La boutique du couvent de Sainte Marie-Jeanne, proposant divers produits monastiques (liqueurs, biscuits, confitures) et autres bondieuseries (cierges, statuettes, livres) disposés sur des étagères ou des présentoirs. Le célèbre Élixir de Sainte Marie-Jeanne est en tête de gondole. Sœur Prudence fait les comptes, tandis que Marie-Chantal, la bénévole qui l’assiste, passe en revue les rayons.
Marie-Chantal – Ah... Il faudra recommander des signets à l’image de Sainte Marie-Jeanne. Ça part comme des petits pains en ce moment...
Prudence – Même si nous parvenions à multiplier ces petits pains... À 50 centimes pièce, ce n’est pas avec ces marque-pages que nous allons faire du chiffre.
Marie-Chantal – Allons, Sœur Prudence, gardons au moins la foi ! (Un temps) Malheureusement, vous n’avez pas tout à fait tort... D’ailleurs, on n’a pas vu grand monde depuis ce matin.
Prudence – Même nos paroissiens les plus fidèles préfèrent aller au centre commercial pour leurs cadeaux de Noël.
Marie-Chantal – Tout ça pour acheter des produits fabriqués en Chine ou je ne sais où... Alors que tous nos articles à nous sont fabriqués ici par les sœurs. En circuit court, comme on dit aujourd’hui.
Prudence – Eh oui, Marie-Chantal... Nous sommes les seules intermédiaires entre le Créateur et le consommateur.
Marie-Chantal – Hélas, le monastique bio souffre encore d’un déficit d’image.
Prudence – Et notre compte bancaire d’un déficit tout court.
Marie-Chantal – La situation est si grave que ça ?
Prudence – Nous ne sommes pas là pour faire des bénéfices, bien sûr, mais si les ventes continuent de baisser, à moins d’un miracle, nous finirons par devoir fermer boutique.
Arrivent Sœur Marguerite et Jean-Bernard, ce dernier poussant une caisse de bouteilles de liqueur sur un diable.
Marie-Chantal – Ah, Jean-Bernard ! Bonjour Sœur Marguerite.
Marguerite répond par un sourire timide.
Jean-Bernard – Marie-Chantal, mes hommages. Bonjour Sœur Prudence.
Marie-Chantal – Ouh là... Mais ça m’a l’air très lourd, cette caisse.
Marguerite – Heureusement, nous avons un diable pour nous venir en aide.
Marie-Chantal – Un diable ? Vous ne voulez pas parler de notre dévoué Jean-Bernard, j’espère.
Jean-Bernard – Vous me taquinez, Marie-Chantal. Vous savez fort bien ce qu’est un diable. Même si vous n’avez guère l’habitude de le tirer par la queue. Ou devrais-je dire par le manche ?
Marie-Chantal – Ah oui, un diable... Une sorte de brouette pour transporter les cageots... J’ai déjà vu ça dans un bazar en ville. En effet, ça m’a l’air très pratique.
Jean-Bernard – Que voulez-vous ? On n’arrête pas le progrès...
Prudence – Mais je ne savais pas que nous avions un diable au couvent...
Marguerite – C’est un don d’un de nos paroissiens, Anatole. Il était épicier, et il vient de prendre sa retraite.
Jean-Bernard – En ce qui concerne mon dos, c’est même un don du ciel. Je vous aurais bien donné un coup de main. Mais avec mon début de sciatique...
Marguerite – Vous voulez bien m’aider, Marie-Chantal ?
Marie-Chantal – Mais bien sûr, ma sœur.
Sœur Marguerite et Marie-Chantal saisissent la caisse et, avec un effort visible mais une grande détermination, la sortent du diable pour la poser par terre.
Marie-Chantal – Ouf... Ça pèse comme un âne mort. Qu’est-ce que c’est ?
Marguerite – Ma production de la semaine...
Marie-Chantal prend une bouteille et admire l’étiquette.
Marie-Chantal – Ah oui, le célèbre Élixir de Sainte Marie-Jeanne. Censé nous guérir d’à peu près tous les maux...
Jean-Bernard – Et nous faire retrouver la fougue de nos vingt ans...
Marguerite – Vous en doutez ?
Marie-Chantal – Je suis sûre que ce breuvage a certaines vertus thérapeutiques, mais... si ma foi est inébranlable, je vous avoue que je ne crois pas trop à l’Élixir de Jouvence. Surtout quand cet élixir est une liqueur à 45 degrés..
Jean-Bernard – Si ça pouvait me guérir de ma sciatique...
Prudence – Ne plaisantons pas avec ça, Marie-Chantal. Cette Sainte Liqueur reste le produit emblématique de notre couvent. Et autrefois, cet élixir était aussi notre best-seller...
Marie-Chantal – Il est vrai que nous n’en avons guère vendu depuis la dernière livraison. Je ne sais pas trop où nous allons mettre tout ça...
Prudence – Il y a encore quelques années, il en partait au moins deux bouteilles par jour.
Jean-Bernard – Il faudrait trouver quelque chose pour relancer les ventes, mais bon. Ça reste un breuvage médicinal. On n’en boit pas tous les jours à l’apéro.
