mon crâne.

Ma tête n'est pas une bombe, pourtant elle explose...

Elle vole en éclats... une écharde d'idée par-ci,

une esquille de raison par-là... et la peur...

la peur partout dans les parties de mon corps,

coulant comme sang noir dans mes veines...

(Un silence pendant lequel il relève la tête, met sa main en paravent

devant ses yeux pour se protéger de la lumière et scrute lentement autour de lui).

Qui entend quand je parle ? Qui me comprend ?

Souvent j'ai du mal moi-même à le faire...

Et je me dis : pourquoi j'ai fait ça ? Mais c'est toujours après...

et je sais pas quoi répondre. La faute à qui ? … À qui ?

LEONID

Au tonnerre des canons, peut-être bien... peut-être pas...

Aux bombes qui creusent des puits larges et profonds

dans les champs et les prés, ou percent les toits et les murs

ou jettent en l'air des confetti de chair.

ANDREY

Je les ai vues arriver, les bombes, je les ai entendues

soupirer avec leur sifflement arrondi avant de trouer

le sol dans un éclatement de joie sourde.

Comment elles font ça ?

Je le demanderai à mon frère, mon frère Stepan,

quand il reviendra à la maison, à sa prochaine permission.

Il sait tout, Stepan. Même s'il est né après moi,

c'est mon grand frère et il explique bien.

Je comprends toujours ce qu'il dit... Il parle clair et simple.

Pas comme d'autres où je ne comprends rien.

ALISA

Il est parti sans rien dire, ton frère, quand on l'a appelé.

On lui a dit que c'était la guerre, qu'il devait partir

avec les autres jeunes de son âge, et d'autres plus vieux.

ANDREY

Moi aussi, je voulais partir à la guerre... pour aller

défendre notre pays. C'est ce que tout le monde dit.

On m'aurait donné un fusil pour tirer

sur ceux qui viennent nous attaquer chez nous.

Mais Maman m'a expliqué :

ALISA

Tu ne peux pas y aller, Andrey. La guerre n'est pas faite pour toi.

Tu n'es pas né pour porter les armes et tuer d'autres gens,

même si ce sont des méchants qui nous veulent du mal.

ANDREY

Alors je suis resté à la maison, j'écoute la radio

et je regarde la télé pour savoir ce que fait mon frère.

Puis j'aide mon grand-père à écrire dans son carnet

les choses importantes, « pour ne jamais les oublier »,

comme il le répète souvent.

C'est bizarre : il n'a jamais voulu écrire dans son carnet

que mon père était mort à la guerre à peine qu'il était arrivé.

Plusieurs fois je le lui ai rappelé mais il n'a jamais voulu.

Pourquoi ? … Pourquoi ? …

OLGA

Faut pas l'embêter... s'il dit qu'il ne veut pas,

c'est qu'il a ses raisons. Tu comprends ?

ANDREY

D'accord. Moi, je lui dis ce que je vois ou j'entends et lui, il note.

LEONID

Il y en a des histoires à raconter, avec tout ce qui se passe chaque jour.

Surtout quand la guerre arrive jusqu'à chez nous.

ANDREY

Moi, je les ai vu ces hommes avec des habits couleur

de feuilles sèches et des casques, quand ils ont avancé dans les rues,

se cachant derrière les murs et tirant avec leurs gros fusils.

J'ai eu peur, j'ai couru me cacher sous la table de la cuisine.

Pendant tout le temps où ils sont restés dans le village,

ALEXANDRA

« Arrêtés par la défense acharnée de nos soldats à nous ! »

ANDREY

C'est ma tante Alexandra qui a dit ça –

je suis sorti juste quand il le fallait, en profitant de l'obscurité.

Le jour où ils sont partis, j'ai fouillé un peu les maisons

de notre quartier, pour voir ce qu'ils avaient laissé derrière eux.

Il y avait partout de la boue, et des meubles renversés

pour mieux se cacher. Des assiettes cassées, et même des verres,

traînaient par terre autour des tables. Tout était sale.

J'ai ramassé des dizaines de douilles. Je vais les garder en souvenir.

