Bernard Shaw
Pygmalion
(Pygmalion)
Version française de
Michel Habart
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Eliza Doolittle, la vendeuse de fleurs.
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Alfred Doolittle, son père
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Pickering
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Henry Higgins
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Madame Higgins, sa mère
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Madame Pearce, gouvernante de Higgins
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Madame Eynsford Hill
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Clara Eynsford Hill, sa fille
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Freddy Eynsford Hill, son fils
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Le chauffeur de taxi
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Nepommuck
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Personnages secondaires
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Acte Premier
Londres, le soir à 11h15. Lourde pluie d’été qui tombe à torrents. Appels de taxis sifflant de tous côtés avec frénésie. Les piétons courent se mettre à l’abri sous le porche de l’église Saint-Paul (non pas la cathédrale de Wren, mais l’église d’Inigo Jones, au marché aux légumes de Covent Garden). Parmi eux, une dame et sa fille en robe du soir. Tous regardent tomber la pluie d’un air lugubre, sauf un homme qui leur tourne le dos, écrivant sur le carnet de notes dans lequel il est plongé. La cloche de l’église sonne le premier quart.
La fille, entre les colonnes centrales et contre celle qui se trouve à sa gauche. — Je suis transie jusqu’aux os. Mais qu’est-ce que Freddy peut bien faire pendant tout ce temps ? Il y a vingt minutes qu’il est parti.
La mère, à la droite de sa fille. — Pas tant que ça. Mais depuis tout ce temps, il aurait dû nous trouver un taxi.
Un homme, à droite de la dame. — Il n’aura pas de taxi avant onze heure et demie, ma’ame, quand ils reviennent après avoir déposé leurs clients du théâtre.
La mère. — Mais il nous faut un taxi. Nous ne pouvons attendre ici jusqu’à onze heures et demie. C’est trop affreux.
L’homme. — Dites, c’est pas ma faute, ma’am.
La fille. — Si Freddy avait un brin de jugeote, il en aurait trouvé à la porte du théâtre.
La mère. — Qu’a-t-il bien pu faire, le pauvre garçon ?
La fille. — D’autres en ont trouvé, des taxis. Pourquoi pas lui ? (Freddy surgit de la pluie, côté Southampton Street, s’avance entre les deux femmes et referme un parapluie ruisselant. C’est un jeune homme d’une vingtaine d’années, en tenue de soirée, les pieds trempés jusqu’aux chevilles.) Alors, tu n’as pas trouvé de taxi ?
Freddy. — Impossible d’en trouver un, à aucun prix.
La mère. — Voyons, Freddy, on doit pouvoir en trouver. Tu n’as pas dû chercher.
La fille. — C’est assommant ! Qu’est-ce que tu attends !? Que nous allions en chercher un nous-mêmes ?
Freddy. — Je vous dis qu’ils sont tous pris. La pluie est venue si vite. Personne ne s’y attendait, et tout le monde voulait un taxi. Je suis allé par ici jusqu’à Charing Cross, et par là jusqu’à Ludgate Circus ; ils étaient tous pris.
La mère. — As-tu essayé Trafalgar Square ?
Freddy. — Il n’y en avait pas un seul à Trafalgar Square.
La fille. — As-tu seulement essayé ?
Freddy. — Je suis allé jusqu’à la gare de Charing Cross pour essayer d’en trouver. Tu t’attendais peut-être à ce que je marche jusqu’à Hammersmith ?
La fille. — Tu n’as même pas essayé.
La mère. — Tu es vraiment très emprunté, Freddy. Essaie encore, et ne reviens pas sans en avoir trouvé un.
Freddy. — Je me ferai tremper pour rien. Un point, c’est tout.
La fille. — Et nous, alors ? Est-ce qu’on va rester ici toute la nuit dans ce courant d’air, avec rien sur le dos ou presque ? Cochon d’égoïste...
Freddy. — Oh, très bien, j’y vais, j’y vais.
Il ouvre son parapluie et file par Strandwards, mais se heurte à une vendeuse de fleurs qui se précipite pour se mettre à l’abri, et il lui fait sauter son panier des mains. Un éclair aveuglant, aussitôt suivi d’un coup de tonnerre fracassant, sert de fond sonore à l’incident.
La vendeuse de fleurs. — Eh ! Dis un peu, le Freddy. Regarde où tu t’tailles, vieux.
Freddy. — Désolé.
Il disparait précipitamment.
