Les Visionnaires

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Alcidon se désespère, ses trois filles sont largement en âge de se marier, mais il peine à trouver de bons partis. Les choses tardent, d’autant plus que les trois soeurs n’ont que faire des prétendants qui se succèdent. Et pour cause, elles sont aveuglées par leurs folies respectives : Mélisse est amoureuse d’Alexandre le Grand, Hespérie croit que tous les hommes l’aiment et Sestiane est amoureuse de la comédie. Et pour ne rien arranger, les galants ne sont pas en reste : défilent donc un capitaine mythomane, un poète extravagant, un homme qui n’est riche que dans ses rêves et un “amoureux en idées”.

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Acte I

scène Première

Artabaze, seul.

Je suis l’amour du Ciel, et l’effroi de la Terre ;

L’ennemi de la paix, le foudre de la guerre ;

Des Dames le désir, des maris la terreur ;

Et je traîne avec moi le carnage et l’horreur.

[5] Le Dieu Mars m’engendra d’une fière Amazone ;

Et je suçai le lait d’une affreuse lionne.

On parle des travaux d’Hercule encore enfant,

Qu’il fut de deux serpents au berceau triomphant :

Mais me fut-il égal, puisque par un caprice

[10] Étant las de téter j’étranglai ma nourrice ?

Ma mère qui trouva cet acte sans raison,

Désirant me punir ; me prit en trahison ;

Mais ayant en horreur les actions poltronnes,

J’exterminai dès lors toutes les Amazones.

[15] Mon père à cet exploit se voulut opposer ;

Et parant quelques coups pensait me maîtriser :

Mais craignant ma valeur aux Dieux mêmes funeste,

Il alla se sauver dans la voûte céleste.

Le soleil qui voit tout, voyant que sans effort

[20] Je dompterais le Ciel, entreprend notre accord :

De Mars en ma faveur la puissance il resserre,

Et le fait Mars du Ciel, moi celui de la terre.

Lors pour récompenser ce juste jugement,

Voyant que le Soleil courait incessamment,

[25] J’arrêtai pour jamais sa course vagabonde :

Et le voulus placer dans le centre du monde :

J’ordonnai qu’en repos il nous donnât le jour ;

Que la terre et les cieux roulassent à l’entour ;

Et c’est par mon pouvoir, et par cette aventure,

[30] Qu’en nos jours s’est changé l’ordre de la Nature.

Ma seule autorité donna ce mouvement

À l’immobile corps du plus lourd élément ;

De là vient le sujet de ces grands dialogues,

Et des nouveaux avis des plus fins Astrologues.

[35] J’ai fait depuis ce temps mille combats divers ;

Et j’aurais de mortels dépeuplé l’univers ;

Mais voyant qu’à me plaire un sexe s’évertue,

J’en refais par pitié tout autant que j’en tue.

Où sont-ils à présent tous ces grands Conquérants ?

[40] Ces fléaux du genre humain ? Ces illustres Tyrans ?

Un Hercule, un Achille, un Alexandre, un Cyre,

Tous ceux qui des Romains augmentèrent l’Empire,

Qui firent par le fer tant de monde périr ?

C’est ma seule valeur qui les a fait mourir.

[45] Où sont les larges murs de cette Babylone ?

Ninive, Athène, Argos, Thèbe, Lacédémone,

Carthage la fameuse et le grand Ilion ?

Et j’en pourrais nombrer encore un million.

Ces superbes cités sont en poudre réduites :

[50] Je les pris par assaut, puis je les ai détruites.

Mais je ne vois rien plus qui m’ose résister :

Nul guerrier à mes yeux ne s’ose présenter.

Quoi donc, je suis oisif ? Et je serais si lâche

Que mon bras peut avoir tant soit peu de relâche ?

[55] Ô Dieux ! Faites sortir d’un antre ténébreux

Quelque horrible Géant, ou quelque monstre affreux ;

S’il faut que ma valeur manque un jour de matière,

Je vais faire du monde un vaste cimetière.

scène II

Amidor, Artabaze.

Amidor

Je sors des antres noirs du mont Parnassien,

[60] Où le fils poil-doré du grand Saturnien

Dans l’esprit forge-vers plante le Dithyrambe,

L’Épode, l’Antistrophe, et le tragique Iambe.

Artabaze

Quel prodige est-ce ci ? Je suis saisi d’horreur.

Amidor

Profane ; éloigne-toi, j’entre dans ma fureur.

[65] Iacch Iacch Évohé.

Artabaze

La rage le possède :

Contre les furieux la fuite est le remède.

scène III

Amidor, seul.

Que de descriptions montent en mon cerveau,

Ainsi que les vapeurs d’un fumeux vin nouveau !

