Le rideau est fermé. À gauche, en avant-scène, Me Annabelle de Boisradin, notaire, est assise à son bureau et ouvre un dossier. Quatre chaises sont disposées devant le bureau. Ce rôle de notaire peut être tenu par une autre actrice entrant en scène plus tard. Il faudra juste faire en sorte qu’elle ne soit pas reconnaissable par la suite. On peut faire jouer ce notaire de façon très sobre, ou très maniérée, ou complètement excitée et déjantée.
Notaire, appelant. – Familles Racaud et Fortin, c’est à vous.
Au premier rang, dans la salle, quatre personnes se lèvent bruyamment en ronchonnant.
Mélanie. – Eh ben, c’est pas trop tôt !
Antoine. – Deux heures qu’on poireaute là-dedans !
Florent. – Et qu’on ne sait même pas pourquoi on est convoqués chez la notaire.
Emma, maniérée, montrant les spectateurs. – Deux heures dans cette salle d’attente puante et surpeuplée… On ne connaît pas le dernier parfum Chanel, là-dedans… Pour un peu, on verrait presque des mouches voler autour de la tête de gens !
Mélanie. – Remarque, toi, t’es tellement parfumée qu’aucune bestiole ne viendra te tourner autour ! Tu les flingues à deux mètres avec tes puanteurs de parfum à 200 balles la bouteille.
Emma. – C’est sûr qu’on ne sent pas le bon air de la campagne, nous. Cette odeur du terroir qui colle bien à la peau de certains…
Notaire, insistant. – Veuillez avancer, s’il vous plaît.
Florent. – Et comment qu’on va avancer, qu’on connaisse la raison de cette convocation…
Ils arrivent sur scène.
Notaire. – Prenez place, je vous en prie.
Ils s’assoient tous, les hommes se mettant devant leurs femmes.
Antoine, prenant ses aises. – Allez-y, on vous écoute.
Notaire. – Je préférerais que Mmes Nadège Racaud et Audrey Fortin soient placées devant vous, messieurs.
Florent et Antoine, ensemble. – Et pourquoi donc ?
Notaire. – Parce que la lecture de ce document les concerne au premier plan. (Ils se déplacent en bougonnant.) Bien. Il s’agit de votre oncle Joseph Pouzet, mesdames ; oncle avec lequel j’entretenais des relations d’affaires…
Mélanie. – Vous avez bien de la chance. Nous, ça fait plus de quarante ans qu’on ne l’a pas vu dans les réunions de famille.
Notaire, tête de circonstance. – Et vous le verrez encore moins qu’avant, parce que j’ai le triste privilège de vous annoncer qu’il vient de décéder.
Emma. – Qu’est-ce que vous voulez que ça nous fasse ?
Antoine. – On ne savait même pas qu’il était encore vivant…
Notaire. – Votre oncle était un grand voyageur très occupé par ses affaires.
Mélanie. – Un vieux radin, surtout.
Florent. – Un sale égoïste !
Notaire. – Votre oncle était très original, et je dois vous avouer que c’est bien la première fois dans ma carrière de notaire que je me trouve confrontée à ce genre de situation.
Emma. – Qu’est-ce qu’il est encore allé inventer, ce vieux fou ?
Antoine. – Avec lui, on peut s’attendre à tout.
Notaire. – Il a souhaité que je vous lise un courrier avant l’ouverture de son testament.
Mélanie. – Si c’est son journal intime, on va en apprendre de belles…
Florent. – On a de la peine à imaginer son parcours pendant ces quarante années de silence.
Notaire, commençant la lecture. – « Quand vous prendrez connaissance de ce courrier, j’aurai quitté ce monde et je serai séparé de vous, Nadège et Audrey, mes deux nièces chéries qui êtes ma seule vraie famille… »
Emma. – Nièces chéries qu’il a complètement ignorées toute sa vie.
Mélanie. – Jamais de cadeau. Même pas venu à nos mariages…
Notaire, lisant. – « Je sais ce que vous pensez de moi, que je suis un monstre d’égoïsme, mais ne me jugez pas, car la vie ne fut pas rose pour moi tous les jours… »
Antoine. – Tandis que pour nous, ça roulait un max… alors qu’on mangeait des patates à chaque repas…
Mélanie. – … pour réussir à payer nos maisons pendant que môssieu courait le monde dans tous les sens…
Notaire, lisant, même jeu. – « Si vous avez un tout petit peu d’affection pour votre vieil oncle Jo, je souhaiterais que vous vous occupiez de moi après ma mort. »
Emma. – Non mais il doute de rien, le tonton !
Mélanie. – Il nous a ignorées toute sa vie, et là il faudrait qu’on prenne sa sépulture en charge !
Notaire. – Vous n’aurez rien à faire, il avait tout prévu en me demandant, moyennant finances, de m’occuper de ses funérailles qui ont eu lieu le mois dernier.
Antoine. – Pourquoi il a besoin de nous, alors ?
Notaire. – Il veut juste que vous preniez soin de ses cendres funéraires.
Mélanie. – Il ne s’imagine quand même pas qu’on va exposer son urne funéraire sur le devant de notre cheminée à longueur de temps !
Florent. – Et qu’on va se refiler le vase au moment de partir en vacances pour ne pas le laisser tout seul dans la maison vide !
Emma, insensible. – Y peut toujours sécher dans sa boîte, le tonton !
Notaire, outrée. – Il s’agit de votre oncle ! Un peu de respect, quand même !
Antoine, se levant. – On en a assez entendu, on s’en va.
Ils se lèvent tous pour partir.
Notaire. – Attendez que je lise la fin de son courrier, qui me semble intéressant pour vous quatre.
Ils se rassoient tous en bougonnant.