La vendeuse de fleurs, ramassant ses fleurs pour les replacer dans le panier. — En v’là des façons, dis donc ! Eun’ paire d’bouquets d’violettes fichues dans la boue.
Elle s’assied à droite de la dame, sur le socle de la colonne, pour trier ses fleurs. Ce n’est nullement le genre romantique. Elle doit avoir dix-huit ans, peut-être vingt, guère plus. Elle est coiffée d’un petit chapeau de marin en paille noire, depuis longtemps exposé à la poussière et à la suie de Londres, et guère brossé s’il le fut jamais. Ses cheveux ont grand besoin d’une bonne lessive : leur teinte gris souris n’est certainement pas naturelle. Elle porte un casaquin noir de pacotille, serré à la taille, et qui lui tombe presque aux genoux, et une jupe sombre avec un tablier de grosse toile. Ses bottines sont hors d’usage. Sans doute est-elle aussi propre qu’il lui est possible de l’être. Mais, à côté des deux ladies, elle fait très sale. Son visage n’est pas plus laid que le leur, mais, pour la propreté, il laisse à désirer, et elle a grand besoin des soins d’un dentiste.
La mère. — Comment savez-vous que mon fils s’appelle Freddy, je vous prie ?
La vendeuse de fleurs. — Non ! c’est-y pas vrai ? C’est vot gars ? Eh ben ; si qu’vous faisiez vot-devoir, qu’eune mère ell’ devrait, i s’rait-i assez bêta pour m’fiche en l’air les fleurs d’eune pov’fille et filer au lieu de les cracher. Vous allez t’y les payer, vous, hein, oui ou non ?
Ici, et avec nos excuses, il nous faut renoncer à cette tentative désespérée de reproduire son idiome sans le secours d’un alphabet phonétique, car il serait incompréhensible en dehors de Londres.
La fille. — Cette idée ! Mère, n’en fais rien !
La mère. — Je t’en prie, Clara, laisse-moi faire. As-tu quelques pennies ?
La fille. — Non, je n’ai pas moins que des pièces de six pence.
La vendeuse de fleurs, d’une voix chargée d’espoir. — Je peux vous faire la monnaie de six pence, ma bonne dame.
La mère, à Clara. — Donne-la-moi. (Clara s’en défait de mauvaise grâce.) Tenez, c’est pour vos fleurs.
La vendeuse. — Merci bien, madame.
La fille. — Dis-lui de rendre la monnaie. Ces choses ne valent pas plus d’un penny le bouquet.
La mère. — Tiens ta langue, Clara (À la fille :) Vous pouvez garder la monnaie.
La vendeuse de fleurs. — Oh, merci à vous, madame.
La mère. — Et maintenant, dites-moi comment vous connaissez le nom de ce jeune monsieur.
La vendeuse de fleurs. — Mais je ne le savais pas.
La mère. — Je vous ai entendue l’appeler par son nom. N’essayez pas de me tromper.
La vendeuse de fleurs, protestant. — Mais qui donc essaie de vous tromper ici ? Je l’ai appelé Freddy ou Charlie tout comme vous auriez pu le faire vous-même, si vous parliez à un étranger en essayant d’être gentille.
La fille. — Encore une pièce de six pence gâchée. Vraiment, maman, tu aurais pu épargner cela à Freddy.
Elle se retire, d’un air chagrin, derrière la colonne. Un gentleman entre deux âges, l’air souriant et l’allure militaire, surgit pour se mettre à l’abri, en refermant un parapluie ruisselant. Il est dans le même état que Freddy, et il a, comme lui, les chevilles trempées. Il est en habit de soirée, sur lequel il a endossé un manteau léger. Il se met à l’endroit laissé vacant par la fille.
Le gentleman. — Pfui !
La mère, au gentleman. — Dites, monsieur, est-ce que la pluie a l’air de vouloir s’arrêter ?
Le gentleman. — J’ai bien peur que non. Depuis deux minutes environ, c’est reparti pire que jamais.
Il s’avance vers le socle, près de la vendeuse de fleurs, y pose le pied, et se penche pour retrousser le bas de son pantalon.
La mère. — Oh, mon Dieu !
Elle s’écarte d’un air navré pour rejoindre sa fille.
La vendeuse de fleurs, profitant du voisinage de ce gentleman à l’allure martiale, pour établir avec lui des relations amicales. — Si ça va plus mal, c’est signe que c’est bientôt fini. Allons, courage, capitaine, et achetez une fleur à une pauvre fille.
