Méduses

Avant, il y avait Papillon, 14 ans bientôt 15, et maintenant, il y a Méduse.
Entre les deux, il y a eu le renversement du monde. Il y a eu la déchirure d’être devenue, une nuit, la victime d’un mot en “v”, que Méduse n’ose pas prononcer.
Depuis, tous les mardis à 18h30, Méduse va à l’hôpital de la ville, elle s’installe dans la salle à la moquette mauve et gris, et elle écoute Niels, Hélène et Alice, parler de ce qu’ils ressentent depuis qu’ils ont connu leur renversement du monde, la déchirure, le mot en “v”. Sauf que parler, Méduse n’y arrive pas. Alors, elle écoute. Pour tenter de le comprendre, ce monde qui s’est soudainement renversé.

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I.

C’est un jour d’automne ou peut-être de printemps, dehors il fait gris comme il fait toujours gris en automne ou peut-être au printemps, le ciel est écrasant comme le ciel est toujours écrasant en automne ou peut-être au printemps. C’est un jour d’automne ou peut-être de printemps et mettons que tu sois revenue là. Dans la ville. Mettons que tu aies déployé tes ailes. C’est un jour d’automne ou peut-être de printemps, il fait gris, le ciel est lourd, et tu fais tes courses à Monoprix.

Mettons que tu gagnes assez bien ta vie pour faire tes courses à Monoprix. T’habites plus chez ta mère, tu as ton propre appartement dans un de ces immeubles tout neufs avec un balcon et un loyer que tu payes avec ton propre argent, tu as les clés de ton appartement et, sur tes clés, tu as le petit porte-clé rectangulaire qui est la carte de fidélité de Monoprix. En plus, tu aimes bien faire tes courses à Monoprix parce qu’ils font des jeux de mots marrants sur leurs emballages alors on passe toujours un bon moment quand on va faire ses courses. « Jeu set et mâche. » Pour de la salade. C’est pas mal.

T’es là, entre le rayon « produits d’hygiène » et le rayon « boîtes de conserve et bouffe pour animaux ». T’as ton grand sac devant toi, celui que tu prends toujours pour aller faire les courses à Monoprix et passer un bon moment, et t’attrapes un lot de rouleaux de papier toilette. Et tu sais comme c’est gênant d’acheter du papier toilette, tout le monde en achète mais personne va le hurler haut et fort, le papier toilette il faut le mettre au milieu sur le tapis roulant, pas au début parce que le client d’avant le remarquera, pas à la fin parce que le client d’après le remarquera, non, au milieu, pour que ça passe tranquillement sans que personne ne se dise « eh, elle achète du PQ ». Pourquoi c’est si honteux, c’est quand même stupide, c’est quand même le strict minimum de l’hygiène d’acheter du papier toilette, c’est quand même la base de la civilisation. Bref. T’es là, ton paquet de six rouleaux garanti 100 % douceur entre les mains, tu t’apprêtes à le mettre dans ton grand sac, et tu relèves la tête.

Et là, tu la vois.

C’est une très jolie femme, une grande brune du genre qui a beaucoup trop fumé dans sa vie, qui a l’air d’avoir déjà quarante ans alors qu’elle en a trente, mais qui est élégante dans son manteau beige. Elle tient une petite fille par la main, qui a peut-être quatre, cinq ans, pas plus, qui porte un serre-tête et une veste rouge clair.

Et puis.

Là.

Tu le vois.

Il arrive derrière elles, du fond de l’allée, il pousse un caddie plein de yaourts aux fruits, de mouchoirs en papier, de viande sous cellophane et de liquide vaisselle. Il s’approche d’elles, la femme se retourne brièvement, elle attrape un paquet de croquettes pour chat et elle le met dans le caddie. Tu te dis : « c’est lui ».

T’es là, dans ton Monoprix, tes rouleaux de papier toilette entre les mains, c’est un jour d’automne ou peut-être de printemps, et il y a ce mec devant toi qui fait ses courses avec sa femme et sa fille, un jour où dehors il fait gris comme il fait toujours gris en automne ou peut-être au printemps, où le ciel est écrasant comme le ciel est toujours écrasant en automne ou peut-être au printemps, t’es là, il y a ce mec devant toi et tu te dis : « c’est le type qui m’a violée ».

