Baril de poudre

À hue et à dia, de simples bougres veulent tailler la route des Balkans, ce trou du cul du inonde où règne en maître le chaos. Dans cette folle fuite en avant, les coups pleuvent de toutes parts jusqu’à s’abattre sur celui-là même qui les donne. Mutilés, meurtris, laissés-pour-compte, marginaux se tiennent dans une ronde carnavalesque à (se) couper le souffle. Foutre ! Comment se sortir de ce cauchemar ? Où qu’ils aillent, quoi qu’ils fassent, il n’y a pas d’amour heureux, pas d’amitié véritable, pas d’acte de raison, pas d’humanité… Un cri de désespoir, des mots et des maux, un poing dans la gueule, avant d’allumer la mèche.

Baril de poudre est aussi le scénario du film culte de Goran Paskaljevi(…).

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SCÈNE 1

LONGUE VIE !

Un bistrot. Presque vide. Angjele, d’âge moyen, est assis à une table. Il boit une bière. Entre Dimitrija, vieux et estropié. Il marche avec des béquilles. Il peine pour s’asseoir à une table. Angjele le regarde. Il finit sa bière puis s’approche de lui.

Angjele — Comment ça va, père Dimitrija ?

Dimitrija — Dieu merci, je me porte bien !

Angjele — Tu bois quelque chose ?

Dimitrija — Une bière.

Angjele — Tu te souviens de moi ?

Dimitrija — Non.

Ils se regardent. Angjele se lève. Il apporte deux bières. Il s’assied.

Angjele — Qu’est-ce qui t’amène par ici ?

Dimitrija — Je passais.

Pause.

Angjele — Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Dimitrija — Laisse tomber. Ne demande pas.

Angjele — Un malheur ?

Dimitrija — Ne demande pas !

Angjele, trinquant — Longue vie !

Dimitrija — Longue vie !

Ils boivent.

Angjele — Accident de voiture ?

Dimitrija — Oh ! Pire que ça !

Angjele — Nom de Dieu ! Tu es tombé ?

Dimitrija — Non.

Angjele — On t’a cassé la gueule ?

Dimitrija — Oui.

Angjele — Qui ?

Dimitrija — Qui ?

Angjele — Tu ne te souviens pas ?

Dimitrija — Je ne l’ai pas vu.

Angjele — Il t’a mis un sac sur la tête ?

Pause.

Une dette ? Quelqu’un t’en veut ?

Pause.

Il t’a drôlement arrangé.

Dimitrija — C’était quoi ton nom, déjà ?

Angjele — Angjele.

Dimitrija — Angjele ?

Angjele — Tu ne te souviens pas de moi ?

Dimitrija — La vieillesse…

Pause.

Angjele — Il ne t’a pas raté. Il t’a mis en pièces.

Dimitrija boit sa bière.

Dimitrija — Avec une barre de fer.

Angjele — Une barre ?

Dimitrija — Avec une barre et une masse. Sept, huit kilos. Au moins. Os par os. L’un après l’autre. Vingt-sept os cassés. Trois fêlés. Fracture des côtes. Fracture du crâne. La colonne vertébrale. La moelle épinière endommagée.

Pause.

J’ai des problèmes avec la tête. J’ai mal tout le temps. Bordel ! La jambe gauche quatre fois plus courte. Trois doigts perdus. Ils m’ont cousu, rafistolé, mais ils n’ont pas réussi à en faire une seule pièce. La main droite ne répond plus. Hémi… hémi… et merde, hémiparésie de tout le côté droit. Aphasie motrice aiguë. Hypertonie musculaire. Raidissement de la mâchoire. Un os serait déplacé. Un rein enlevé. L’autre, c’est tout comme. Interdit de boire. Mais je bois. La nuit je suis une vraie passoire. Dès que je m’endors, je pisse. J’ai du mal à respirer. L’enculé ! J’aurais mieux fait de passer sous un camion.

Pause.

Retraite anticipée. Pas de mérites, pas de reconnaissances particulières. Accident du travail.

Pause.