Le gentleman. — Je suis désolé, je n’ai pas de monnaie.
La vendeuse de fleurs. — Mais je peux vous en faire, de la monnaie, capitaine.
Le gentleman. — Sur un souverain ? Je n’ai rien de plus petit.
La vendeuse de fleurs. — Oh, achetez-moi une fleur ! Je peux vous changer une demi-couronne. Tenez, prenez ça. Pour deux pence.
Le gentleman. — Allons, soyez gentille, laissez-moi. (Fouillant ses poches.) Je n’ai vraiment pas de monnaie. Ah, tenez ! Voilà trois petits sous, si cela peut vous aider.
Il s’éloigne vers l’autre colonne.
La vendeuse de fleurs, déçue, mais jugeant que trois petits sous valent mieux que rien. — Merci, monsieur.
Le spectateur, à la vendeuse de fleurs. — Dis donc, fais attention. Donne-lui une fleur pour ça. Il y a un type, là derrière, qui note chaque fichu mot que tu sors.
Tous se tournent vers cet homme qui prend des notes.
La vendeuse de fleurs, se dressant d’un bond, terrifiée. — J’ai rien fait de mal en parlant au gentleman. J’ai le droit de vendre des fleurs du moment que je ne reste pas sur le bord du trottoir. (Hors d’elle :) Je suis une fille respectable : allons, soutenez-moi, je ne lui ai jamais parlé, sauf pour lui demander de m’acheter une fleur.
Murmure général, plutôt favorable à la vendeuse de fleurs, jugée pourtant trop susceptible. On lui crie : « Ne commence pas à brailler ! On ne t’a rien fait ? Personne ne va te toucher. À quoi ça t’avance de faire des histoires ? Calme-toi. Allons, doucement, etc. » du groupe de spectateurs qui se trouvent là depuis le début, et qui s’efforcent de la rassurer. D’autres, moins patients, lui disent de fermer son bec, ou lui demandent brutalement ce qu’il lui prend. Un groupe plus éloigné, qui ne sait pas de quoi il s’agit, se joint au premier et accroit le tohu-bohu, de ses questions et de ses réponses : « Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? Où est-il ? C’est un flic qui lui flanque un procès-verbal. Quoi ! lui ? Oui : le type, là-bas : elle a pris de l’argent au gentleman, etc. »
La vendeuse de fleurs, les bousculant pour se précipiter vers le gentleman et lui crier d’une voix pathétique. — Dites, monsieur, ne les laissez pas m’accuser. Vous ne savez pas ce que ça veut dire pour moi. Ils vont détruire ma réputation et me traquer dans les rues parce que je parle aux gentlemen. Ils...
Le preneur de notes, s’avançant vers elle, sur sa droite, tous les autres se groupant derrière lui. — Allons ! Allons ! Qu’est-ce qu’on vous a donc fait, petite sotte ? Pour qui me prenez-vous ?
Le spectateur. — Ça va, j’vous dis. C’gars-là, c’t’un gentleman : zyeute ses galoches. (Expliquant au preneur de notes :) Elle a cru qu’vous étiez une bourrique, m’sieu.
Le preneur de notes, vivement intéressé. — Qu’est-ce que c’est qu’une bourrique ?
Le spectateur, peu fait pour les définitions. — C’est un — quoi, c’est, comme qui dirait, une bourrique. Comment vous pourriez l’appeler encore ? Une espèce de mouchard.
La vendeuse de fleurs, toujours en état de crise. — Je jure sur ma Bible que je n’ai jamais dit un mot...
Le preneur de notes, à la fois impérieux et souriant. — Oh, zut ! Taisez-vous ! Est-ce que j’ai l’air d’un policier ?
La vendeuse de fleurs, loin d’être rassurée. — Alors pourquoi avez-vous noté ce que je disais ? Comment savoir si vous l’avez bien pris? Ou alors montrez-moi ce que vous avez écrit sur mon compte. (Le preneur de notes ouvre son carnet et le lui tient ferme sous le nez, malgré la poussée exercée par ceux qui s’efforcent de lire par-dessus son épaule, et qui suffirait à renverser un homme moins robuste.) Qu’est-ce que c’est ? C’est pas des vraies lettres, ça. Je ne peux pas lire ça.
Le preneur de notes. — Je peux. (Il lit, en reproduisant exactement sa prononciation :) Alo-ons, cœurache, min cap’tane, et achi-ite eune flar à eun’ pov’fil.
