Le Dépit amoureux

Éraste et Valère courtisent tous deux Lucile, fille d’Albert. Si la jeune femme préfère Éraste, ce dernier apprend de Mascarille, valet de son rival, que Valère a épousé Lucile en secret trois jours plus tôt ! De dépit, il charge alors Marinette, servante de Lucile, d’annoncer leur rupture à sa maîtresse. En parallèle, Gros-René, valet d’Éraste, est amoureux de la servante mais se brouille avec elle. S’enchaînent dès lors des quiproquos toujours plus complexes, qui s’entrecroisent entre les personnages, dans une comédie qui ne trouvera son dénouement qu’au terme de multiples péripéties.

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ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Éraste, Gros-René.

Éraste

Veux-tu que je te dise ? Une atteinte secrète

Ne laisse point mon âme en une bonne assiette :

Oui, quoi qu’à mon amour tu puisses repartir,

Il craint d’être la dupe, à ne te point mentir ;

5 Qu’en faveur d’un rival ta foi ne se corrompe,

Ou du moins qu’avec moi toi-même on ne te trompe.

Gros-René

Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,

Je dirai, n’en déplaise à monsieur votre amour,

Que c’est injustement blesser ma prud’homie

10 Et se connaître mal en physionomie.

Les gens de mon minois ne sont point accusés

D’être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés.

Cet honneur qu’on nous fait, je ne le démens guères,

Et suis homme fort rond de toutes les manières.

15 Pour que l’on me trompât, cela se pourrait bien :

Le doute est mieux fondé ; pourtant je n’en crois rien.

Je ne vois point encore, ou je suis une bête,

Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête.

Lucile, à mon avis, vous montre assez d’amour :

20 Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour ;

Et Valère, après tout, qui cause votre crainte,

Semble n’être à présent souffert que par contrainte.

Éraste

Souvent d’un faux espoir un amant est nourri :

Le mieux reçu toujours n’est pas le plus chéri ;

25 Et tout ce que d’ardeur font paraître les femmes

Parfois n’est qu’un beau voile à couvrir d’autres flammes.

Valère enfin, pour être un amant rebuté,

Montre depuis un temps trop de tranquillité ;

Et ce qu’à ces faveurs, dont tu crois l’apparence,

30 Il témoigne de joie ou bien d’indifférence

M’empoisonne à tous coups leurs plus charmants appas,

Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas,

Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile

Une entière croyance aux propos de Lucile.

35 Je voudrais, pour trouver un tel destin plus doux,

Y voir entrer un peu de son transport jaloux ;

Et sur ses déplaisirs et son impatience

Mon âme prendrait lors une pleine assurance.

Toi-même penses-tu qu’on puisse, comme il fait,

40 Voir chérir un rival d’un esprit satisfait ?

Et si tu n’en crois rien, dis-moi, je t’en conjure,

Si j’ai lieu de rêver dessus cette aventure.

Gros-René

Peut-être que son cœur a changé de désirs,

Connaissant qu’il poussait d’inutiles soupirs.

Éraste

45 Lorsque par les rebuts une âme est détachée,

Elle veut fuir l’objet dont elle fut touchée,

Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d’éclat,

Qu’elle puisse rester en un paisible état.

De ce qu’on a chéri la fatale présence

50 Ne nous laisse jamais dedans l’indifférence ;

Et si de cette vue on n’accroît son dédain,

Notre amour est bien près de nous rentrer au sein ;

Enfin, crois-moi, si bien qu’on éteigne une flamme,

Un peu de jalousie occupe encore une âme,

55 Et l’on ne saurait voir, sans en être piqué,

Posséder par un autre un cœur qu’on a manqué.

Gros-René

Pour moi, je ne sais point tant de philosophie :

Ce que voient mes yeux, franchement je m’y fie,

Et ne suis point de moi si mortel ennemi,

60 Que je m’aille affliger sans sujet ni demi.

Pourquoi subtiliser et faire le capable

À chercher des raisons pour être misérable

Sur des soupçons en l’air je m’irais alarmer !

Laissons venir la fête avant que la chômer.

