Acte 1
Un bistrot de village, le Café du Commerce, à Beaucon-la-Chapelle. Derrière le comptoir, Robert, le patron à l’allure très populaire, feuillette le journal local, tandis que Ginette, la patronne un peu plus pimpante, essuie des verres avec un air absent. Arrive Honoré de Marsac, le maire, habillé avec une élégance un peu désuète.
Honoré – Bonjour Robert. Madame Ginette, mes hommages.
Robert, un peu renfrogné, se contente de lever un instant les yeux de son journal. Ginette sort de sa rêverie et son visage s’éclaire un peu.
Ginette – Monsieur le Maire… Comment va ?
Honoré prend place à un bout du comptoir.
Honoré – Ma foi… J’ai une légère céphalée, depuis ce matin. Je ne sais pas pourquoi...
Robert – Avec ce que tu tenais hier soir, ce n’est pas très étonnant. En clair, on appelle ça la gueule de bois…
Ginette lance à Robert un regard désapprobateur.
Ginette (très aimablement) – Qu’est-ce que je vous sers, Honoré ?
Honoré – Je vais prendre un Fernet-Branca. Ça me fera du bien…
Robert – Tu as raison… Il faut soigner le mal par le mal…
Ginette sert Honoré, qui la remercie d’un sourire.
Honoré – Vous êtes très en beauté, aujourd’hui, ma chère.
Ginette – Je me suis fait une couleur. Mon mari, lui, il n’a rien remarqué…
Honoré – Ah oui, c’est…
Robert – Bleu.
Honoré – Décidément, votre mari ne vous mérite pas, ma chère Ginette. En tout cas, cela vous sied à ravir.
Ginette – Ça change un peu…
Robert considère ce badinage d’un regard agacé.
Robert – La couleur de tes cheveux, c’est bien la seule chose qui change encore de temps en temps à Beaucon-la-Chapelle… (Il repose le journal sur le comptoir.) C’est dingue ! Il ne se passe tellement rien, dans ce bled… On n’est même plus répertorié dans le sommaire du canard local.
Ginette – Sans blague ?
Robert – Tiens, regarde ! Avant, même si on ne parlait jamais de nous, Beaucon-la-Chapelle, c’était là, entre Beauchamp-la-Fontaine et Beaucon-les-deux-Églises. Maintenant plus rien. On ne figure même plus sur le menu !
Honoré (soupirant) – Eh oui, mon pauvre Robert… Qu’est-ce que tu veux ? Nous sommes des naufragés de l’exode rural. On nous raye du menu, en attendant de nous rayer de la carte. Bientôt, on ne figurera plus sur aucun plan, comme une île déserte perdue au milieu du Pacifique, à l’écart de toutes les routes maritimes.
Ginette – Si au moins on avait la plage… Vous avez raison, Honoré. Des naufragés au milieu des champs de patates, voilà ce qu’on est.
Honoré – En attendant que le petit bout terre auquel on s’accroche encore soit submergé par la montée des eaux…
Robert – Ici, on risquerait plutôt d’être emportés par une coulée de boue…
Honoré boit son Fernet-Branca.
Ginette – C’est bien triste… Mais qu’est-ce qu’on peut y faire, n’est-ce pas, Monsieur le Maire ?
Honoré – Maire… Je ne suis pas sûr de l’être encore très longtemps…
Robert – Tu as peur de ne pas être réélu ? Il n’y a jamais eu d’autres candidats que toi à Beaucon-la-Chapelle. Et vu le nombre d’électeurs qui restent ici, si tu votes pour toi, tu as déjà presque vingt pour cent des suffrages exprimés.
Honoré – Ce n’est pas ça… Mais je viens de recevoir une lettre à la mairie… Ils parlent de rattacher la commune au bourg d’à côté.
Robert – Beaucon-les-deux-Églises ?
Ginette – Mais c’est à plus de vingt kilomètres !
Honoré – Vingt-trois, à vol d’oiseau… et vingt par la route.
Robert – C’est vrai qu’à travers champs, la route est tellement droite…
Ginette – Il n’y a tellement rien, par ici. On se demande ce que la route pourrait bien avoir à contourner pour justifier un virage.
Robert – Si encore on avait une colline, un bois ou même un bosquet.
Honoré – Oui… Si la commune devait se doter d’un blason, je ne sais pas ce qu’on pourrait mettre dessus…
Robert – Une patate.
Honoré – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moment de pavoiser. Et c’est peut-être mon dernier mandat. L’intercommunalité, qu’ils appellent ça.
Robert – Toi qui étais maire depuis plus de trente ans…
Ginette – Alors comment on va vous appeler, maintenant, si on ne peut plus vous appeler Monsieur le Maire ?
Honoré – Monsieur de Marsac, je suppose... Mais vous, Ginette, vous pourrez toujours m’appeler Honoré…
Robert – On n’avait déjà plus de pissotière ni de cabine téléphonique. Maintenant, on n’aura même plus la mairie.
Honoré – C’est la mort du service public…
Ginette – Vous qui aviez tellement fait pour Beaucon-la-Chapelle…
Robert – Ouais, enfin…
Ginette – Quoi ?
Robert – C’est surtout tes petites affaires, que ça ne risque pas d’arranger, tout ça, hein, Honoré ?
Honoré – Mes affaires ? Quelles affaires ?
Robert – D’accord, en tant que Premier Magistrat, tu as fait beaucoup pour la commune. C’est sûrement pour ça qu’ils envisagent de la supprimer aujourd’hui…
Ginette – Là tu es injuste, Robert. Il faut avouer qu’on a peu d’atouts à mettre en avant, à Beaucon.
