L’Antichambre

11 septembre 1973. À la tête des forces armées, le général Augusto Pinochet Ugarte prend le pouvoir au Chili à la suite d’un coup d’État. Il renverse le président Salvador Allende Gossens, élu démocratiquement mille jours plus tôt. Pendant plus de quinze ans, la dictature règne. Après le départ du général, un juge d’instruction est chargé d’établir la responsabilité de certains hauts fonctionnaires. Il interroge alors le directeur des ren­seignements du régime militaire. Celui-ci se range derrière sa hiérarchie : il n’a fait qu’appliquer leurs décisions. Ou du moins, c’est ce qu’il pense. L’Antichambre est une fiction historique et politique qui rend hommage aux victimes de la dictature.

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Scène unique

Le major est assis sur la chaise au centre de la scène. Il somnole.

Musique : final du Concerto pour violon et orchestre de Ludwig van Beethoven. Pleins feux.

Le magistrat entre côté jardin avec des dossiers sous le bras, très agité. Il prend place à son bureau où il dépose les dossiers.

Le magistrat — Excusez-moi, j’ai été retenu.

Le major, se lève respectueusement — Aucune importance, monsieur le juge. (Se rassoit.)

Le magistrat, se lève — On va arrêter la musique. (Va éteindre la chaîne hi-fi. Revient et se place devant le bureau.) Alors, dites-moi. Comment préférez-vous que je vous appelle ?

Le major, très timidement — Je ne vous comprends pas, monsieur.

Le magistrat, avec énergie — Mais enfin, Contreras ! Voulez-vous que je vous appelle « Major » ? Oui ou non ?

Le major — Faites comme vous l’entendez, monsieur.

Le magistrat — Dois-je sous-entendre que cela vous indiffère ?

Le major — Si j’ai bien compris, monsieur le juge, j’ai été démis de mes fonctions.

Le magistrat — En effet, vous ne faites plus partie de l’armée de terre.

Le major — C’est ce que j’ai cru comprendre, monsieur le juge.

Le magistrat — Alors ?

Le major — Comme vous voudrez, monsieur. Vous avez raison, cela m’est totalement indifférent.

Le magistrat, s’assoit derrière la table — Bien, « Major ». Je vous appellerai « Major ». Cela me semble en adéquation avec votre… situation. Surtout parce qu’il s’agit d’évoquer votre passé.

Le major — Alors, faites.

Le magistrat, soupirant, une pause brève — Pour être franc avec vous, Major, je ne sais vraiment pas par où commencer.

Le major — Je ne vous comprends pas, monsieur le juge.

Le magistrat — Vous ne comprenez pas ?

Le major — Non, monsieur. Je ne comprends pas.

Le magistrat — Vraiment ?

Le major — Je ne comprends pas votre hésitation, monsieur le juge.

Le magistrat — Je vois…

Le major — En fait, pour être parfaitement honnête, monsieur le juge, je ne comprends pas grand-chose à ce qui m’arrive. C’est… Ce n’est pas… Enfin, je ne comprends pas, tout simplement.

Le magistrat — Et si vous arrêtiez votre petit jeu, Major ?

Le major — Mais quel petit jeu, monsieur ?

Le magistrat — Voyez-vous, je serais très étonné que vous ne compreniez pas.

Le major — C’est la vérité, monsieur le juge.

Le magistrat — Vous êtes d’un cynisme sans pair, Major.

Le major, contrarié — Mais non, monsieur le juge. Pourquoi dites-vous cela ?

Le magistrat — Vous prétendez ne pas savoir pourquoi vous êtes dans ce bureau.

Le major — Ah non, ça, c’est clair, monsieur le juge. Il est évident que je suis ici pour subir un interrogatoire, monsieur.

Le magistrat — Non, Major. Pour être précis, ce n’est pas pour « subir » un interrogatoire, mais pour vous « soumettre » à un interrogatoire.

Le major — Vous jouez avec les mots, monsieur. Pour moi, subir, se soumettre, il n’y a pas de différence, monsieur. Vous, par contre, vous êtes quelqu’un de cultivé. Vous êtes juriste.

Le magistrat — Ça n’a rien à voir.

Le major — Et vous êtes un homme riche aussi. Je le sais.

Le magistrat — Il ne s’agit pas de moi, Major. Cet interrogatoire ne concerne que vous. Et puis, je suppose qu’on vous a bien expliqué qu’il ne s’agit pas d’un interrogatoire juridiquement parlant. C’est plutôt une conversation.

Le major — Je n’ai pas bien compris la différence, monsieur le juge. Ce genre de subtilité m’a toujours échappé.

Le magistrat — Le président de la République et le commandant en chef de l’armée de terre se sont mis d’accord pour vous permettre de vous exprimer devant un magistrat une dernière fois avant le début de votre procès.

Le major — Oui, cela, je l’avais compris, monsieur le juge. Et alors ?