Sus donc, représentons une fête Bachique,

[70] Un orage, un beau temps par un vers héroïque,

Plein de mots ampoulés, d’Épithètes puissants,

Et surtout évitons les termes languissants.

Déjà de toutes parts j’entrevois les brigades

De ces Dieux chèvre-pieds, et des folles ménades,

[75] Qui vont célébrer le mystère Orgien

En l’honneur immortel du Père Bromien.

Je vois ce Cuisse-né, suivi du bon Silène,

Qui du gosier exhale une vineuse haleine ;

Et ton âne fuyant parmi les Mimallons,

[80] Qui le bras enthyrsé courent par les vallons.

Mais où va cette troupe ? Elle s’est égarée

Aux solitaires bords du floflotant Nérée.

Rien ne me paraît plus que rochers caverneux,

J’entends de loin le bruit d’un vent tourbillonneux.

[85] Sacrés hôtes des cieux, quelle horrible tempête,

Quel voile ténébreux encourtine ma tête ?

Éole a déchaîné ses vites postillons,

Qui galopent déjà les humides sillons.

Le Ciel porte-flambeaux d’un noir manteau se couvre.

[90] Je ne vois qu’un éclair qui le perce et l’entrouvre.

Quels feux virevoltants nous redonnent le jour ?

Mais la nuit aussitôt rembrunit ce séjour.

Ce tonnerre orageux qui menace et qui gronde.

Eflochera bientôt la machine du monde.

[95] Quel éclat, quel fracas confond les éléments ?

Jupin de l’univers sape les fondements ;

Ce coup jusqu’à Tenare a fait une ouverture.

Et fera pour le moins avorter la nature.

scène IV

Filidan, Amidor.

Filidan

Voici ce cher ami, cet esprit merveilleux.

Amidor

[100] Mettons-nous à l’abri d’un rocher sourcilleux :

Évitons la tempête.

Filidan

Ah ! Sans doute il compose,

Ou parle à quelque Dieu de la Métamorphose.

Amidor

Je vois l’adorateur de tous mes nobles vers :

Mais dont les jugements sont toujours de travers.

[105] Tout ce qu’il n’entend pas aussitôt il l’admire.

Je m’en vais l’éprouver : car j’en veux un peu rire.

Suivons. L’orage cesse, et tout l’air s’éclaircit ;

Des vents brise-vaisseaux l’haleine s’adoucit.

Le calme qui revient aux ondes marinières,

[110] Chasse le pâle effroi des faces nautonnières ;

Le nuage s’enfuit, le Ciel se fait plus pur,

Et joyeux se revêt de sa robe d’azur.

Filidan

Oserait-on sans crime, au moins sans mille excuses,

Vous faire abandonner l’entretien de nos Muses ?

Amidor

[115] Filidan, laisse-moi dans ces divins transports

Décrire la beauté que j’aperçus alors.

Je m’en vais l’attraper. Une beauté céleste

À mes yeux étonnés soudain se manifeste ;

Tant de rares trésors en un corps assemblés,

[120] Me rendirent sans voix, mes sens furent troublés :

De mille traits perçants je ressentis la touche.

Le coral de ses yeux, et l’azur de sa bouche,

L’or bruni de son teint, l’argent de ses cheveux,

L’ébène de ses dents digne de mille vœux,

[125] Ses regards sans arrêt, sans nulles étincelles,

Ses beaux tétins longuets cachés sous ses aisselles,

Ses bras grands et menus, ainsi que des fuseaux.

Ses deux cuisses sans chair, ou plutôt deux roseaux,

La grandeur de ses pieds, et sa petite taille,

[130] Livrèrent à mon cœur une horrible bataille.

Filidan

Ah Dieux ! Qu’elle était belle ! Ô Roi des beaux esprits,

Vis-tu tant de beautés ? Ah ! Que j’en suis épris.

Dis-moi ce qu’elle fit, et contente mon âme

Qui sent déjà pour elle une secrète flamme.

Amidor

[135] Inventons un discours qui n’aura point de sens.

Elle me dit ces mots pleins de charmes puissants,

Favori d’Apollon, dont la verve extatique

Anime les ressorts d’une âme frénétique,

Et par des visions produit mille plaisirs

[140] Qui charment la vigueur des plus nobles désirs ;

Apprends à révérer par un fatal augure

De ma pudicité l’adorable figure.

Filidan

Ô merveilleux discours, ô mots sentencieux ;

Capables d’arrêter les plus audacieux.

[145] Dieux ! Qu’en toutes façons cette belle est charmante ;

Et que je sens pour elle une ardeur véhémente.

Ami, que te dit-elle encore outre cela ?

Amidor

Elle me dit Adieu, puis elle s’en alla.