Robert – Toujours est-il que tu as bien profité de tes prérogatives de maire, non ?
Honoré – Je ne vois pas de quoi tu veux parler…
Robert – Je parle de la subvention que tu as réussi à obtenir du Conseil Général…
Honoré – Ah oui…
Robert – Pour restaurer un manoir dans lequel, selon une légende dont personne n’avait jamais entendu parler jusque là, Jeanne d’Arc aurait dormi une nuit en 1429.
Honoré – Je peux te montrer le livre où cette légende est mentionnée !
Robert – C’est toi qui l’as écrit !
Honoré – Si on n’a plus le droit d’écrire des livres d’histoires, maintenant…
Robert – Un manoir qui se trouve comme par hasard être à toi, et qui a été entièrement refait à neuf aux frais du contribuable soit-disant pour en faire des chambres d’hôtes… Des chambres où personne n’a jamais dormi, évidemment. À part la Pucelle d’Orléans…
Honoré – Être propriétaire d’un monument historique, tu n’as pas idée de la charge que c’est, mon pauvre Robert…
Robert – Jeanne d’Arc… Si encore elle avait été dépucelée dans ton lit.
Ginette – Robert, je t’en prie…
Robert – Sans parler de la subvention pour restaurer la chapelle du village.
Honoré – Beaucon-la-Chapelle se devait quand même d’avoir une chapelle digne de ce nom !
Robert – Une chapelle dont ton propre cousin se trouve être le curé. Le presbytère a été entièrement restauré avec nos impôts. On dirait un riad marocain. Il y a même un jacuzzi dans le patio…
Honoré – Un jacuzzi… Tout de suite les grands mots… C’est un simple bassin d’agrément.
Robert – On va dire un bassin à remous, alors.
Honoré – Franchement, Robert, je ne vois pas du tout où tu veux en venir…
Robert – Je ne sais pas, moi… Avec cet argent là, on aurait pu faire quelque chose pour la commune…
Honoré – Ah oui ? Quoi, par exemple ?
Robert – Tiens, on aurait pu installer des caméras de surveillance.
Honoré – Pour surveiller quoi ? Les champs de patates ?
Robert – On aurait pu restaurer l’école !
Arrive Charlie, l’instituteur, visiblement gay.
Charlie – Messieurs-dames…
Ginette – Ah, quand on parle du loup. Voilà l’instituteur, justement. Bonjour Charlie.
Charlie – Eh ben… Il y a foule, aujourd’hui, au Café du Commerce.
Robert – Eh oui… On est presque au complet.
Charlie – La noblesse et le tiers état. Il ne manque plus que le curé, et on pourra réunir les États Généraux…
Honoré – Vous ne croyez pas si bien dire, Charlie. La République est en danger.
Robert – Et Jeanne d’Arc n’est plus là pour la défendre...
Charlie (à Honoré) – Vous allez enfin être mis en examen, Monsieur le Maire ? Vous savez, en ce moment, c’est très tendance.
Ginette – Si ce n’était que ça…
Charlie – Vous allez devoir prononcer votre premier mariage gay ? Pourtant, que je me souvienne, personne n’a encore demandé ma main… Enfin, pas dans l’idée de me passer une bague au doigt, en tout cas...
Honoré – Beaucon-la-Chapelle va être annexé par le bourg d’à côté.
Charlie – Non ?
Ginette – Et ce n’est que le début, vous verrez.
Honoré – Le début de la fin, en tout cas.
Robert – Hitler a commencé par envahir la Pologne, et le reste a suivi. Si on ne réagit pas…
Charlie – Malheureusement, vous ne croyez pas si bien dire.
Charlie s’installe au bar, visiblement préoccupé.
Ginette – Vous avez reçu des mauvaises nouvelles, vous aussi ?
Charlie – Il est question de fermer l’école, figurez-vous.
Ginette – Non ?
Robert – En même temps, depuis qu’il n’y a plus aucun élève, il fallait s’y attendre. Quand on n’aura plus de clients, nous aussi il faudra bien qu’on ferme…
Ginette – Plus d’élèves ? Alors Jean-Claude a enfin réussi à décrocher son certificat d’études ?
Charlie – Le certificat d’études… ça n’existe plus depuis le siècle dernier, ma pauvre Ginette. Mais à 18 ans passés, je ne pouvais pas décemment le faire redoubler une année de plus en CM2.
Ginette – Ils ont aussi supprimé le certificat d’études ? Mais où est-ce qu’on va, je vous le demande ? Qu’est-ce que je vous sers, Charlie ?
Charlie – Un perroquet, comme d’habitude.
Ginette le sert.
Ginette – Mais alors qu’est-ce qu’il va faire, Jean-Claude, maintenant ?
Charlie – Ça…
Ginette – D’ailleurs, on ne l’a pas encore vu ce matin. Je ne sais pas où il se cache encore, celui-là.
Robert – En tout cas, si ils ferment l’école, toi non plus tu n’es pas prêt de retrouver un poste dans l’Éducation Nationale, hein, Charlie ?
Honoré – Il paraît qu’on manque d’enseignants…
Robert – Peut-être, mais avec son casier judiciaire…
Charlie – Un casier… Tout de suite, les grands mots.
Robert – C’était une affaire de mœurs, malgré tout...
Charlie – Oui mais… Ça n’a rien à voir avec les enfants…
Ginette – Tout de même.
Charlie – J’aimais bien venir de temps en temps faire la classe habillé en femme. Ça ne faisait de mal à personne…
Ginette – Ça devait quand même les perturber un peu, les gamins. Un jour un maître,...