Marie-Chantal – Non... À moins de trouver quelque chose qui rajeunirait ce produit un peu vieillot.
Jean-Bernard – Un élixir de jouvence qui a besoin d’un traitement de choc pour retrouver une deuxième jeunesse. Vous avouerez que c’est un peu paradoxal...
Marie-Chantal – C’est ce que j’appelle le paradoxe de la naphtaline, Jean-Bernard. On en met dans les vêtements pour éviter qu’ils soient bouffés par les petites bêtes, et résultat, quand vous les mettez, c’est vous qui sentez la mort.
Jean-Bernard – Enfin, Marie-Chantal, vous ne sentez pas du tout la naphtaline. Et si je peux me permettre, vous sentez même très bon.
Marie-Chantal – Merci Jean-Bernard. Vous au moins, vous savez parler aux femmes...
Marguerite (timidement) – J’ai peut-être une idée...
Jean-Bernard – Pour la naphtaline ?
Marguerite – Pour notre élixir...
Prudence – Une idée ?
Marguerite – C’est encore trop tôt pour en parler, ma sœur, mais j’y travaille.
Jean-Bernard – Sœur Marguerite... Vous avez réussi à exciter ma curiosité...
Marguerite (embarrassée) – Pour l’instant, si vous le permettez, je repars herboriser dans la montagne.
Elle sort.
Marie-Chantal – Que de mystères...
Jean-Bernard – Oui, quand elle part comme ça, battre la campagne pour cueillir les ingrédients de son élixir, j’ai l’impression de voir le druide d’Astérix. Un jour, il faudrait la suivre pour découvrir le secret de sa potion magique...
Marie-Chantal – Voyons, Jean-Bernard... Sœur Marguerite ne ressemble pas du tout à notre cher Panoramix.
Jean-Bernard – Je ne disais pas cela pour la barbe...
Prudence – Allons mes enfants, ne blasphémez pas. Je vous rappelle que nous devons la recette de cette liqueur à la fondatrice de notre ordre...
Marie-Chantal – À ce qu’on dit, elle en aurait eu la révélation en entendant des voix... On peut presque dire que la formule de ce cordial lui a été soufflée à l’oreille par Dieu lui-même.
Prudence – Et ce sont les ventes de cet élixir divin qui ont permis à notre couvent de continuer sa mission jusqu’à aujourd’hui.
Marie-Chantal regarde en direction de la porte.
Marie-Chantal – Ah, voici la mère supérieure. Je ne sais pas qui est avec elle...
Entrent Béatrice, la Mère Supérieure, suivie par la jeune Sœur Agnès.
Béatrice – Bonjour mes enfants.
Prudence – Bonjour ma Mère.
Béatrice – Mes enfants, je vous présente Sœur Agnès, qui va faire son noviciat dans notre couvent.
Prudence – Bienvenue au Couvent de Sainte Marie-Jeanne, ma sœur.
Marie-Chantal – Nous sommes ravis de constater qu’en dépit de la crise actuelle des vocations, il y a encore parmi la jeunesse des candidates pour la vie monastique.
Jean-Bernard – Une tradition familiale, peut-être ?
Béatrice – Sœur Agnès vient de terminer HEC.
Prudence – HEC ?
Agnès – L’École des Hautes Études Commerciales.
Jean-Bernard – Ah oui, ce n’est pas banal, comme formation. Enfin, je veux dire pour une sœur. Même avec le chômage de masse qui frappe les jeunes aujourd’hui, les diplômés des grandes écoles choisissent rarement d’entrer au couvent.
Marie-Chantal – Comme quoi tous les chemins peuvent conduire à notre Seigneur Jésus-Christ.
Agnès – J’ai décidé de prendre le voile après avoir vu la Vierge.
Jean-Bernard – Tiens donc...
Prudence – Lors d’un pèlerinage à Lourdes, peut-être ? Au fond de la grotte, comme notre chère Bernadette ?
Agnès – En fait, c’était au fond d’un amphithéâtre, pendant un cours de management de l’innovation.
Jean-Bernard – Vous voulez dire... dans la lumière d’un rétro-projecteur, ou quelque chose de ce genre ?
Béatrice – Lorsqu’elle décide de se manifester à nous, la Sainte Vierge ne nous laisse le choix ni de l’endroit ni du moment.
Prudence – Après tout, Dieu est partout. Alors pourquoi pas dans les amphis de l’École des Hautes Études Commerciales ?
Béatrice – Quoi qu’il en soit, prenons l’arrivée de cette enfant comme un signe que Dieu nous envoie pour nous encourager à poursuivre notre mission...
Marie-Chantal – Bien sûr...
Béatrice – Au vu de ses compétences commerciales, j’ai chargé Sœur Agnès de relancer les ventes de nos produits monastiques...
Jean-Bernard – Excellente idée.
Béatrice – Sœur Agnès travaillera donc avec vous. Vous aurez l’amabilité de la mettre un peu au courant du remarquable travail que vous effectuez tous ici. Et s’il lui vient quelques idées...