La vendeuse de fleurs, angoissée. — C’est parce que je l’ai appelé capitaine. Je n’y voyais pas de mal. (Au gentleman :) Oh, monsieur, ne le laissez pas m’accuser pour un mot comme ça. Vous...
Le gentleman. — Accuser ? Je n’accuse personne. (Au preneur de notes :) Vraiment, monsieur, si vous êtes de la police, et à moins que je ne vous le demande, inutile de venir me protéger contre les importunités d’une jeune femme. Il était évident que cette fille ne me voulait aucun mal.
L’ensemble des spectateurs, protestant contre l’espionnage policier. — Sûr qu’il était facile de s’en rendre compte. Qu’est-ce que c’est que ce travail ? Mêlez-vous de vos affaires. Il veut de l’avancement, c’est ça. Noter les paroles des gens ! La fille ne lui a pas dit un traitre mot. Et même si elle en avait dit ? C’est du joli qu’une fille ne puisse pas, quand elle en a envie, se mettre à l’abri sans se faire insulter. Etc., etc.
Elle est reconduite par les manifestants les plus empressés jusqu’au socle de sa colonne, où elle se rassied en essayant de maitriser son émotion.
Le spectateur. — C’est pas un mouchard. C’est un fichu casse-pieds, voilà ce que c’est. Je vous le dis, regardez ses bottines.
Le preneur de notes, se tournant vers lui, d’un air affable. — Comment ça va pour vous tous, à Selsey ?
Le spectateur, d’un ton soupçonneux. — Qui vous a dit qu’on était de Selsey ?
Le preneur de notes. — Peu importe. On me l’a dit. (À la fille :) Comment se fait-il que vous en soyez venue à vendre dans ce faubourg de l’est ? Vous êtes pourtant née à Lisson Grove ?
La vendeuse de fleurs, effarée. — Ah, tiens ! Et quel mal y a-t-il à quitter Lisson Grove ? Ce n’était pas possible d’y vivre. Même pour un cochon. Et je devais payer quatre shillings six pence par semaine. (Elle se met à pleurer.) Euh, euh, euh....
Le preneur de notes. — Vivez où ça vous plaît. Mais cessez de faire tout ce bruit.
Le gentleman, à la fille. — Allons, allons ! Il ne peut rien vous faire. Vous avez bien le droit de vivre où vous voulez.
Un spectateur sarcastique, surgissant entre le preneur de notes et le gentleman. — Park Lane, par exemple... J’aimerais discuter avec vous du problème du logement, oui, vraiment.
La vendeuse de fleurs, tombant dans une méditation mélancolique, penchée sur son panier et se répétant tout tristement. — Je suis une brave fille, oui, une brave fille...
Le spectateur sarcastique, sans un regard pour elle. — Et moi, vous savez d’où je viens ?
Le preneur de notes, sur-le-champ. — Hoxton.
Rires étouffés. L’intérêt de l’assistance pour les exploits du preneur de notes ne cesse de monter.
Le spectateur sarcastique, stupéfait. — Eh bien quoi ? Qui vous a dit le contraire ? Mais qui vous a dit le contraire ? Mais vous savez sacrément tout, ma parole.
La vendeuse de fleurs, toujours vexée. — Il n’a pas le droit de se mêler de mes affaires, il n’a pas le droit.
Le spectateur, s’adressant à elle. — Bien sûr qu’il n’a pas le droit. Il ne faut pas le laisser faire. (Au preneur de notes :) Dites donc, de quel droit savez-vous des choses sur des gens qui ne vous ont jamais demandé de vous mêler de leurs affaires ?
La vendeuse de fleurs. — Laissez-le dire ce qu’il veut. Je ne veux rien avoir à faire avec lui.
Le spectateur. — Vous nous prenez pour la boue de vos semelles, pas vrai ? Pas de danger que vous preniez ces libertés avec un gentleman !
Le spectateur sarcastique. — Oui, puisque vous tenez à dire la bonne aventure, dites-lui donc d’où il vient.
Le preneur de notes. — Cheltenham, Harrow, Cambridge, les Indes.
Le gentleman. — C’est bien cela.
Grands éclats de rire. Réaction en faveur du preneur de notes. On s’exclame :
« Il sait tout sur son compte... Il est tombé juste... L’avez entendu dire à l’aristo d’où il vient ? etc. »
Le gentleman. — Puis-je vous demander, monsieur, si vous en faites un métier ? Pour le music-hall ?
Le preneur de notes. — J’y ai songé... Un de ces jours peut-être...