65 Le chagrin me paraît une incommode chose ;

Je n’en prends point pour moi sans bonne et juste cause,

Et mêmes à mes yeux cent sujets d’en avoir

S’offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir.

Avec vous en amour je cours même fortune ;

70 Celle que vous aurez me doit être commune :

La maîtresse ne peut abuser votre foi,

À moins que la suivante en fasse autant pour moi ;

Mais j’en fuis la pensée avec un soin extrême.

Je veux croire les gens quand on me dit « Je t’aime »,

75 Et ne vais point chercher, pour m’estimer heureux,

Si Mascarille ou non s’arrache les cheveux.

Que tantôt Marinette endure qu’à son aise

Jodelet par plaisir la caresse et la baise,

Et que ce beau rival en rie ainsi qu’un fou,

80 À son exemple aussi j’en rirai tout mon soûl,

Et l’on verra qui rit avec meilleure grâce.

Éraste

Voilà de tes discours.

Gros-René

Mais je la vois qui passe.

SCÈNE II

Marinette, Éraste, Gros-René.

Gros-René

Zzzst, Marinette !

Marinette

Oh ! Oh ! Que fais-tu là ?

Gros-René

Ma foi,

Demande, nous étions tout à l’heure sur toi.

Marinette

85 Vous êtes aussi là, Monsieur ! Depuis une heure

Vous m’avez fait trotter comme un Basque, je meure !

Éraste

Comment ?

Marinette

Pour vous chercher j’ai fait dix mille pas,

Et vous promets, ma foi…

Éraste

Quoi ?

Marinette

Que vous n’êtes pas

Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place.

Gros-René

90 Il fallait en jurer.

Éraste

Apprends-moi donc, de grâce,

Qui te fait me chercher ?

Marinette

Quelqu’un, en vérité,

Qui pour vous n’a pas trop mauvaise volonté,

Ma maîtresse, en un mot.

Éraste

Ah ! Chère Marinette,

Ton discours de son cœur est-il bien l’interprète ?

95 Ne me déguise point un mystère fatal ;

Je ne t’en voudrai pas pour cela plus de mal :

Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse

N’abuse point mes vœux d’une fausse tendresse.

Marinette

Hé ! Hé ! D’où vous vient donc ce plaisant mouvement ?

100 Elle ne fait pas voir assez son sentiment !

Quel garant est-ce encore que votre amour demande ?

Que lui faut-il ?

Gros-René

À moins que Valère se pende,

Bagatelle ! Son cœur ne s’assurera point.

Marinette

Comment ?

Gros-René

Il est jaloux jusques en un tel point.

Marinette

105 De Valère ? Ah ! Vraiment la pensée est bien belle !

Elle peut seulement naître en votre cervelle.

Je vous croyais du sens, et jusqu’à ce moment

J’avais de votre esprit quelque bon sentiment ;

Mais, à ce que je vois, je m’étais fort trompée.

110 Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée ?

Gros-René

Moi, jaloux ? Dieu m’en garde, et d’être assez badin

Pour m’aller emmaigrir avec un tel chagrin !

Outre que de ton cœur ta foi me cautionne,

L’opinion que j’ai de moi-même est trop bonne

115 Pour croire auprès de moi que quelqu’autre te plût.

Où diantre pourrais-tu trouver qui me valût ?

Marinette

En effet, tu dis bien, voilà comme il faut être :

Jamais de ces soupçons qu’un jaloux fait paraître !

Tout le fruit qu’on en cueille est de se mettre mal,

120 Et d’avancer par là les desseins d’un rival :

Au mérite souvent de qui l’éclat vous blesse

Vos chagrins font ouvrir les yeux d’une maîtresse ;

Et j’en sais tel qui doit son destin le plus doux

Aux soins trop inquiets de son rival jaloux ;

125 Enfin, quoi qu’il en soit, témoigner de l’ombrage,

C’est jouer en amour un mauvais personnage,

Et se rendre, après tout, misérable à crédit :

Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit.

Éraste

Eh bien ! N’en parlons plus. Que venais-tu m’apprendre ?