Ça va. Je ne me plains pas. Mon temps a passé. Ça me suffit ! La vieillesse, la laideur ! Qui ne connaît pas Dimitrija le gendarme ! Et toutes ces femmes que j’ai sautées. Impossible de les compter ! Je tire encore mon coup, putain de con ! Et ma vieille qui râle : « Pitié, Dimitrija, non seulement tu es tout tordu mais tu baises comme un pied ! »

Angjele — C’est le destin.

Dimitrija — Buvons à notre santé ! Longue vie !

Angjele — Longue vie !

Ils boivent. Angjele regarde Dimitrija.

Tu sais qui t’a frappé ?

Dimitrija — Qui ?

Angjele — Moi.

Pause.

Avec une barre et une masse. Neuf kilos. Je pensais t’avoir cassé trente-deux os. C’est ce que j’avais prévu. Putain, tu ne t’es même pas défendu. Tu n’as pas pu. Comme si je frappais un tas de bidoche à moitié morte. Tu as gueulé comme un porc.

Pause.

Tu ne te souviens pas de moi ? Je conduisais une Ford Escort rouge, toute neuve. Tout le monde conduisait des caisses pourries, à l’époque. J’étais avec une nana. Je voulais frimer. Tu m’es tombé sur le poil. Enfoiré ! Tu m’as éjecté de la voiture. Tu m’as battu, tu m’as détruit. Et pour quoi ?… Pour des prunes. Pour des foutaises. Avec une matraque entre les jambes. Entre les jambes, père Dimitrija… Ça me fait toujours mal. Qu’est-ce que je t’avais fait ? Enfoiré ! J’ai porté plainte. Que dalle ! Tu étais juge et partie ! C’était toi le grand chef. Moi, je n’étais rien ni personne. Deux jours entiers cloué au lit. Le troisième, je me suis levé… pour m’y remettre. J’avais des ballons à la place des burnes. Ce n’étaient pas des œufs mais des pastèques. Deux opérations. Deux échecs. Une éternité sans regarder les femmes. Je bande et ça fait mal. Je n’ai pas d’enfants. Je baise rarement et très mal.

Pause.

Une autre bière ?

Dimitrija — C’est ma tournée.

Il se lève. Il s’essuie discrètement les yeux. Il apporte deux bières.

Angjele — Alors pourquoi, père Dimitrija ?

Dimitrija — Pourquoi ?

Angjele — Comme des chiens battus.

Dimitrija — Ça passera, comme pour les petits chiots.

Angjele — Mais ça ne passe pas.

Dimitrija — Ça ne passe pas.

Pause. Ils s’étreignent. Restent ainsi un certain temps.

Angjele, trinquant — Longue vie !

Dimitrija — Longue vie !

Ils boivent.

SCÈNE 2
INCIDENT

Une porte. Angjele et Sveto se tiennent devant. Angjele tient une barre de fer dans la main.

Sveto — Tu es sûr que c’est ici ?

Angjele — Ne t’inquiète pas. Ne te mêle pas de ça.

Sveto — Tu te rappelles de lui ?

Angjele — Dès que je le verrai, ce qu’il était ne sera plus qu’un souvenir.

Sveto — N’en fais pas trop. Ne t’énerve pas, s’il te plaît.

Angjele — Ne te mêle pas de ça.

Il frappe à la porte. Blagoja l’ouvre.

Bonjour.

Blagoja — Bonjour.

Angjele — Aleks est là ?

Blagoja, regardant la barre — Aleksandar ? Il n’est pas là.

Angjele — Où est-il ?

Blagoja — Je ne sais pas. Je peux lui transmettre quelque chose ?

Angjele — On va l’attendre.

Blagoja — J’ignore quand il rentrera.

Angjele — On n’est pas pressés. Vous êtes qui pour lui ?

Blagoja — Pour Aleksandar ? Son père.

Angjele — On entre ?

Blagoja — Vous êtes des amis ?

Angjele — Non.

Pause.

Entre, Sveto.

Ils entrent.

On va s’asseoir.

Blagoja — Je peux vous aider ?

Angjele — Non.

Ils s’asseyent. Pause.

Blagoja — Vous boirez du café ?

Angjele — On préférerait de l’eau-de-vie. Hein,...

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