La pluie a cessé. Et une partie de la foule, dont le cercle se rétrécit, commence à s’écouler.
La vendeuse de fleurs, froissée de la réaction de la foule. — C’est pas un gentleman, je vous dis. Un gentleman ne vient pas se mêler des affaires d’une pauvre fille.
La fille, à bout de patience et se frayant brusquement un chemin pour venir au premier rang, en bousculant le gentleman, lequel, fort courtoisement, fait retraite de l’autre côté de la colonne. — Mais enfin, qu’est-ce que Freddy peut bien fabriquer ? Je vais attraper une pneumânie si je continue de l’attendre dans ce courant d’air.
Le preneur de notes, qui, en toute hâte, prend note de cette manière de prononcer pneumonie. — Earlscourt.
La fille, sur un ton très vif. — S’il vous plaît, veuillez garder vos impertinences pour vous.
Le preneur de notes. — Ai-je dit cela à haute voix ? Je ne l’ai pas fait exprès. Je vous demande pardon. Mais, sans aucun doute, votre mère est d’Epsom.
La mère, s’interposant. — Voilà qui est fort curieux ! J’ai été élevée à Largelady Park, près d’Epsom.
Le preneur de notes, très amusé et riant aux éclats. — Ha ! Ha ! ! Ha ! Quel fichu nom ! Excusez-moi. (À la fille :) Vous voulez un taxi, n’est-ce pas ?
La fille. — Je ne vous permets pas de m’adresser la parole.
La mère. — Oh, s’il te plaît, Clara, je t’en prie. (Sa fille la rabroue d’un haussement d’épaules agacé, et s’écarte d’un air gourmé.) Nous vous serions tellement reconnaissantes, monsieur, si vous pouviez nous trouver un taxi. (Le preneur de notes sort un sifflet.) Oh, merci !
Elle rejoint sa fille, et le preneur de notes donne un coup de sifflet strident.
Le spectateur sarcastique. — Là ! Je savais bien que c’était un flic en civil.
Le spectateur. — Ça, c’est pas un sifflet d’agent. C’est un sifflet d’arbitre.
La vendeuse de fleurs, toujours préoccupée de ses blessures d’amour-propre. — Il n’a pas le droit de ruiner ma réputation. Pour moi, ma réputation vaut bien celle de n’importe quelle lady.
Le preneur de notes. — Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais la pluie a cessé depuis deux minutes environ.
Le spectateur. — C’est vrai. Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? On reste là, à perdre notre temps à écouter vos bêtises.
Il s’éloigne vers le Strand.
Le spectateur sarcastique. — Vous, je peux dire d’où vous venez. Vous venez d’Anwell. Eh bien, retournez-y.
Le preneur de notes, d’un ton secourable. — Hanwell.
Le spectateur sarcastique, avec beaucoup d’affectation. — Mârci, professeur. Ho ho ! Au revoir.
Il porte la main à son chapeau avec un respect affecté et va poursuivre sa flânerie.
La vendeuse de fleurs. — Faire peur aux gens de cette façon-là ! Il aimerait ça, lui ?
La mère. — Il fait très beau maintenant, Clara. Nous pouvons marcher jusqu’à un arrêt d’autobus. Viens.
Elle rassemble ses jupes sur ses chevilles et se hâte vers le Strand.
La fille. — Mais le taxi... (Sa mère est déjà trop loin pour l’entendre) Oh ! Quelle barbe !
Elle la suit de mauvaise grâce. Tous les autres sont partis, excepté le preneur de notes, le gentleman, et la vendeuse de fleurs, qui s’est assise pour arranger son panier en marmonnant toujours force lamentations.
La vendeuse de fleurs. — Pauvre fille ! C’est pas déjà assez dur pour elle, sans être encore pourchassée et tracassée.
Le gentleman, reprenant sa place à la gauche du preneur de notes. — Si je puis me permettre, à quel titre faites-vous cela ?
Le preneur de notes. — La phonétique, tout simplement. La science du parler. C’est ma profession ; et aussi mon hobby. Heureux l’homme qui peut gagner sa vie avec son passe-temps favori ! Vous pouvez situer un Irlandais ou un homme du Yorkshire par son accent. Je peux, moi, localiser un homme à six milles près, et dans Londres à deux milles près. Parfois à deux rues près.
La vendeuse de fleurs. — Devrait avoir honte de ce qu’il est, cette mauviette de froussard !
Le gentleman. — Mais on arrive à gagner sa vie avec ça ?
