scène PREMIÈRE
Brutus, Valérius.
BRUTUS
Octavius, seigneur, en ces lieux va se rendre
Envoyé de Tarquin, c’est à nous de l’entendre.
Je ne crois pas devoir concerter avec vous
Ce que Rome aujourd’hui lui répondra par nous.
[5] La patrie à tous deux est également chère,
Et nous n’avons ici qu’une réponse à faire.
VALÉRIUS
De mon zèle, seigneur, vos yeux seront témoins.
La liberté naissante occupe tous mes soins,
Et quand Valérius avec Brutus partage
[10] Du premier consulat le suprême avantage,
Il voit que par l’exemple, et l’appui de Brutus,
On prétend l’élever aux plus hautes vertus.
BRUTUS
Votre vertu sans doute au dessus de la mienne,
Seigneur, n’a pas besoin que Brutus la soutienne ;
[15] Mais laissons ces discours et ces éloges vains,
Nous ne devons agir ni parler qu’en Romains.
Octavius paraît.
scène II
Brutus, Valérius, Octavius.
OCTAVIUS
Consuls, quelle est ma joie,
De parler devant vous pour le roi qui m’envoie,
Et non devant un peuple aveugle, audacieux,
[20] D’un crime tout récent encore furieux,
Qui ne prévoyant rien, sans crainte s’abandonne
Au frivole plaisir, qu’un changement lui donne !
Rome vient d’attenter sur les droits les plus saints,
Qu’ait jamais consacré le respect des humains.
[25] Méconnaissant des rois la majesté suprême,
Elle foule à ses pieds et sceptre et diadème :
Et quel autre forfait plus grand, plus odieux,
Peut jamais attirer tous les foudres des dieux ?
Mais il n’est pas besoin que les dieux qu’on offense,
[30] Fassent par leur tonnerre éclater leur vengeance ;
Ce forfait avec lui porte son châtiment.
Les Romains sont en proie à leur aveuglement,
Ils ne consultent plus les lois, ni la justice,
Un caprice détruit ce qu’a fait un caprice.
[35] Le peuple en ne suivant que sa légèreté,
Se flatte d’exercer sa fausse liberté,
Et par cette licence impunément soufferte,
Triomphe de pouvoir travailler à sa perte.
Vous-même qu’il a mis dans un rang éclatant,
[40] Que n’éprouvez-vous point de ce peuple inconstant !
À votre autorité chancelante, incertaine,
Il peut quand il lui plaît se dérober sans peine ;
Il vous ôte à son gré vos superbes faisceaux,
Lorsqu’il fit choix d’abord de ses maîtres nouveaux,
[45] Brutus et Collatin occupaient cette place ;
Depuis, un vain soupçon, une inconstante audace
Dégrada Colatin, et vous donna seigneur,
Pour peu de temps, peut-être, un dangereux honneur ;
Ah ! Romulus sans doute eut tous les dieux contraires,
[50] Lorsqu’en ces murs naissants il rassembla nos pères,
S’il faut que par un peuple à lui-même livré
Périsse cet État encor mal assuré.
Prévenez les malheurs qui déjà se préparent
Que par un repentir, vos fautes se réparent,
[55] Qu’un légitime roi dans son trône remis
Fasse en vous soumettant trembler vos ennemis.
BRUTUS
Non, seigneur, les Romains n’ont point commis le crime
De chasser de son trône un prince légitime ;
Un roi qui de nos lois tient son autorité,
[60] Coupable ou vertueux doit être respecté.
Mais bravant et nos lois et ces lois si sacrées
Par la nature même aux mortels inspirées,
Malgré la voix du sang que dans d’affreux climats,
Des cœurs à peine humains ne méconnaissent pas ;
[65] Tarquin ose arracher le sceptre à son beau-père,
Et sans craindre les yeux du soleil qui l’éclaire,
Sans craindre pour témoin tout le peuple romain,
Tarquin à son beau-père ose percer le sein,
Ose jeter mourant du haut d’un trône auguste
[70] Des mortels le plus grand et des rois le plus juste.
Pour ajouter encore à l’horreur de ces coups,
La fière Tullia digne d’un tel époux,
Se hâtant d’aller prendre un fatal diadème,
Précipite son char d’une vitesse extrême,
[75] Et fait par ses chevaux soudain saisis d’effroi,
Fouler le corps sanglant et d’un père et d’un roi.
Après de tels forfaits je puis taire le reste,
Les premiers attentats d’un orgueil si funeste,
La sœur de Tullia, le frère de Tarquin,
[80] Dont un poison secret avança le destin,
De leur ambition déplorables victimes,
Dans cette affreuse histoire à peine sont des crimes.
Tels sont Octavius les légitimes rois,
Dont vous venez ici représenter les droits.
[85] Ah ! nul encore chez nous par cette infâme voix
N’avait de la couronne osé faire sa proie ;
Un roi qui le premier règne contre la loi,
D’un peuple vertueux sera le dernier roi.
