1.
Mme Proximette est placée devant la porte n°2, entrouverte, alors que M. Grandchou vient d’introduire sa clé dans la serrure de la porte n°1.
Nous les surprenons en plein bavardage.
GRANDCHOU : Eh bien, vraiment… Je ne sais que dire… Un tel compliment !... C’est très gentil !... Mais je ne le mérite pas !... Je suis comme tout le monde, vous savez, j’ai mes petits défauts… Et même certains plutôt encombrants !...
Mme PROXIMETTE : Cette réaction vous honore et me conforte dans mon opinion !... Mais attention, je n’ai pas dit que vous étiez parfait ! J’ai dit que vous étiez un voisin parfait : ce n’est pas la même chose !... Avant vous, nous en avions un, d’homme parfait, un être idéal, beau comme un dieu, aimable, intelligent. Toutes les femmes de la ville, et même du canton, que dis-je du département ! étaient à ses pieds !... Ça défilait du soir au matin ! Ça grouillait, ça rampait, ça squattait le couloir, ça bloquait l’ascenseur… Évidemment, ça finissait par entraîner les maris derrière elles, des maris qui n’étaient pas d’accord du tout, alors je vous raconte pas les scènes de ménage en direct : on a frôlé plus d’une fois le crime passionnel, là, sous nos yeux ! Bref, que des ennuis !... Vous, vous êtes loin d’en être là, avec votre physique… Un peu ingrat, il faut le reconnaître, mais qui se marie très bien avec votre tenue comment dire… décontractée… Enfin, un peu défraîchie, quand même… Excusez-moi, mais, entre nous, où êtes-vous allé pêcher un tel costume ?... Je m’en veux de vous dire ça, mais… On dirait un pyjama !
GRANDCHOU : C’est vrai que ça pourrait faire penser à… Il faut dire que je n’ai pas eu trop le temps de m’habiller.
Mme PROXIMETTE : En tout cas, avec ce style, et votre attitude réservée… On a toujours l’impression que vous rasez les murs… peut-être à cause de votre habillement… En tout cas, on peut être sûr que ces dames ne passeront pas les nuits à gratter à votre porte comme des chiennes en chaleur ! Et c’est pour cette raison que vous êtes un voisin parfait : avec vous, on est tranquille !... Parce que vous êtes là, mais rien de plus. C’est ça, un voisin : c’est quelqu’un qui est là et rien d’autre… Si ce n’est le fait d’accepter d’échanger des propos insignifiants sur la pluie et le beau temps… Tâche dont vous vous acquittez parfaitement et sans faire de vagues.
GRANDCHOU : Pourtant, même en tant que voisin, je suis sûr que j’ai des défauts.
Mme PROXIMETTE : Lesquels ?
GRANDCHOU : Par exemple, je suis tête en l’air : souvent, quand je veux ouvrir la porte, je prends la clé de la cave, ça fait du bruit dans le trousseau…
Mme PROXIMETTE : Et ça nous prévient gentiment que vous êtes rentrés. Ça nous rassure.
GRANDCHOU : Il doit bien y avoir quelque chose qui cloche, quand même !
Mme PROXIMETTE : Je cherche mais je ne trouve pas.
Un temps. On entend des gouttes tomber une à une : plic ! ploc !
Mme PROXIMETTE : Ah oui, c’est vrai qu’il y a cette fuite, mais enfin…
Tous deux écoutent les gouttes.
GRANDCHOU : Le robinet de la salle de bain !
Mme PROXIMETTE : Que j’entends un peu de ma chambre… Mais ce n’est pas votre faute si les murs sont en carton… Et puis, ça me berce : je compte les gouttes pour m’endormir !... Je fais des concours !...
GRANDCHOU : Ah, quand même !... Si vous comptez les gouttes, c’est qu’elles vous obsèdent !
Mme PROXIMETTE : À peine !... C’est vrai que ça résonne dans mes cauchemars, mais…
GRANDCHOU : Ça résonne dans vos cauchemars ! Ouille ! j’y remédie instamment ! Excusez-moi, je me suis laissé aller : j’appelle un plombier immédiatement…
Mme PROXIMETTE : Vous voyez ce que je vous dis : un voisin parfait !
Noir.
2.
