La baignoire

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L’auteur dramatique Frédéric-Arthur, plongé dans l’eau noirâtre de sa baignoire, attend l’inspiration. Ça fait des années qu’elle l’a quitté. Autour de lui, des secrétaires dévouées, une infirmière sensuelle et une mère culpabilisante s’affairent… et espèrent. Son entourage veut son bonheur. Comment concilier le bien-être avec les douleurs d’un artiste impuissant, dans toutes les acceptions du terme ? Cette farce délirante pose, sur le ton de l’humour et de la cruauté, des questions essentielles sur l’isolement superbe du créateur, capricieux, fragile et touchant.

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Une baignoire dans laquelle est plongé, depuis très très long­temps… Frédéric-Arthur.

Autour de la baignoire des éléments de bureau permettant aux trois secrétaires de recueillir les fruits de la cogitation du créateur.

 

PREMIÈRE ANGOISSE

 

Emerge, comme un dauphin, Frédéric-Arthur qui est resté en apnée le plus longtemps possible. Il crache l’eau qu’il a gardée dans la bouche.

Frédéric-Arthur - Ça y est ! Ça vient ! (Il crie.) Maman ! Ça vient ! Je sens que ça vient ! Maman ! Mais qu’est-ce qu’elle fout ? Man-Man !

Entre la mère.

La mère - Frédéric-Arthur ! Mon chéri ! Tu as bu la tasse !

Frédéric-Arthur (béat) - Vvvvvoui !!!

La mère - C’était bon ?

Frédéric-Arthur - Fabuleux ! J’ai gardé les yeux ouverts. J’ai vu mes pieds !

La mère - Tu as vu tes pieds… Cela m’étonne : avec la crasse qui s’accumule jusqu’à la surface de l’eau…

Frédéric-Arthur - Mère, à la frontière de la vie, au moment de franchir à pieds joints le quart de millième de seconde qui me sépare de la mort, j’ai une bouffée d’inspiration qui me fait l’égal de Shakespeare, de Strindberg, de Marivaux !

La mère - Une bouffée d’un quart de millième, c’est bref !

Frédéric-Arthur - Si ça dure plus longtemps, c’est la noyade ! Comment résoudre cette équation ?

La mère - Autant calculer le diamètre du rectangle.

Frédéric-Arthur - Mère… Cette rasade d’eau polluée c’est mon oxygène. J’ai mille choses à dire. Je veux dicter mes impressions.

La mère - Frédéric-Arthur, réponds-moi : ta pauvre imagination est vraiment en branle ? Ce n’est pas une fausse alerte ?

Frédéric-Arthur - « Le fou, l’amoureux et le poète sont farcis d’imagination ». Shakespeare : « Le Songe d’une nuit d’été », acte V, scène 1. Il faut que je travaille. Ça bouillonne. Regardez : il y a des bulles à la surface.

La mère - Ça c’est parce que tu pètes dans ton bain, mon chéri. Je te connais. Ne me fais pas avaler tes couleuvres.

Frédéric-Arthur - Maman ! Vous dépoétisez tout ! Je veux me défoncer. J’en veux ! J’en veux !

La mère - « Il est dangereux d’être trop zélé ». Shakespeare : « Hamlet », acte III, scène 1.

Frédéric-Arthur - Mon début d’asphyxie a redonné des couleurs à mon œuvre en panne. Je suis sûr que ça vient. Appelez les petites.

La mère - Tu m’as dit que ça venait aussi hier et avant-hier ! Tu m’as dit que ça venait il y a trois semaines. Tu dis cela depuis un an ou peut-être deux.

Frédéric-Arthur - Je me suis bloqué à cause de la scène du viol ! Je suis encore inhibé par ma culture judéo-chrétienne. Mais cette fois, je saute le pas. La scène, je la sens. Je vous le jure !

La mère - Mon fils !

Frédéric-Arthur - Maman !

La mère - Alors, c’est vrai, cette fois tu la tiens ?

Frédéric-Arthur - Je la tiens !

La mère - Tu la tiens bien ?

Frédéric-Arthur - Archi-bien.

La mère - Mesdemoiselles ! S’il vous plaît… Allons, je vous en conjure : grouillez-vous. Il la tient.

Entrent Sophie, Mélanie et Laurencine.

Elles s’installent derrière leur machine et se préparent à taper.

Sophie - Double interligne ?

La mère - Comme d’habitude.

Frédéric-Arthur - Ça fait combien de temps que je me détériore la santé avec cette putain de tragédie comique? Et voilà que tout à coup ça éclate comme une figue fraîche dans les menottes d’un tout petit…

La mère - Ne t’attendris pas trop mon chéri… L’inspiration est fragile, surtout la tienne.

Frédéric-Arthur - Vous avez raison, mère.

La mère - Tu veux une grande marge ?

Frédéric-Arthur - Peu importe.

La mère - Il vaut mieux le dire, illico. Plus tard, ça peut être un inconvénient.

Frédéric-Arthur - Mère, ne me traumatisez pas avec une question de marge.

La mère - C’est de la technique.

Frédéric-Arthur - La technique, la technique, c’est secon­daire.

La mère - Selon que la marge est mince ou large, on peut ajouter un plus ou moins grand nombre de béquets.