Florent. – Grouillez-vous, on n’a pas que ça à faire ! J’voudrais pas rater le match de foot à la télé.
Notaire, reprenant sa lecture. – « Cher maître Annabelle de Boisradin, si mes nièces acceptent ce compromis, vous ferez en sorte qu’elles soient les héritières de toute ma fortune, à la seule condition qu’elles dispersent mes cendres sous le grand figuier de ma propriété en Bourgogne. »
Revirement de situation chez les nièces qui considèrent brusquement leur oncle sous un autre jour.
Tous, brusquement intéressés. – Sa propriété en Bourgogne ?
Emma, hypocrite. – S’il faut juste mettre des cendres sous un arbre…
Antoine. – Je croyais que c’était interdit par la loi ?
Notaire. – Votre oncle a demandé une autorisation.
Emma. – Dans ce cas, on ne peut pas lui refuser ce service.
Mélanie. – En même temps, c’est notre seul oncle, on ne peut pas le laisser partir comme une bête…
Antoine. – Quoi qu’on dise, la famille, ça se respecte.
Florent. – Finalement, il avait peut-être un bon fond…
Emma, même jeu d’hypocrisie. – Une belle mentalité qui gagnait à être connue, va savoir !
Mélanie. – Une bonne pâte, ce tonton. Jamais un mot désagréable sur la famille.
Florent. – En même temps, il ne nous causait pas beaucoup : on ne le voyait jamais.
Antoine. – Et c’est bien dommage, parce que je suis certain qu’on l’aurait beaucoup aimé, le tonton Jo.
Mélanie. – Moi, je vais lui payer une énorme couronne de fleurs naturelles.
Emma, du tac au tac. – Et pourquoi toi et pas nous ? Tu n’as pas le monopole des couronnes mortuaires, que je sache.
Mélanie. – Parce que je l’ai dit la première. (Comme une gamine.) C’est le premier qui dit qui fait. Et même je ferai graver une épitaphe sur le tronc du figuier près duquel il reposera.
Emma. – Moi, je ferai dire des messes pour le salut de son âme !
Florent. – Et nous, des neuvaines !
Antoine, en pleine surenchère. – Une messe par semaine !
Florent, même jeu. – Et nous, une neuvaine par semaine !
Antoine, moqueur. – Ah ouais ? Et comment tu la loges, ta neuvaine, en sept jours, banane ?
Emma. – Et moi, j’irai prier près du figuier une fois par jour !
Mélanie. – Et moi, deux fois par jour, c’est la moindre des choses !
Antoine. – Et à la Toussaint, j’irai donner un petit coup de tondeuse autour du figuier comme si c’était sa tombe !
Florent, moqueur. – Sauf que tu vas aspirer le tonton, avec ta tondeuse. S’il n’était pas végétarien, il ne va pas apprécier de se retrouver mélangé avec le plantain, le trèfle et les pissenlits, le tonton.
Ils vont tous parler très vite, presque les uns sur les autres, pour bien montrer leur détermination à être agréables à leur donateur.
Notaire. – Silence, je vous prie ! Je continue la lecture de la lettre de votre oncle. (Lisant.) « Avant d’aller plus avant dans l’ouverture de mon testament, je vous demanderai, cher maître, d’exiger les signatures de mes nièces au bas du document, garanties légales et morales de leur engagement vis-à-vis des restes de leur défunt oncle. Si elles n’acceptent pas cet engagement, veuillez refermer leurs dossiers et procéder à la distribution de mes biens aux nécessiteux de la police – police qui a toujours été derrière moi dans les nombreuses circonstances de ma vie. »
Sans attendre la réaction de la notaire, ils se lèvent tous précipitamment et veulent signer le document très vite.
Antoine, réagissant fermement. – Non, mais ça va pas ! Un stylo ! Vite, vite, un stylo !
Florent. – On ne va quand même pas laisser l’héritage du tonton partir chez les flics !
Emma, montrant le public. – Et pourquoi pas aussi le donner à tous ces gens qui patientent dans la salle d’attente ?
Antoine, regardant le public de travers. – Regarde-les, ils en bavent de joie.
Florent. – Nib, nada, que dalle ! Vous n’aurez rien. Le tonton, il est à nous. Vous n’avez qu’à vous en trouver un. On a tous un tonton riche quelque part, il suffit de chercher un peu.
Mélanie. – Faut pas compter que sur le hasard. C’est pas la Française des jeux ici !
Emma. – Où est-ce qu’il faut signer ?
Antoine, la pressant. – Vas-y, Emma, dépêche-toi.
Notaire. – Prenez votre temps, réfléchissez bien à cet engagement que je serai chargée de faire respecter impérativement.
Florent, odieux. – Une pelletée de cendres contre un terrain en Bourgogne, c’est tout réfléchi !
Notaire. – Il me faudra une photo attestant votre acte, urne de votre oncle à la main.
Tous, enthousiastes. – On signe !!!
Notaire, leur montrant le document. – C’est ici… Notez « lu et approuvé » suivi de vos signatures, mesdames.
Emma. – C’est nous qui avons signé les premiers.
Notaire. – Cela ne change rien, il est bien entendu que ce terrain vous appartient à parts égales, mesdames.
Tous, se calmant. – Bien entendu.
Notaire, récupérant les signatures. – Vous voilà donc toutes les deux propriétaires d’un immense terrain en pleine Bourgogne. Félicitations, mesdames.
Mélanie. – Ça va nous changer de nos 400 mètres carrés dans le lotissement des Bruyères à Farfouillis-sur-Gransac…
Notaire, complétant. – Avec un très grand étang sous les peupliers…
Antoine. – Ça tombe bien, on voulait une piscine.
Notaire. – Et une maison et ses...