Le plombier et M. Grandchou se tiennent devant la porte n°1. On sent que le premier voudrait faire entrer le second dans l’appartement, mais celui-ci semble soudé au sol.
GRANDCHOU : C’est par là.
LE PLOMBIER : Je sais.
GRANDCHOU : Si vous voulez bien…
LE PLOMBIER : Pas la peine.
GRANDCHOU : Ah bon ?
LE PLOMBIER : Chttt ! (Après un temps d’écoute) : Plic ploc.
GRANDCHOU : Plic ploc ?
LE PLOMBIER : Cela veut dire que votre fuite est binaire, asymétrique.
GRANDCHOU : Asymétrique ?
LE PLOMBIER : Il y a d’abord l’épanchement classique dû au relâchement du joint défectueux car non changé dans les délais, auquel vient confluer un suintement plus diffus, plus sournois, et qui trouve son origine dans un endroit dont je n’aime pas parler, car lorsqu’on en parle, il est déjà trop tard...
GRANDCHOU : Trop tard ? Quel endroit ?
LE PLOMBIER : Le siège.
GRANDCHOU : Le siège ? Quel siège ?
LE PLOMBIER : Le siège du robinet. Il est déformé, vous avez forcé.
GRANDCHOU : C’est grave ?
LE PLOMBIER : Il va falloir changer.
GRANDCHOU : Changer le siège ?
LE PLOMBIER : Non, le robinet !
GRANDCHOU : Le robinet ?
LE PLOMBIER : C’est inévitable.
GRANDCHOU : Eh bien, changeons-le.
LE PLOMBIER : Changeons-le ? Vous dites ça comme ça ?
GRANDCHOU : Oui.
LE PLOMBIER : Eh bien, vous ne regardez pas à la dépense… Enfin, soit !... (il sort son agenda) Donc, nous disons le jeudi 12 mars, en fin de journée ?
GRANDCHOU : Le 12 mars ! Dans 2 mois ?
LE PLOMBIER : Ah non ! Dans un an et 2 mois ! L’année prochaine !
GRANDCHOU : Dans un an et 2 mois !
LE PLOMBIER : Bien sûr !... Donc c’est bon ? Je note ?
GRANDCHOU : Heu… Dans un an et deux mois, c’est quand même heu…
LE PLOMBIER : Comment ça, c’est quand même heu ?... Vous ne voulez quand même pas que je vous fasse passer avant les autres clients ?
GRANDCHOU : Non non…
LE PLOMBIER : Vous êtes à, disons, trente gouttes par seconde… (Il griffonne dans son agenda et marmonne des chiffres) plus trois mille six cents… égal quarante-cinq mille deux cents gouttes par jour… Ce qui vous place au… cent quatre-vingt-dixième rang, ex æquo avec une vieille dame qui goutte depuis six mois !
GRANDCHOU : Depuis six mois !
LE PLOMBIER : Eh oui, Monsieur !... Et il y en a, c’est bien pire !... J’en ai un qui est au bord de la fermeture du compteur !
GRANDCHOU : La fermeture du compteur !
LE PLOMBIER : Eh oui, Monsieur !... Ou alors, c’est à moi que vous en voulez : vous voulez que je prenne sur mon temps libre ?
GRANDCHOU : Non !
LE PLOMBIER : Sur ma santé ?
GRANDCHOU : Mais non !
LE PLOMBIER : Sur ma vie de famille !
GRANDCHOU : Non non !
LE PLOMBIER : Je suis heureux de l’entendre !... Eh bien, alors, nous disons le 12 mars de l’année prochaine vers 17 h 08. (il note) Au revoir, monsieur.
GRANDCHOU : Au revoir.
Alors qu’il se dirige vers la coulisse, le plombier croise Mme Proximette qui rentre chez elle en transportant des courses. Tous deux se figent.
LE PLOMBIER : Souffle semi-nasal, avec palpitation asynchrone de la narine gauche : je connais cette respiration.
Mme PROXIMETTE : Je ne connais qu’une personne capable de me parler ainsi de mes problèmes de sinusite !
Ils se retournent l’un vers l’autre.
Mme PROXIMETTE : Oreilles de lynx !
LE PLOMBIER : La fille qui murmurait à l’oreille des cancres !
