Prolologue
Une fille qui tient un bocal.
La Cadée —
J’ai voulu une photo de toi.
C’est ridicule, je sais que je me souviendrai de toi. Et pourtant je sais aussi que la mémoire n’est pas toujours la plus forte. Elle se fatigue et fane comme une fleur d’un coup qui aurait trop parlé.
Je ne voulais pas que ma mémoire comme une fleur.
Je ne voulais pas ma mémoire qui se fatigue de toi.
J’ai voulu une photo. Pour t’avoir au plus près, te garder comme si tu étais là.
J’ai cherché partout. Et jusque dans le bureau de ton père.
Mais des photos de toi,
aucune, zéro, nulle part !
Hormis celles où ma sœur, celles où ma sœur et moi,
celles où ma sœur, ma mère et moi,
celles où ma sœur, ma mère, ton père et moi,
des photos de toi,
des photos avec toi,
il n’y en a pas.
Tu n’apparais nulle part.
Comme si tu n’avais jamais fait partie de cette famille.
Comme si tu n’avais jamais existé là pour personne.
Page qui tourne
1. Un prologue ?
Oreille qui traîne tout le temps — Qu’est-ce qu’on leur raconte aujourd’hui ?
Oreille qui traîne un peu partout — L’Aînette et La Cadée.
Oreille qui traîne tout le temps — Encore !
Oreille qui traîne un peu partout — Ben quoi ?
Oreille qui traîne tout le temps — On raconte que ça les derniers temps.
Oreille qui traîne un peu partout — Et on va continuer ! Si ça te plaît pas, t’as qu’à t’enfoncer boules Quies jusqu’aux tympans et faire la sieste sur ton coussin qui sent pas bon.
Oreille qui traîne tout le temps — D’abord, mon coussin, ça te regarde pas ! Et si je fais la sieste là tout de suite ? Qui c’est qui va prendre ma voix ?
Oreille qui traîne un peu partout — On va trouver, t’inquiète. Sinon, moi/je
Oreille qui traîne tout le temps — Toi ?
Oreille qui traîne un peu partout — Je sais par cœur quand c’est ton tour de parler et ce que tu dis. Je peux bien faire ça toute seule. Ou alors, ce sera l’oreille au milieu de la figure qui/ jouera ton texte.
Oreille qui traîne tout le temps — Ah, non ! Ça, c’est carrément pas possible ! Vous n’avez ni elle ni toi ma façon subtile et colorée ni cette présence particulière…
Oreille qui traîne un peu partout — Ça va les chevilles ?
Oreille qui traîne tout le temps — Je me contente de dire ce qui est, c’est tout. Bon, L’Aînette et La Cadée, alors. C’est bon, là, t’es prête ? On peut y aller ?
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2. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
Dans une ville-bourgade bleue non loin d’ici vivait une femme. Cette femme était mère seule avec ses deux filles. Elle s’appelait LucreciA Malenvie.
Elle aurait pu s’appeler Madeline Béjart. Mais Madeline Béjart, peut-être que c’était déjà pris.
Elle n’avait pas toujours été mère seule, LucreciA Malenvie. Elle avait aimé d’amour et l’avait été en retour. Son mari lui avait donné deux filles. Elle avait eu, on peut le dire, un temps de vie belle, LucreciA.
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3. Une paire d’oreilles
Oreille qui traîne un peu partout — De ce qu’on sait le père des filles avait été assez bon père et assez bon mari.
Oreille qui traîne tout le temps — On sait, on sait. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Oreille qui traîne un peu partout — Rien de plus que ce que ça veut dire.
Oreille qui traîne tout le temps — C’est vite dit. On ne sait pas toujours comme on voudrait.
Oreille qui traîne un peu partout — Qu’est-ce que tu ergotes encore ? Est-ce que c’est le moment ?
Oreille qui traîne tout le temps — Je dis seulement que même au cœur du dit, il y a du non-dit. Et qu’il ne faut pas dire trop hâtivement que l’on sait.
Oreille qui traîne un peu partout — Assez bon père et assez bon mari, il l’était resté jusqu’au septième anniversaire de l’aînée. Et puis, un jour, patatras ! Tout tourneboule et tout s’écroule ! Du jour au lendemain, on n’eut plus vent de lui.
Oreille qui traîne tout le temps — Oh les pauvres !
Oreille qui traîne un peu partout — Pauvres ?
Oreille qui traîne tout le temps — Oui, c’est toujours triste quand les choses éclatent, non ?
Oreille qui traîne un peu partout — Pauvres et comment, ça, j’avoue, je ne sais pas. En tous cas, LucreciA Malenvie tira trait sur lui et l’oublia aussi vite qu’il était parti.
Oreille qui traîne tout le temps — Essayons d’oublier nous aussi. Parlons d’autre chose. Je n’aime pas avoir du tracas dans les tympans.
Oreille qui traîne un peu partout — Faisons ça, la vie avance de toute façon.
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4. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
LucreciA regardait ses filles grandir.
LucreciA seule. Elle n’avait plus que ça de toute façon ou des drames dramatiquement dramatiques à la télévision ou sur les plateformes. Quand on n’a plus que ça les jours sont longs.
Alors elle regardait ses filles puisqu’elles étaient là.
Parfois elle lâchait comme on lâche des pets : Je n’ai pas mérité ça ! Je n’ai pas mérité ça ! Je n’ai pas ! Je n’ai pas !
Quand elle s’épanchait, elle répétait ça au moins quarante deux fois. Quand elle faisait ça, inquiètes, L’Aînette et La Cadée, aussitôt lâchaient leur jouets.
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5. Je n’ai pas mérité ça !
Les deux sœurs — Maman, maman, pourquoi tu dis tout le temps ça ?
LucreciA — Pardon, je dis quoi ?
Les deux sœurs — C’est à cause de nous que tu dis ça ? Tu veux que l’on casse quelque chose ? Qu’on récite un poème ? Qu’on te prépare un thé ? Qu’on te vernisse les pieds ? Qu’on fasse mal à quelqu’un ?
LucreciA — Mes Toutes-Mignonnes, comme vous êtes bonnes, comme vous êtes jolies ! Non, non, vous, je n’ai rien contre vous. Non ! Vous êtes d’abord et avant tout ce que j’ai de plus cher au monde !
L’Aînette — Chair d’accord, mais chair comment ?
La Cadée — Chair qu’on mange ?
LucreciA — Suis-je une terrible tigresse ? Une abominable ogresse ? Non, je ne le suis pas. Je ne dévore pas mes enfants. Vous m’êtes d’une autre viande. Vous êtes, voyons, vous êtes… (Elle fait mine de chercher comme une sorcière vicieuse cherche sa meilleure formule.) Vous êtes… Vous êtes ce que perles parmi les perles ce que j’ai de plus précieux.
L’Aînette — Seulement ça ! Je veux...