Ta main serre le plastique qui entoure les rouleaux de papier toilette, et peut-être que tu le déchires légèrement avec ton ongle. Tu te demandes s’il va te voir. Tu te demandes s’il va te reconnaître. Peut-être qu’il lève les yeux vers toi, rapidement, peut-être, mais il ne te remarque pas. Peut-être qu’il a oublié ton visage. Après tout, pourquoi il se souviendrait de toi ? Pour lui, t’es qu’un vague souvenir, une convocation brève qu’il a eue, une fois, il y a des années, une convocation par deux flics qui lui ont dit « cette fille vous accuse de viol ». Pourquoi est-ce que tu serais quelque chose de plus pour lui, tout ça, pour lui, ça n’a représenté que quelques heures, quelques heures dont peut-être il ne se rappelle plus très bien. T’es rien. T’es rien de plus. T’as même pas été un obstacle, pas un désagrément, juste une entrevue, quelques instants, dans un commissariat de banlieue. Alors oui, peut-être qu’il a pensé à ces deux flics, une ou deux fois, quand il avait trop bu ou quand il baisait une meuf, oui, peut-être. Mais t’es là, et juste mettons : mettons que tu sois assez riche pour faire tes courses à Monoprix, mettons que tu sois entre le rayon « produits d’hygiène » et le rayon « boîtes de conserve et bouffe pour animaux », et devant toi, il y a le type qui t’a violée, avec sa femme et sa fille, et il lui effleure le bras, et il lui sourit, et il va bien, il va bien, il va putain de bien, il fait ses courses à Monoprix, et toi t’es rien, toi t’as rien représenté dans sa vie que quelques heures de doute et de remise en question quand il avait dix-sept ans.

T’imagines ce qu’il dira à sa fille quand elle sera plus grande : de faire attention aux garçons, de pas sortir toute seule, de jamais boire trop, parce que c’est comme ça que les problèmes arrivent, pas vrai ? T’imagines tout ça parce que toi, y a pas un jour, une heure dans ta vie où t’as pas pensé à ça, parce que lui, il a été bien plus que quelques heures dans un commissariat de banlieue, il a été là, partout, tout le temps, dans chaque sourire, dans chaque verre, dans chaque baiser, et il le restera partout, tout le temps, jusqu’à la fin de ta vie, jusqu’à ce que t’en puisses plus et que tu te jettes du balcon de ton appartement tout neuf que tu payes avec ton propre argent. Et c’est pas juste, c’est pas juste putain qu’il soit dans ce Monoprix avec sa femme et sa fille, parce que soyons honnêtes, un jour, ça va arriver, un jour, il sera dans un Monoprix avec sa femme et sa fille, et peut-être que tu le verras, et peut-être pas, peut-être que tu le verras plus jamais de ta vie, mais même si t’es à des milliers de kilomètres de lui, lui, il sera toujours dans un Monoprix avec sa femme et sa fille, à vivre, à respirer, à aller bien, et c’est pas juste putain, c’est pas

putain

de juste.

Pour toi y a plus d’automne et y a plus de printemps, c’est juste un long, long hiver où les nuages sont noirs et le ciel t’écrase, jusqu’à ce que tu puisses plus avancer, jusqu’à ce que tu puisses plus respirer, jusqu’à ce que tu disparaisses entièrement, et qu’avec toi disparaissent complètement et l’automne, et le printemps.

II.

C’est très beau.

Merci.

Merci beaucoup, Méduse.

De rien.

Tu écris souvent ?

Oui.

Et quoi tu écris ?

C’est Maria qui parle.

Des fois, elle arrange ses phrases bizarrement, parce qu’elle vient d’un pays de l’Est. Je sais pas exactement quel pays de l’Est. Ça ne veut pas dire grand-chose, d’ailleurs, « pays de l’Est ». L’Est par rapport à quoi ? Par rapport à nous, j’imagine. Je réponds pas.

Maria

En tout cas, c’est vraiment un beau texte,
je pense qu’on est tous d’accord pour dire que on est beaucoup touchés.

Les autres ne disent rien du coup je pense qu’ils ne sont pas tous d’accord pour dire que ils sont beaucoup touchés. Alice serre son café dans sa main encore plus que d’habitude, ce qui est difficile parce que la...

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