VALÉRIUS
Seigneur, à ces raisons qui font notre défense
[90] J’ajoute des Romains la longue patience,
Par un maître cruel trop longtemps oppressés,
À la révolte enfin nous nous vîmes forcés.
La haine, les frayeurs ou les soupçons d’un homme,
Étaient les seules lois qu’on reconnut dans Rome,
[95] Des meilleurs citoyens l’exil ou le trépas,
Causaient partout des pleurs qui ne se montraient pas,
La vertu la plus haute était la plus coupable,
Et Brutus aujourd’hui si grand, si respectable,
Ne fut-il pas réduit à la nécessité
[100] D’emprunter les dehors de la stupidité ?
Dieux ! le soin d’un héros, son étude éternelle
Fut de cacher une âme et trop noble, et trop belle.
Cependant les Romains vainement gémissants,
De toutes parts encore étaient obéissants.
[105] Mais quand la tyrannie impunément maîtresse,
Crut pouvoir sans péril attenter sur Lucrèce,
Ces Romains jusqu’alors esclaves si soumis,
Pour venger la pudeur se crûrent tout permis.
Ainsi quand nous avons détruit cette puissance,
[110] L’amour des nouveautés, une injuste licence,
À l’exil de Tarquin n’eurent aucune part ;
Rome s’est seulement affranchie un peu tard.
OCTAVIUS
Par les bontés du roi voyez votre injustice,
Tarquin qui des Romains doit chercher le supplice,
[115] Vous offre encore la paix les armes à la main,
Je ne viens en ces lieux que dans ce seul dessein.
Mais si vous refusez la paix qu’il vous propose,
Ce roi le fer en main justifiera sa cause.
Déjà de l’Étrurie il arme tous les bras,
[120] Déjà ses vastes champs sont couverts de soldats,
Et bientôt Porsenna contre un peuple rebelle
Va des fronts couronnés soutenir la querelle
Car enfin de son trône indignement chassé,
Tarquin par ce forfait n’est pas seul offensé :
[125] Et si de Porsenna la valeur éclatante
Me pouvait accabler Rome encore naissante,
D’un roi dépossédé l’exil et les malheurs
De tous les autres rois lui feraient des vengeurs.
BRUTUS
Les légitimes rois n’ont point reçu d’offense,
[130] Seigneurs et des Tarquins nous bravons la vengeance ;
Ce qui nous a rendus criminels à leurs yeux,
Dans le parti de Rome attirera les dieux.
Vainement contre nous s’élève l’Étrurie,
Nous soutiendrons l’éclat d’une injuste furie.
[135] Tarquin sous ses drapeaux ne peut avoir rangé
Qu’un peuple à l’appuyer faiblement engagé ;
Mais à tous ses efforts, sachez que Rome oppose
Des bras fortifiés par l’horreur qu’il nous cause,
La crainte de rentrer dans de si rudes fers
[140] Rendra toujours vainqueurs ceux qui les ont soufferts.
OCTAVIUS
De votre aveugle haine il ne faut rien attendre :
Mais ce n’est point assez, le sénat doit m’entendre ;
Un péril si pressant peut le faire trembler.
BRUTUS
Dans deux heures, seigneur, il se doit assembler ;
[145] Mais n’en attendez rien qui vous soit favorable,
Soyez sûr de trouver le sénat implacable,
Rome n’a qu’un esprit.
OCTAVIUS
Si mes conseils sont vains,
Du moins j’aurai tout fait pour sauver les Romains.
scène III
Brutus, Valérius.
BRUTUS
L’avis des sénateurs ne nous met point en peine,
[150] Sénat, peuple, consuls, tout à la même haine,
On ne croit point Tarquin favorisé des dieux,
Jusqu’à pouvoir de Rome être victorieux.
Ainsi tranquillement écoutons la menace,
À d’autres sentiments laissons reprendre place,
[155] Passons à d’autres soins. Qu’on appelle mes fils,
Songez au doux espoir que l’aîné s’est permis,
Seigneur, à votre sœur destiné par vous-même,
Il est temps qu’il arrive à ce bonheur suprême ;
Maintenant de Titus le nom a quelque éclat,
[160] Vous savez quelle estime en a fait le sénat,
Lorsque pour prévenir une prompte entreprise
La porte quirinale à ses soins fut commise.
Ses vertus, le combat contre les Vejentins,
Où ce fils a fait seul triompher nos destins,
[165] Redoublent envers lui mon amour paternel.
Que votre exemple encore affermisse son zèle,
Qu’étant à votre sœur le nom de son époux,
L’associe aux vertus qu’on voit briller en vous.
VALÉRIUS
J’attends ce jour, seigneur, avec impatience,
[170] Vous verrez obéir ma sœur sans résistance,
Son cœur depuis longtemps sur un si doux espoir
A pris des sentiments qui suivent son devoir.
Unissons nos maisons, achevons l’hyménée,
Seigneur, et...