Le magistrat — Si c’était un interrogatoire, ce que vous allez dire ici pourrait être utilisé contre vous durant le procès. Si jamais vous dites quelque chose.

Le major — Et ce ne sera donc pas le cas ?

Le magistrat — En effet, ce ne sera pas le cas. Parce que le commandant en chef de l’armée de terre a consenti à ce que nous tenions cette… « entrevue », sous la condition que vos réponses ne soient pas utilisées à l’encontre de vos intérêts.

Le major — Je vois…

Le magistrat — Ni à l’encontre des intérêts de l’institution militaire. Cette institution dans laquelle vous avez servi durant tant d’années et, en particulier, durant le régime militaire.

Le major — Bien sûr…

Le magistrat — Alors, dans ces conditions, Major, êtes-vous toujours d’accord pour que nous ayons cette conversation ?

Le major — Comme vous voudrez, monsieur le juge.

Le magistrat — Non, Major. Ce n’est pas comme je veux, mais comme les accords entre votre hiérarchie et le président de la République le prévoient.

Le major — D’accord, monsieur.

Le magistrat — Et évidemment, en conformité avec les lois de la République.

Le major — Bien sûr, monsieur le juge.

Le magistrat — Alors ?

Le major — Alors, soit !

Le magistrat — Bien. Comprenez-vous que si vous êtes aujourd’hui ad portas d’un procès et que si vous avez été démis de vos fonctions, c’est parce que vous n’avez pas respecté certaines lois de la République ?

Le major — Je ne sais pas quoi vous répondre, monsieur le juge.

Le magistrat, ironique — Vous ne savez pas !

Le major — Non, monsieur le juge.

Le magistrat — Expliquez-vous.

Le major — Monsieur le juge. Je ne sais pas… Je ne comprends pas votre question.

Le magistrat — Et pourtant, ce n’est pas la question la plus difficile que je pense devoir vous poser, Major.

Le major — Vous savez, monsieur le juge, j’ai l’impression que… Comment vous dire… J’ai l’impression que nous tournons autour du pot, si vous me permettez l’expression. Ne pourrions-nous pas… je ne sais pas… avancer ?

Le magistrat — D’accord, Major. D’accord. Avançons.

Le major — Je vous écoute.

Le magistrat — Il est prévu que je vous entende sur un certain nombre de faits qui nous ont été rapportés.

Le major — De quels faits s’agit-il, monsieur le juge ?

Le magistrat — Je voudrais commencer par des considérations d’ordre général, si vous le permettez. J’aimerais connaître votre opinion sur ce bilan dont certaines sources d’information ont fait état dans les médias.

Le major — Très bien, monsieur. (Sur le ton d’une critique.) Bien que les médias, vous savez…

Le magistrat, ignorant le commentaire et lisant les chiffres dans un document qu’il prend sur le bureau — Un million de personnes se sont exilées ou ont été expulsées, trois mille deux cents sont mortes ou ont été déclarées disparues et trente-huit mille ont été torturées. Tout cela pendant la dictature militaire. Est-ce que vous contestez ces chiffres ? Ou du moins, leur ordre de grandeur ?

Le major — Je ne saurais ni les accepter ni les contester, monsieur le juge.

Le magistrat — Comment ça, Major ?

Le major — Tout dépend des personnes dont vous parlez et de la période au cours de laquelle ces… tragédies se seraient produites. En admettant qu’elles se soient effectivement produites.

Le magistrat — Nous disposons de suffisamment d’éléments nous permettant de croire que ces faits se sont produits, Major.

Le major — D’accord.

Le magistrat — Alors ?

Le major — Alors, j’aimerais, et je vous le demande avec tout le respect que je vous dois, que vous précisiez la façon dont ces… exactions auraient un rapport quelconque avec ma personne, monsieur.

Le magistrat — Il s’agit de la période s’étalant du 11 septembre 1973 au 31 octobre 1988. C’est-à-dire du jour du coup d’État au jour de la défaite du Général dans le référendum qui lui aurait permis de rester au pouvoir encore pendant six ans, sinon plus.

Le major — C’est très vaste !

Le magistrat Cent quatre-vingt-deux mois, Major.

Le major — Mais vous avez probablement des marges plus étroites pour chacun des faits dont vous parlez, n’est-ce pas ?

Le magistrat — Dans certains cas, oui, Major. Dans d’autres, malheureusement, il nous a été impossible de définir des intervalles de temps aussi réduits que nous l’aurions souhaité.

Le major, le regrettant — Ah… Je vois.

Le magistrat — Mais les précisions que vous me demandez, Major, ne remettent pas en cause le nombre total de cas recensés, voyez-vous.

Le major — Et quant aux responsables présumés de ces… « événements » ?

Le magistrat — Quant aux responsables de ces « événements » comme vous les appelez, je souhaiterais commencer par les victimes des actes de torture perpétrés dans des centres créés à votre initiative et dont le...

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