Marinette

130 Vous mériteriez bien que l’on vous fît attendre,

Qu’afin de vous punir je vous tinsse caché

Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché.

Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute :

Lisez-le donc tout haut, personne ici n’écoute.

Éraste, lit.

135 « Vous m’avez dit que votre amour

Était capable de tout faire :

Il se couronnera lui-même dans ce jour,

S’il peut avoir l’aveu d’un père.

Faites parler les droits qu’on a dessus mon cœur ;

140 Je vous en donne la licence ;

Et si c’est en votre faveur,

Je vous réponds de mon obéissance. »

Ah ! Quel bonheur ! ô toi, qui me l’as apporté,

Je te dois regarder comme une déité.

Gros-René

145 Je vous le disais bien : contre votre croyance,

Je ne me trompe guère aux choses que je pense.

Éraste, lit.

« Faites parler les droits qu’on a dessus mon cœur ;

Je vous en donne la licence ;

Et si c’est en votre faveur,

150 Je vous réponds de mon obéissance. »

Marinette

Si je lui rapportais vos faiblesses d’esprit,

Elle désavouerait bientôt un tel écrit.

Éraste

Ah ! Cache-lui, de grâce, une peur passagère,

Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière ;

155 Ou si tu la lui dis, ajoute que ma mort

Est prête d’expier l’erreur de ce transport,

Que je vais à ses pieds, si j’ai pu lui déplaire,

Sacrifier ma vie à sa juste colère.

Marinette

Ne parlons point de mort, ce n’en est pas le temps.

Éraste

160 Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends

Reconnaître dans peu, de la bonne manière,

Les soins d’une si noble et si belle courrière.

Marinette

À propos, savez-vous où je vous ai cherché

Tantôt encore ?

Éraste

Hé bien ?

Marinette

Tout proche du marché,

165 Où vous savez.

Éraste

Où donc ?

Marinette

Là, dans cette boutique

Où, dès le mois passé, votre cœur magnifique

Me promit, de sa grâce, une bague.

Éraste

Ah ! J’entends.

Gros-René

La matoise !

Éraste

Il est vrai, j’ai tardé trop longtemps

À m’acquitter vers toi d’une telle promesse,

170 Mais…

Marinette

Ce que j’en ai dit, n’est pas que je vous presse.

Gros-René

Oh ! Que non !

Éraste

Celle-ci peut-être aura de quoi

Te plaire : accepte-la pour celle que je dois.

Marinette

Monsieur, vous vous moquez ; j’aurais honte à la prendre.

Gros-René

Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre :

175 Refuser ce qu’on donne est bon à faire aux fous.

Marinette

Ce sera pour garder quelque chose de vous.

Éraste

Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable ?

Marinette

Travaillez à vous rendre un père favorable.

Éraste

Mais s’il me rebutait, dois-je…

Marinette

Alors comme alors !

180 Pour vous on emploiera toutes sortes d’efforts ;

D’une façon ou d’autre, il faut qu’elle soit vôtre :

Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.

Éraste

Adieu : nous en saurons le succès dans ce jour.

Marinette

Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour ?

185 Tu ne m’en parles point.

Gros-René

Un hymen qu’on souhaite,

Entre gens comme nous, est chose bientôt faite :

Je te veux ; me veux-tu de même ?

Marinette

Avec plaisir.

Gros-René

Touche, il suffit.

Marinette

Adieu, Gros-René, mon désir.

Gros-René

Adieu, mon astre.

Marinette

Adieu, beau tison de ma flamme.

Gros-René

190 Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme.

Le bon Dieu soit loué ! Nos affaires vont bien :

Albert n’est pas un homme à vous refuser rien.

Éraste

Valère vient à nous.

Gros-René

Je plains le pauvre hère,

Sachant ce qui se passe.

SCÈNE III

Éraste, Valère, Gros-René.

Éraste

Hé bien, seigneur Valère ?

Valère

195 Hé bien, seigneur Éraste ?

Éraste

En quel état l’amour ?

Valère

En quel état vos feux ?

Éraste

Plus forts de jour en jour.

Valère

Et mon amour plus fort.

Éraste

Pour Lucile ?

Va

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