Sur le bord d'une fenêtre, j'ai pris un livre qu'on avait laissé ouvert.

Je le lirai peut-être un jour, quand j'aurai fait des progrès.

Et puis, devant la porte de l'étable du gros pré, j'ai trouvé un homme allongé par terre. La face contre le sol, les bras écartés

et un grand fusil à côté de lui.

J'ai reconnu l'uniforme de nos ennemis. C'était un orque.

OLGA

C'est comme ça que nous appelons, chez nous, les mercenaires

qui sont venus nous faire du mal. Des gens qui ne se battent

que pour l'argent. Quelle honte ! –

ANDREY

L'orque était couvert de sang, et il bougeait pas.

Je me suis dit qu'il était mort, comme les rats

quand ils ont bouffé le blé rouge qu'on dit de ne pas toucher, nous,

vu qu'il est empoisonné.

Tout à coup, l'orque a bougé un bras en faisant un drôle de bruit

avec sa gorge : « aaaah ! aaaah ! aaaah ! » qui finissait en gémissement.

J'ai compris qu'il était vivant. Il était vivant !

OLGA

Tu n'es pas resté à réfléchir, alors que, peut-être, tu aurais dû...

ANDREY

Ma belle-sœur a raison. C'est juste que j'osais pas trop le toucher,

des fois que...

Mais comme il faisait nuit, je suis allé chercher une brouette chez nous.

J'ai chargé l'homme dessus, j'ai pris le grand fusil,

et je l'ai ramené dans notre hangar.

Personne m'a vu. Je sais bien que personne va jamais là

et qu'on le verrait pas.

J'ai cherché le vieux matelas de quand j'étais petit

qui pourrit derrière la remise. J'ai rajouté du foin

parce que c'était vraiment trop petit.

J'ai installé l'orque sur ce lit et je l'ai nettoyé avec un chiffon,

comme j'ai pu, pour qu'il paraisse moins blessé.

Il était réveillé maintenant mais il se laissait faire,

et il me regardait avec de grands yeux.

Il grognait un peu quand ça lui faisait mal.

Je lui ai expliqué gentiment qu'il était juste mon prisonnier,

et que j'allais m'occuper de lui. À condition qu'il fasse pas de bruit

et qu'il cherche pas à s'enfuir. Pour en être sûr,

je lui ai attaché les mains derrière le dos et les chevilles aussi.

Stepan aurait été content... Il m'a appris à être prudent... tout le temps...

Après, je suis rentré pour lui ramener quelque chose à manger,

et aussi lui faire avaler une aspirine et lui faire des pansements.

C'est seulement au troisième jour que j'en ai parlé à la maison.

Le fusil, je l'ai caché dans ma chambre, sur l'armoire.

Il est à moi, maintenant.

ALEXANDRA

Quand tu nous as dit que tu avais un prisonnier,

nous t'avons tous regardé avec des yeux ronds,

nous croyons que tu nous racontais une blague.

Tu as pris un air sérieux et tu nous as annoncé d'une voix tranquille :

ANDREY

« C'est un Orque, il s'appelle Radimir. Vous pouvez venir le voir

quand vous voulez ».

OLGA

L'un après l'autre, nous sommes venus dans le hangar,

nous avons regardé ton prisonnier en hochant la tête

et nous sommes repartis en te jetant de drôles de regards.

Après, on a eu un réunion de famille. Maman a dit :

ALISA

Nous devons livrer le blessé à notre maire qui saura

ce qu'il faut en faire.

ANDREY

Je me suis mis à crier que je voulais pas, non, que c'était

mon prisonnier et que je le garderais jusqu'à ce qu'il soit guéri.

Je me souviens plus bien, mais il me semble que j'ai hurlé :

« Pas question de le libérer, il m'appartient ! ».

Je sais pas pourquoi j'ai dit ça, en tout cas ça a marché.

Maman, mon grand-père, ma tante et ma belle-sœur, tous,

ils ont accepté ma décision. Je m'y attendais pas. Pas si facilement.

Depuis ce jour, je m'occupe tout seul de Radimir.

Je le soigne du mieux que je peux, je le nourris, et nous discutons

de plus en plus souvent. Comme des amis, presque...

