Une salle d’accueil dont les murs sont ornés de posters évoquant l’idée d’une sérénité intemporelle. Décor zen. Urnes de styles divers posées sur une étagère. Musique planante. Arrive Justine, habillée façon futuriste (combinaison gris métal par exemple). On pourrait se croire dans un magasin de design ou dans l’antre d’une secte. Justine met un peu d’ordre dans la pièce et réarrange des fleurs dans un vase. Son portable sonne. Elle coupe le son de la sono à l’aide d’une télécommande et répond.
Justine – Crématorium de Beaucon-le-Château, à votre service… Monsieur Jean-Luc Ramirez ? Attendez, je consulte mon planning… (Elle tourne les pages d’un agenda.) Oui Madame, je vous le confirme, c’est bien ici qu’aura lieu l’incinération. C’est cela, à 15 heures 35 précises. Très bien Madame… À votre service Madame… À bientôt Madame…
Justine range son portable.
Justine – Jean-Luc Ramirez… Tu parles d’un nom à la con… Enfin… Paix à ses cendres.
Elle sort une petite boîte de sa poche, verse un peu de coke sur la tranche de sa main gauche et sniffe le tout.
Justine – Ouah, ça réveillerait un mort !
Ragaillardie, elle quitte la pièce. Entre Fred, look show biz, un portable dans une main et une rose dans l’autre.
Fred – Non, apparemment je suis le premier, et ça ne m’étonnerait pas que je sois le seul. Vu son immense notoriété en tant qu’auteur, à moins que tous ses créanciers se soient donné rendez-vous ici… Oh, pas dans l’espoir d’être remboursés. Il y a peu de chance qu’il laisse derrière lui autre chose que des ardoises un peu partout. Non, juste pour le plaisir de le voir disparaître une bonne fois pour toutes… Et moi pourquoi je suis là ? Franchement, je commence à me le demander… Un vieux relent d’éducation judéo-chrétienne, j’imagine. On ne laisse pas partir un proche en fumée sans lui dire un dernier adieu. En fait, je voulais surtout vérifier moi aussi que cette fois, il était bien mort. Il a tellement souvent promis de se suicider… J’ai dit promis ? Oui menacé de se suicider, si tu préfères… (Il regarde sa montre.) Mais il ne faudrait pas non plus que ça s’éternise, cette histoire. J’ai un TGV dans deux heures à la Gare de Lyon. Ce genre de trucs, ça doit être plié en une demi-heure, non ? Ce n’est pas comme si il y avait une messe, et tout le tralala… Oui, au moins, il nous aura épargné ça… Euh… Sinon, qu’est-ce que je veux dire… Tu as réfléchi à ma proposition de casting pour ta pièce ? Oui, je sais, il n’est pas encore très connu en tant que comédien, mais il est très connu en tant que footballeur. Je suis sûr que c’est une pièce pour lui. Oui, je sais, c’est pour le rôle de Hamlet. Justement ! Déjà quand il était en Équipe de France, ce type avait quelque chose de shakespearien dans sa façon de jouer au foot, tu ne trouves pas ? OK, tu réfléchis et on se rappelle ? Là j’ai une crémation sur le feu, de toute façon… D’accord, on fait comme ça. Allez je t’embrasse, ma poule…
Il range son portable en soupirant.
Fred – Quelque chose de shakespearien dans sa façon de jouer au foot… Qu’est-ce qu’il ne faut pas raconter comme conneries…
Il examine la pièce avec un air circonspect.
Fred – Oh putain, c’est quoi ça ? Je ne voyais pas ça comme ça, un crématorium. J’espère que je ne me suis pas trompé d’adresse. J’ai l’impression d’être dans la quatrième dimension…
Il saisit une urne de style moderne assez surprenant et d’assez mauvais goût, et l’examine.
Fred – On dirait un pot de chambre dessiné par Philippe Starck... Ou une poubelle de table de chez Ikea... Si c’est pour finir là-dedans… Ça ne donne pas envie de se faire incinérer…
Justine revient sans un bruit pendant que Fred lui tourne le dos.
Justine – Bonjour Monsieur.
Surpris, il sursaute et se retourne vers elle en manquant de laisser tomber l’urne.
Fred – Vous m’avez fait peur…
Justine – Monsieur…?
Fred – Bitaudeau.
Justine – Pardon.
Fred – Frédéric Bitaudeau, c’est mon nom.
Justine – Ah oui…
Elle lui reprend l’urne de crainte qu’il ne la casse.
Justine – Zénitude. C’est un modèle de notre toute dernière collection. Il nous est déjà très demandé…
Fred – Ah oui, ça ne m’étonne pas… Donc, vous êtes de la maison, j’imagine…
Justine – Justine... Je peux vous renseigner…
Fred – Oui… C’est-à-dire que… J’ai un ami qui se fait incinérer chez vous et… Je veux dire, il est déjà mort, évidemment… Enfin je suppose… C’est bien un crématorium, ici, non ?
Justine – Tout à fait, Monsieur. Et si je peux me permettre, un des meilleurs de la région.
Fred – Un des meilleurs de… Sans blague… Ne me dites pas que pour les crématoriums aussi, il y a un Guide Michelin, avec un système de notation par étoiles… Ou avec des épis, comme pour les chambres d’hôtes.
Justine – Nous nous efforçons seulement d’offrir le meilleur service possible aux clients qui nous font confiance…
Fred – Remarquez, en ce moment, avec tous ces accidents d’avions en série, on se demande si à partir d’un certain nombre de miles, ils ne devraient pas offrir en promo un cercueil gratuit… Moi-même, je prends l’avion souvent, et je vous avoue que…
Justine (l’interrompant) – Votre cher défunt a fait le bon choix, croyez-moi. Comment s’appelle-t-il ?
Fred – Jean-Luc. Jean-Luc Ramirez. Oui, je sais, on devrait pouvoir faire un procès à ses parents pour vous avoir appelé Jean-Luc. Surtout quand on s’appelle déjà Ramirez… Je lui ai demandé plusieurs fois de prendre un pseudo, mais il n’a jamais voulu. En fait, je me demande si ce n’était pas déjà un pseudo…
Justine – Vous êtes de la famille, j’imagine…
Fred – Je suis son agent. Enfin je veux dire, j’étais… Vous savez qu’à une certaine époque, c’était un auteur de théâtre assez connu… Enfin, autant qu’on puisse être connu en tant qu’auteur de théâtre… Vous le connaissiez de réputation ?
Justine – Je vais très peu au théâtre…
Fred – Malheureusement, plus personne ne va au théâtre. Et il faut bien avouer que Jean-Luc Ramirez n’est sans doute pas complètement étranger à cette baisse générale de fréquentation qui affecte le spectacle vivant… Entre nous, ses pièces étaient très mauvaises. Et selon la formule bien connue : il n’y a rien de plus dramatique qu’une comédie pas drôle…
Justine – Pour la rose, il ne fallait…
Fred – Ah non ?
Justine – Le faire-part précisait « sans fleurs et sans couronnes »…
Fred – Oui, Jean-Luc...