Frédéric-Arthur - Je n’ajouterai rien. Je ne raturerai pas. La création est éjaculation ou n’est pas. Flaubert, un vrai connard. Il n’y a que ce qu’il a raturé qui était valable, seulement qui le saura à part moi ? (Aux filles.) Qu’est-ce que je disais ?

Mélanie - Flaubert, un vrai connard.

La mère - Te voilà sur les rails.

Frédéric-Arthur - Débile de Dieu, ça s’envole !

La mère - Dieu aussi est un créateur. Ne commence pas la journée en disant du mal des confrères.

Frédéric-Arthur - Vous et vos superstitions ! Vous êtes une petite bourgeoise !

La mère - Bourgeoise crucifiée mon trésor ! Quand je publierai mon autobiographie, je l’intitulerai : « Le Calvaire » : un mari qui écrivait des notes et des notes et des notes, pour faire des bruits et toi qui alignent des mots pour décrire des conflits qui te dépassent. Je suis comblée en vérité.

Frédéric-Arthur - Père était compositeur ! Appelez-le : compositeur ! Il exerçait le métier de Bach, de Verdi, de Schönberg, de Xenakis.

La mère - Que l’âme de ton papa soit en paix pour le restant de sa mort. Mais sa musique, dis-toi bien : je l’ingurgitais mal !

Frédéric-Arthur - Je perds le fil. Je suis en train de perdre le fil. (Aux filles.) Vous êtes prêtes ?

Sophie - On attend. J’ai même les doigts qui se crispent.

Mélanie - Ça fait rien si le dialogue est un peu terne ? J’ai oublié de brancher la machine.

Frédéric-Arthur - Ne me dites pas des choses pareilles au moment d’attaquer. C’est le capharnaüm.

La mère - Ton père disait que c’était le bordel quand il égarait quelques notes.

Frédéric-Arthur - Mère, si vous le voulez bien, nous évoquerons le passé un autre jour.

La mère - Bien volontiers, fils. Si ça vient, il ne faut pas mettre à côté de la plaque comme on dit aujourd’hui pour expliquer qu’on est en train de foirer. (Un temps.) Qu’est-ce qui se passe ?

Frédéric-Arthur - Ça ne vient plus.

La mère - Ça va revenir.

Frédéric-Arthur - C’est parti ! C’est parti, comme la plume au vent.

La mère - Ton père aussi avait des envolées de notes qui tout à coup se coinçaient entre les poutres. Il utilisait une jolie formule : « Ma clé de sol n’a pas trouvé sa serrure. » Quel obsédé ! Il n’avait pas de talent et peu d’humour, mais quel obsédé !

Frédéric-Arthur - La vérité, mère, vous voulez la savoir la vérité ? Je me fous de mon père !

La mère - Frédéric-Arthur ! Ton géniteur, même s’il manquait de génie, était tout de même ton père !

Frédéric-Arthur - A chaque fois que je suis sur le point de m’éclater comme un païen, vous me ramenez dans vos saletés de souvenirs de petite bourgeoise !

La mère - Tu es un peu aigri, fils ! Tu manques de générosité envers toi-même. Tu te tortures, puisque tu sado-masochises ta maman.

Frédéric-Arthur - Quand ça veut sortir et que ça ne sort pas, on se fait un sang d’encre et cette encre-là ne permet pas de s’exprimer dans l’allégresse.

Sophie - Qu’est-ce qu’on fait, monsieur Frédéric-Arthur ?

Mélanie - J’aurais eu le temps de changer de matériel.

Laurencine - Pour l’instant, vous psychodramisez, hein ? On va avoir droit aux déchets…

La mère - Faudra enlever le gras. Vous êtes là pour ça.

Frédéric-Arthur - Je ne sais plus. Je suis court. Je me demande si mon sang circule encore ? Mon cerveau ? De l’éponge… Quelle épouvantable plaie l’imagination ! Entre mes fantasmes qui sont vachement valables et cette élaboration besogneuse, quel chemin de ronces, d’épines, de bave et de lave en fusion, chemin bordé de buissons qui me brûlent. Et pourtant, je sens le froid glacial de la mort qui me pénètre par les sphincters. Très désagréable, ce froid.

La mère - Depuis le temps que tu mijotes dans ce jus, il a dû refroidir.

Frédéric-Arthur - L’eau est bouillante !

La mère (plongeant son doigt) - Elle est glacée, qu’est-ce que tu racontes !

Frédéric-Arthur - C’est subjectif !

La mère (aux secrétaires) - Vous avez un thermomètre ?

Sophie - Voilà madame. (Elle lui en tend un.)

La mère (trempant le thermomètre dans l’eau du bain) - On va bien voir…

Frédéric-Arthur - Mon corps est rouge comme celui d’un crabe. La chaleur me picore la peau… D’ailleurs, je vois bien, ça fume…

La mère - Le bain est glacé et ton corps est brûlant de fièvre. Il y a réaction forcément. Ça explique la buée. (Elle tire le thermomètre.) Deux degrés. Ton eau est à deux degrés. Etonne-toi après ça d’avoir du mal à faire carburer ton moteur.

Frédéric-Arthur - Mère, c’est très inquiétant ! Comment expliquez-vous ces picotements ?

La mère - Ce sont des poux, peut-être, ou des morpions...

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