Filidan

J’adore en mon esprit cette beauté divine.

[150] Qui sans doute du ciel tire son origine.

Je me meurs, Amidor, du désir de la voir.

Quand aurai-je cet heur ?

Amidor

Peut-être sur le soir :

Quand la brunette nuit développant ses voiles,

Conduira par le ciel le grand bal des étoiles.

Filidan

[155] Ô merveilleux effet de ses rares beautés !

Incomparable amas de nobles qualités !

Déjà de liberté mon âme est dépourvue :

Le récit m’a blessé, je mourrai de sa vue.

Prépare-toi mon cœur à mille maux divers.

Amidor

[160] Adieu, sur ce sujet je vais faire des vers.

Filidan

Que tu m’obligeras, Amidor, je t’en prie,

Tandis pour soulager l’excès de ma furie,

Je m’en vais soupirer l’ardeur de mon amour,

Et toucher de pitié tous ces lieux d’alentour.

scène V

Filidan, seul.

[165] Ô Dieux ! Qu’une beauté parfaitement décrite

De désirs amoureux en nos âmes excite !

Et que la Poésie a des charmes puissants

Pour gagner nos esprits et captiver nos sens.

Par un ordre pompeux de paroles plaisantes,

[170] Elle rend à nos yeux les choses si présentes,

Que l’on pense en effet les connaître et les voir,

Et le cœur le plus dur s’en pourrait émouvoir.

C’est chose étrange aussi d’éprouver que mon âme

Soit jusques à ce point susceptible de flamme ;

[175] Et que le seul récit d’une extrême beauté

Puisse rendre à l’instant mon esprit arrêté.

Mais quoi ? Tous les matins je me tâte et m’effraye,

Et crois sentir au cœur quelque amoureuse plaie,

Sans savoir toutefois qui cause ce tourment :

[180] Si bien que quand je sors je m’enflamme aisément.

La première beauté qu’en chemin je rencontre,

Qui de quelques attraits me vient faire la montre,

D’un seul de ses regards me rend outrepercé,

Et fait bientôt mourir un cœur déjà blessé.

[185] Même si je n’en vois comme je les désire,

Qu’un ami seulement s’approche pour me dire,

Je viens de voir des yeux, ah ! C’est pour en mourir :

Aussitôt je me meurs, je ne fais que courir,

Je vais de toutes parts pour offrir ma franchise

[190] À ces yeux inconnus dont mon âme est éprise.

Mais jamais nul récit ne m’a si fort touché :

J’étais à son discours par l’oreille attaché :

Et mon âme aussitôt d’un doux charme enivrée,

S’est à tant de beautés innocemment livrée.

[195] Ô merveilleux tableau de mille doux attraits

Qu’une Muse en mon cœur a doucement pourtraits !

Ouvrage sans pareil, agréable peinture

Du plus beau des objets qu’ait produit la nature :

Adorable copie, et dont l’original

[200] N’est que d’or et d’azur, d’ébène et de coral,

Et tant d’autres trésors que mon âme confuse

Admirait au récit de cette docte Muse,

Dieux que je vous chéris ! Et que pour vous aimer

Je sens de feux plaisants qui me vont consommer !

[205] Mais, aimable beauté que j’adore en idée,

Par qui ma liberté se trouve possédée,

Quel bienheureux endroit de la terre ou des cieux

Jouit du bel aspect de vos aimables yeux ?

Aux traits de la pitié soyez un peu sensible :

[210] Soulagez votre amant, et vous rendez visible :

Beauté, je vais mourir si je tarde à vous voir.

Quel moyen dans mon mal d’attendre jusqu’au soir ?

Je n’en puis plus, beauté dont je porte l’image,

Mon désir violent se va tourner en rage :

[215] Je pâme, je me meurs : Ô céleste beauté

En quels excès de maux m’as-tu précipité ?

scène VI

Hespérie, Filidan.

Hespérie

Cet amant s’est pâmé dès l’heure qu’il m’a vue ;

De quels traits, ma beauté, le ciel t’a-t-il pourvue ?

En sortant du logis je ne puis faire un pas

[220] Que mes yeux aussitôt ne causent un trépas.

Pour moi je ne sais plus quel conseil je dois suivre :

Le monde va périr, si l’on me laisse vivre,

Dieux ! Que je suis à craindre ! Est-il rien sous les cieux

Au genre des humains plus fatal que mes yeux ?

[225] Quand je fus mise au jour, la Nature peu fine

Pensant faire un chef-d’œuvre avançait sa ruine.

On compterait plutôt les feuilles des forêts,

Les sablons de la mer, les épis de Cérès,

Les fleurs dont au printemps la terre se couronne,

[230] Les glaçons de l’Hiver,...

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