Le preneur de notes. — Mais oui. Et très largement. Cette époque est une époque de nouveaux riches. On commence dans Kentish Town avec quatre-vingt livres par an, et on finit à Park Lane avec cent mille. Et on veut effacer Kentish Town. Mais ils se dévoilent chaque fois qu’ils ouvrent la bouche. Eh bien, je puis leur apprendre à...
La vendeuse de fleurs. — Qu’il se mêle donc de ses affaires et laisse une pauvre fille....
Le preneur de notes, explosant. — Femme, arrêtez immédiatement ces insupportables pleurnicheries ; ou alors, allez chercher un abri en quelque autre lieu de prière.
La vendeuse de fleurs, avec, dans la voix, une note incertaine de défi. — J’ai le droit, tout autant que vous, de rester ici, si ça me plaît.
Le preneur de notes. — Une femme qui émet des sons aussi attristants et aussi inconvenants, n’a aucun droit d’être où que ce soit. Elle n’a pas le droit de vivre. N’oubliez pas que vous êtes une créature humaine, avec une âme et le don divin du langage articulé ; que votre langue natale est la langue de Shakespeare et de Milton, et de la Bible ; et puis ne restez pas ici à glousser comme un pigeon en colère.
La vendeuse de fleurs, totalement déconfite, le regardant de bas en haut sans oser lever la tête, avec un air, à la fois, de stupéfaction et de désaveu. — Ah... ah... ah !... ow ! ow...! ooo !
Le preneur de notes, saisissant son carnet. — Ciel ! quels sons ! (Il écrit, puis, levant son carnet, il lit en reproduisant exactement les mêmes voyelles :) Ah... ha... ha !... ow ! ow...! ooo !
La vendeuse de fleurs, amusée par la performance et riant malgré elle. — Cette blague !
Le preneur de notes. — Vous voyez cette créature avec son anglais de trottoir ; l’anglais qui la maintiendra dans le ruisseau jusqu’à la fin de ses jours. Eh bien, monsieur, en trois mois, je pourrais faire passer cette fille pour une duchesse dans une garden-party d’ambassade. Je pourrais même lui trouver une place comme femme de chambre ou demoiselle de magasin, ce qui exige le meilleur anglais.
La vendeuse de fleurs. — Qu’est-ce que c’est que vous dites ?
Le preneur de notes. — Oui, espèce de feuille de chou écrasée, qui faites honte à la noble architecture de ces colonnes, injure incarnée à la langue anglaise : je pourrais vous faire passer pour la reine de Saba. (Au gentleman :) Pouvez-vous croire cela ?
Le gentleman. — Bien sûr, je peux. Je suis moi-même un spécialiste des dialectes indiens ; et...
Le preneur de notes, très intéressé. — Vraiment ? Connaissez-vous le colonel Pickering, l’auteur du Sanscrit parlé ?
Le gentleman. — Je suis le colonel Pickering. Qui êtes-vous ?
Le preneur de notes. — Henry Higgins, l’auteur de l’Alphabet universel de Higgins.
Pickering, enthousiaste. — Je suis venu des Indes pour vous rencontrer.
Higgins. — J’allais me rendre aux Indes pour vous rencontrer.
Pickering. — Où habitez-vous ?
Higgins. — Au ٢٧ A, Wimpole Street. Venez me voir demain.
Pickering. — Je suis au Carlton. Venez avec moi maintenant, et nous bavarderons devant quelque souper.
Higgins. — Excellente idée.
La vendeuse de fleurs, à Pickering, à l’instant où il passe devant elle. — Achetez-moi une fleur, mon bon monsieur. J’ai besoin de sous pour ma logeuse.
Pickering. — Vraiment je n’ai pas de monnaie. Je suis désolé.
Il s’éloigne.
Higgins, choqué de la mauvaise foi de la fille. — Menteuse. Vous disiez que vous pouviez changer une demi-couronne.
La vendeuse de fleurs, se dressant, poussée à bout. — On devrait vous faire avaler un sac de clous, oui, un sac de clous. (Jetant le panier à ses pieds :) Prenez tout le fichu panier pour six pence.
La cloche de l’église sonne le deuxième quart.
Higgins, y reconnaissant la voix de Dieu, qui lui reproche son manque pharisien de charité pour la pauvre fille. — Un avertissement.
Solennel, il soulève son chapeau, puis, prenant une poignée de monnaie, il la jette dans le panier, avant de suivre Pickering.
La vendeuse de fleurs, ramassant...