Mme PROXIMETTE : Jacques !
LE PLOMBIER : Sophie !
Ils s’embrassent.
Mme PROXIMETTE : Mon Dieu comme il a grandi et forci, le petit Jacques !
LE PLOMBIER : Il est devenu plombier, comme tu vois.
Mme PROXIMETTE : Tu as réalisé ton rêve !
LE PLOMBIER : Grâce à toi : si tu ne m’avais pas soufflé au certificat les réponses de ce problème de calcul, j’aurais sans doute échoué. Et tout aurait changé.
Mme PROXIMETTE : Ah oui ! Ce problème de calcul où il était justement question d’un robinet !
LE PLOMBIER : Tu t’en souviens !... Un problème qui m’avait paru insoluble et sadique… Et toi, d’un seul souffle, tu l’as résolu !... Tu m’as rendu un fier service ! Mais en même temps, tu m’as révélé ma vocation : je me suis dit : « tout le monde n’a pas une Sophie à sa disposition ! Combien sabordent leurs études à cause de ces foutus robinets et finissent par errer dans une vie sans but, une vie de fuite… Cette pensée qu’il existait tant de malheureuses victimes de cette injustice m’était intolérable, et j’ai pensé : il faut en finir avec ces mitigeurs foireux, les éradiquer de la surface du monde ! » Et c’est ainsi que je suis parti en croisade contre le robinet malade, afin qu’il n’en soit plus jamais question dans les copies de nos chers bambins !
Mme PROXIMETTE : Et tu es devenu plombier !
LE PLOMBIER : Oui.
Mme PROXIMETTE : Un plombier talentueux, je suppose ?... N’est-ce pas, cher voisin ?
Grandchou reste silencieux. On entend les clapotis lointains du robinet qui fuit.
Mme Proximette interroge le plombier du regard.
LE PLOMBIER : Je l’ai inscrit sur ma liste.
GRANDCHOU: Oui oui, monsieur va bientôt intervenir… Enfin, dès qu’il sera libre…
Mme PROXIMETTE : Quand ?
GRANDCHOU: Dans…
Mme PROXIMETTE : Dans ?
GRANDCHOU: Dans un an et deux mois.
Mme PROXIMETTE : Jacques !
LE PLOMBIER : Je sais ce que tu penses : c’est un problème qui ressemble bigrement à celui du certif, et je viens de dire que je n’en voulais plus, de ces problèmes. Donc je me renie ! Mais depuis le certif, j’en ai fait du chemin dans la plomberie, et j’ai compris que le problème du certif, ce n’était qu’un petit problème. Il y en a de bien pires ! Des problèmes de niveau lycée, et même de niveau BTS !
Mme PROXIMETTE : Jacques !
LE PLOMBIER : La fuite est mondiale, Sophie ! Et nous ne sommes qu’une équipe restreinte ! Toujours dans la cale à colmater les brèches mais la coque est pourrie en profondeur et le navire prend l’eau de toute part !
Regard réprobateur de Mme Proximette.
LE PLOMBIER : Bon, je veux bien faire quelque chose, mais ça va être compliqué.
Nouveau regard de Mme Proximette.
LE PLOMBIER : Bon d’accord. Allons-y.
GRANDCHOU: C’est par là.
LE PLOMBIER (agacé) : Je sais !
Mme PROXIMETTE (à Grandchou) : Chttt !
Le plombier tend l’oreille sous l’œil admiratif de Mme Proximette.
LE PLOMBIER : Bon c’est du classique : un monotrou en 12/14… (sévèrement) Dites donc, vous êtes drôlement entartré !... Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?
Grandchou et Mme Proximette le regardent avec inquiétude.
LE PLOMBIER : Vous entendez ?
GRANDCHOU : Quoi ?
LE PLOMBIER : Plic ploc, plic ploc… Vous n’entendez pas, derrière le ploc ?
Mme PROXIMETTE : Que faut-il entendre ?
LE PLOMBIER : Un pluc !
LES DEUX AUTRES : Un pluc ?
LE PLOMBIER : Oui, c’est très rare !... Et je le connais, ce pluc ! C’est celui de M. Petitchou !
Mme PROXIMETTE : Petitchou ? Le...