Je l'attache plus, c'est pas une bête.

OLGA

Qui est-il vraiment ? Tu dois croire tout ce qu'il te dit ?...

ANDREY

J'ai peur quand même.

LEONID

Si quelqu'un le trouvait, comment expliquer sa présence chez nous ?

C'est un ennemi, après tout.

ANDREY

C'est ma faute tout ça. C'est ma faute... Qu'est-ce que je dois faire ?

(Il saisit le fusil entre ses jambes, le serre avec ses deux mains pour s'appuyer dessus en se dandinant d'avant en arrière).

Si Stepan était là, il saurait ! Il me dirait, lui, ce que je dois faire.

Au lieu de ça, ma tête explose, elle part dans tous les sens...

Ah ! comment faire pour arracher, cracher cette douleur,

qui coule comme un poison dans tout mon corps.

(Douloureusement) Aaaah !

Il baisse la tête et reste prostré, en se dandinant ainsi jusqu'au noir.

ÉPISODE I

LEONID, OLGA

Lumière terne dans la maison. Le Grand-Père, les jambes couvertes par un lainage, rumine dans son fauteuil. Un carnet ouvert est posé sur ses genoux, dans lequel

il griffonne quelques mots avant de le refermer.

LEONID, marmonnant

Maudites bombes qui ne font pas de quartier...

Qui tombent à l'aveuglette, et tuent qui elles veulent,

sans pitié ... Maudits soient aussi ceux qui les lancent...

et ceux qui l'ont décidé et tous ceux

qui ont donné l'ordre de les lancer...

OLGA, qui entre sur ces entrefaites

Qu'est-ce que tu racontes, grand-père ?

Tu ne regardes pas la télévision ?

LEONID

Il n'y a plus de courant. Le groupe électrogène de Viktor

s'est arrêté tout à l'heure. Il y a bien longtemps

que je n'entends pas tourner le moteur... Ça n'a pas d'importance.

Je sais déjà tout ce qu'ils vont dire à la télé.

Et puis, je me comprends, Olga, je me comprends...

On ne parle que de guerre, forcément...

Mais quelle guerre ?...

C'est ça la guerre ? ...

De mon temps, on savait bien assez tôt

pourquoi on allait se battre. On partait pour défendre sa vie,

sa maison, sa terre, contre un ennemi déclaré.

Aujourd'hui, notre voisin, sans raison, vient bombarder nos champs,

attaquer nos rues et tirer sur tout ce qui bouge.

Pourquoi ?

Pourquoi sont-ils venus ?

OLGA

Tu sais bien, grand-père, qu'un peuple

guidé par le mensonge n'a plus le sens commun.

LEONID, amèrement

Oui, oui... Le sens commun...

Qui l'a encore de nos jours...

Comment quelqu'un a pu se lever un matin

et déclencher ce conflit sauvage sans déclaration officielle,

et donc sans grandeur, sans honneur...

Et comment ce même quelqu'un a pu ordonner à son armée

d'envahir sans crier gare, au petit matin,

quand les braves gens dorment encore,

le pays de ses voisins.

OLGA, lui tendant la tasse qu'elle apporte

Il n'y a qu'un tsar délirant

c'est comme ça que certains l'appellent déjà –

pour imaginer un scénario pareil. Un dément qui s'est fixé

dans son délire, de récupérer et de libérer

les terres qui, selon lui, ont toujours appartenu à son pays.

Et qui prétend aussi rendre la vie des habitants reconquis

non seulement acceptable mais utile à la patrie.

LEONID, qui a pris la tasse dans sa main

Oui, c'est ce qu'il affirme à qui veut l'entendre.

Comme si on lui avait demandé quelque chose,

à ce fou. Mais le plus grave, il veut faire croire au monde entier

qu'il n'est pas notre agresseur ! Qu'il agit en justicier.

Alors que les racailles sanguinaires qui lui servent de mercenaires

détruisent tout ce qui se présente sur leur route... Quelle honte !

OLGA

Allez, bois ta tisane. Ça calmera tes nerfs

et t'apportera un peu de paix.

Ne pense pas...

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